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Les vraies causes et les remèdes du malaise contemporain

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Le malaise contemporain est un exposé de la deuxième conférence du Bienheureux Léon Dehon et Quinze jours après la première.

Elle forme un tout avec la précédente : après le constat de la crise sociale, le diagnostic sur les causes et l’énoncé des remèdes. C’est déjà la démarche du «voir-juger-agir».

Messeigneurs, Messieurs,

Nous avons dépeint, avec le malaise économique actuel, l’immense désordre moral au milieu duquel nous vivons et qui nous acheminerait à la ruine de la société, si l’on n’y portait remède. Dans la famille, dans les mœurs, dans les relations sociales règne une désorganisation croissante, qui nous conduit par l’anarchie morale à l’anarchie sociale.

Mais quelles sont les véritables causes du malaise social actuel sous ses divers aspects, et quels remèdes y faut-il apporter? C’est ce qu’il faut étudier aujourd’hui. Plusieurs écoles expliquent le mal par des causes fausses ou incomplètes et proposent des remèdes insuffisants.

Léon XIII seul a signalé les vraies causes de la décadence et du péril modernes, et il a indiqué les seuls remèdes efficaces.

Les socialistes ont une solution fort simple : «C’est, disent-ils, le capital qui est la cause de tout le mal. C’est lui qui opprime les travailleurs et qui suscite la lutte des classes. Il faut le détruire avec tout ce qui le favorise, avec les aristocraties qui en profitent et les clergés qui le justifient». Tel est le fond de tous leurs raisonnements.

Leur erreur est facile à discerner. Ce n’est pas le capital qui est coupable. C’est l’abus du capital qui est un des fauteurs du désordre.

Qu’est-ce en effet que le capital? C’est l’épargne accumulée et gardée en réserve ou employée pour obtenir de nouveaux produits. Le capital n’est pas plus injuste que l’épargne ni que la propriété. Comme eux, il est le fruit de la prudence. Il dérive du droit naturel qu’a chacun de vivre et de faire vivre les siens.

Jamais l’Église n’a réprouvé le capital. Aux siècles chrétiens, on l’a souvent employé à des fondations pieuses ou à des travaux publics, mais on le faisait valoir aussi par soi-même ou en sociétés dans des travaux agricoles ou des entreprises commerciales et industrielles.Si le capital est souvent aujourd’hui un instrument d’oppression et d’usure, ce sont ses abus qu’il faut combattre et non pas son emploi légitime.

Les anarchistes, accusent l’État de tout le mal. Les uns veulent supprimer toute organisation sociale; les autres, sous le nom de communistes, accepteraient la commune tout en supprimant l’État.

«L’État, disent-ils, écrase les populations d’impôts; l’État demande le service des armes, qui est la plus dure des servitudes; l’État opprime, entrave, torture les populations par toutes les exigences d’une administration tracassière. Supprimons l’État, et il n’y aura plus de guerres, plus d’employés parasites et gênants; les communes vivront en bonnes voisines et toute la terre prospérera dans la paix universelle».

Est-il besoin de dire que ce n’est là qu’une illusion d’enfants et qu’un rêve de Robinson? L’homme est fait pour la vie sociale. Sans l’État, il n’y aura ni paix intérieure, ni sécurité extérieure, ni travaux publics, ni commerce, ni grandes entreprises, ni développement artistique et littéraire. Familles et communes seraient impuissantes pour les grands travaux et se feraient la guerre autant et plus que ne font les États.

Si les impôts sont trop lourds ou mal distribués, il faut les réformer; on ne peut pas les supprimer. Si le service militaire est exagéré, il n’y a de remède que dans les conventions internationales et surtout dans l’organisation de la chrétienté sous la présidence du pape. Si l’administration a des rouages inutiles, il la faut simplifier.

Nous avons ensuite des moralistes étroits et grondeurs qui mettent tout le mal à la charge des travailleurs. «Si les ouvriers souffrent, c’est leur faute. Ils sont gourmands et ivrognes. Ils consomment trop d’alcool, ils se nourrissent mieux que leurs maîtres, ils habillent leurs filles comme des princesses, etc».

Qu’il y ait des abus de ce genre-là, nous ne le nions pas. Mais la classe bourgeoise observe-t-elle toutes les règles de la tempérance et de la modestie, et peut-elle bien jeter la première pierre à l’ouvrier? N’a-t-elle pas ses parties fines, ses appartements babyloniens, ses hippodromes, ses théâtres et le reste? L’exemple du luxe et du plaisir n’est-il pas venu d’en haut?

Et puis certains excès de l’ouvrier ne sont-ils pas plutôt un effet qu’une cause? Notre organisation industrielle a déraciné l’ouvrier de son foyer d’autrefois. Il est instable, il vit au jour le jour dans l’étroit et infect logement des villes industrielles; n’ayant plus la maisonnette aimée où se passa son enfance, ni le jardin cultivé de ses mains, il va chercher consolation à l’estaminet. Est-ce lui qui est cause de ce désordre? N’est-ce pas plutôt la société où il vit?

Nous avons aussi des économistes à courte vue qui mettent en avant des causes fausses ou incomplètes. Ils en sont toujours à regretter le développement du machinisme et reprochent aux ouvriers d’avoir abandonné les campagnes. Les machines sont bien innocentes de tout le mal. La Providence nous les a données pour soulager l’ouvrier et non pour l’écraser.

Dans une société mieux organisée, les machines n’auraient servi qu’à procurer à l’ouvrier un travail plus facile, plus court et mieux rétribué. Il fallait pour cela que la loi et les règlements corporatifs missent obstacle à tous les abus de l’industrialisme moderne: concurrence effrénée, journées trop longues, travail des enfants, etc.

Quant à l’abandon des campagnes, c’est plutôt aussi un effet qu’une cause de la désorganisation économique. Si vous voulez que l’ouvrier reste à la campagne, rendez-lui d’abord la campagne attrayante. Réformez les lois de succession, d’enregistrement et d’impôts qui détruisent les petits domaines. Protégez la culture autant que c’est nécessaire. Vous n’empêcherez pas quand même une certaine désertion des campagnes, parce que les machines agricoles y font concurrence aux bras humains et parce que les petites industries du foyer, filage, tissage et le reste, ne sont plus là pour suppléer aux chômages de la culture.

Mais ce que vous avez oublié de faire, c’était de rendre à l’ouvrier une maison et un jardin à la ville, comme on l’a fait à Mulhouse, pour lui conserver l’alliance si saine et si naturelle à l’homme avec la propriété et la terre.

L’école économique dite libérale ne reconnaît au malaise actuel que des causes naturelles. L’abondante production des pays nouveaux et le développement de l’industrie ont jeté le trouble dans les marchés. Il n’y aurait d’ailleurs qu’à laisser faire et à patienter, les pays favorisés recevraient bientôt un surcroît de population et l’équilibre se produirait spontanément.

II y a là encore une illusion. Non, les causes naturelles ne sont pas tout, et le laisser-faire n’est pas le remède à tout le mal. Laissez la concurrence se produire sans aucune règle et les puissants opprimeront les faibles sur toute la ligne. Les producteurs, pressés par la nécessité et par l’appât du gain, exploiteront l’ouvrier et lui demanderont la plus grande somme de travail possible pour le salaire le plus minime. Les régions avantagées écraseront les autres sans leur laisser même le temps de se retourner. Dans la vie économique, de la liberté naît l’oppression, de l’organisation naît la liberté.

Les conservateurs, et même les catholiques avant l’Encyclique, n’avaient pas non plus reconnu toutes les causes du mal. La classe dirigeante s’en prenait à elle-même et croyait qu’avec plus de charité, elle aurait empêché tout le mal. C’était un acte d’humilité fort louable et une preuve manifeste de bonne volonté.

L’école de Monsieur le Play voulait raviver les coutumes fécondes du patronat. C’est bien, mais ce n’est pas tout. Il n’y a pas que le patronat qui ait dégénéré. Et l’État ? et les associations ? Angers était un centre de vie catholique sous l’impulsion de son évêque. Il y avait là un groupe d’hommes d’études et d’hommes d’œuvres qui voyait aussi le salut dans le patronat.

«La liberté du travail, disait Monseigneur Freppel en 1890, la liberté de l’association entre patrons et ouvriers, la liberté pour les œuvres ouvrières… c’est dans cet ordre d’idées que nous chercherions plus volontiers la solution du problème, sans recourir aux formules décevantes et dangereuses du socialisme d’État».

Le dévouement, la charité, le patronage chrétien devaient suffire à tout.

Le groupe des patrons chrétiens du Nord était du même avis. Des économistes chrétiens, Charles Périn, Claudio Jannet, Paul Hubert-Valleroux, d’Haussonville et plus tard Théry et Rambaud écrivaient dans le même sens. L’Œuvre des Cercles avait aussi une vive répugnance pour l’action de l’État et pour l’initiative ouvrière. Elle essayait de raviver le patronat et elle proposait les corporations, sans toutefois en définir l’organisme. C’était encore bien incomplet comme étude des causes du mal et des remèdes à y apporter.

La Revue catholique des institutions et du droit, comme l’école d’Angers, croyait que la charité patronale serait une panacée universelle.

«Les devoirs attribués au patron, disait-elle en 1890, ne correspondent pas à des droits chez l’ouvrier. Les avantages destinés aux classes populaires leur sont dispensés par les classes dirigeantes à titre de don gratuit et volontaire, par obéissance aux prescriptions de la charité, non à cause d’une obligation de justice».

Combien cela est incomplet et insuffisant !

Aux réunions des Propriétaires chrétiens, le comte Yvert disait: «Nous avons de grands et nobles devoirs à remplir; là est la question sociale, là est aussi notre salut».

Toutes ces écoles redoutaient l’action de l’État et l’initiative propre de l’ouvrier.

C’est alors qu’est venue l’Encyclique.

Léon XIII a fait la synthèse de cette vaste question. Il a reconnu ce que les diverses écoles pouvaient avoir d’exact et de sensé et il a indiqué la solution intégrale du problème avec les véritables causes du mal et les remèdes.

Il y a d’abord des causes naturelles et providentielles. Léon XIII y fait allusion en quelques mots dès le début de l’Encyclique: L’industrie s’est développée et les découvertes modernes ont changé les conditions du travail.

La marine à vapeur a rapproché l’Amérique et l’Australie de l’Europe. De là l’invasion de nos marchés par les céréales de ces pays où l’on trouve un sol vierge sans prix et sans impôts, où les machines agricoles se jouent dans de magnifiques plaines.

Contre cette concurrence et celle de l’Inde, de la Hongrie et de la Crimée, la protection des lois est ordinairement insuffisante et toujours combattue par les consommateurs. Signalons en passant l’épreuve de nos vignobles, dans laquelle la Providence est seule en cause. Le phylloxera avait diminué notre production de vin de 50 millions d’hectolitres par an: cela faisait un milliard et demi d’hectolitres ou 50 milliards de francs perdus en trente ans.

C’est la facilité des transports qui a ruiné nos marchés de soie de Lyon et de Milan au profit de ceux de l’Inde, de la Chine et du Japon.

Pour ce qui est de l’industrie, les pays qui étaient tributaires de l’Europe et de l’Amérique arrivent à se passer des produits européens et même à leur faire une concurrence désastreuse. L’Australie a pris un grand développement industriel. La Russie organise rapidement son outillage. Les Indes produisent déjà des tissus à meilleur marché qu’on ne peut le faire à Manchester et à Lancastre.

Au Japon, l’industrie textile s’est accrue en quelques années d’une manière prodigieuse. Le bon marche de ses produits forcera bientôt l’industrie de nos pays à plier bagage. L’importation du coton brut au Japon, qui n’était en 1886 que de 5 millions de livres sterling, atteignait en 1894 le chiffre de 105 millions, soit vingt fois plus. Les fabriques de la ville d’Osaka, le Manchester japonais, emploient 27.000 ouvriers et ouvrières.

Pour les autres branches de la production industrielle, le progrès est le même. Les produits de l’horlogerie, de la pelleterie et les articles de fantaisie sont importés en grande quantité du Japon aux États-Unis. De nombreuses agences japonaises en font l’écoulement dans les villes européennes.

La plus terrible concurrence que font les Japonais en ce moment aux États-Unis, qui le croirait ? c’est celle des bicyclettes. Ils les font aussi bien, peut-être mieux, et à meilleur marché qu’en Amérique.

La fabrication de la bière prend aussi des proportions considérables à Tokyo et fait une concurrence redoutable aux bières allemandes. Les prix des produits industriels japonais aux États-Unis sont en général de 30 à 50 % inférieurs au prix de revient des mêmes articles de fabrication américaine, malgré les droits de douane et les frais de transport. Inutile d’ailleurs de nous étendre davantage.

Les motifs de ce revirement industriel sont faciles à comprendre. D’abord il n’existe pas encore au Japon une législation protectrice du travail qui puisse entraver tant soit peu l’exploitation capitaliste, tant par rapport au travail des femmes et des enfants que par rapport aux heures de travail.

Les industriels japonais font ce qu’ils veulent avec leurs salariés. Ils font des équipes qui travaillent douze heures chacune, l’une le jour, l’autre la nuit, de sorte que leur capital est toujours actif et productif.

Les salaires sont dérisoires au Japon. Dans les manufactures de coton, les salaires moyens de la province de Tokyo atteignent 74 centimes pour les hommes, 70 centimes pour les femmes. Dans d’autres provinces, ils ne dépassent pas 50 centimes pour les hommes et 30 centimes pour les femmes. À Osaka, la moyenne est de 55 et 30 centimes. Il y a des gisements de charbon qui sont considérables au Japon, ce qui aide beaucoup l’industrie… Ce sont là sans doute les résultats naturels des transformations de l’industrie et du développement des nouveaux pays.

Est-ce un fait moralement indifférent ? Non, il en résulte un malaise au moins temporaire dans nos vieilles nations d’Europe, et les socialistes en profitent pour enrégimenter ceux qui souffrent sous leur bannière.

Mais ce sont les causes morales de notre immense malaise social que nous voulons surtout étudier, et la première que nous rencontrions, c’est la déviation religieuse et doctrinale.
C’est Dieu qui manque à notre société.

Évidemment, l’ordre social ne repose plus sur ses bases légitimes, la religion et la justice.
La première de ces bases, c’est la croyance en Dieu. Telle a été la foi universelle du genre humain, jusqu’à cet essai d’athéisme social qui nous a si mal réussi.

Toute l’antiquité a mis ce principe en pratique. Les philosophes ont proclamé qu’on ne pouvait pas plus organiser un État sans Dieu que bâtir une cité en l’air (Cicéron). Les peuples ont trouvé dans cette croyance leur dignité, leur force et la base de leur civilisation. Sans doute ils ont mêlé à la vérité des erreurs et des superstitions, mais une lumière directrice perçait les nuages.

L’homme savait que Dieu est le Maître commun et qu’il est le Juge des consciences. Il savait qu’il faut le craindre, en même temps qu’il faut l’adorer et le prier, et cette crainte des jugements divins fortifiait les enseignements de la conscience et maintenait le règne de la justice dans la vie sociale.

Combien plus salutaire encore pourrait être parmi nous l’action sociale du catholicisme!

Nous avons le Credo pour éclairer nos esprits et gagner nos cœurs. Le Credo nous montre Dieu, notre Créateur, notre Père commun et notre Juge; l’Homme-Dieu, notre rédempteur et sauveur; notre origine, notre destinée, la raison et la sanction de tous nos devoirs. Il nous montre la vie présente sous son vrai jour, en ouvrant à nos regards consolés la perspective de nos destinées éternelles.

À nos cœurs, il présente le Dieu de l’Incarnation abaissé jusqu’à nous pour devenir notre frère, notre ami et notre guide. Il fait apparaître à nos yeux ravis l’enfant de Bethléem, l’ouvrier de Nazareth et la victime du Calvaire. Il nous rappelle les prédilections du Sauveur pour les humbles et les déshérités, et les leçons de dévouement et de charité qu’il a données aux heureux de la terre. N’y a-t-il pas là déjà une force immense pour adoucir les douleurs, prévenir les conflits et résoudre les questions les plus brûlantes?

Avec le Credo, nous avons le Décalogue, qui saisit nos consciences et dirige nos volontés. Il nous intime la loi de Dieu et nous somme de l’accomplir sous la condition des sanctions éternelles. Il n’est pas sujet aux changements et aux erreurs comme les lois humaines. Il n’est pas applique par des juges qu’on peut tromper et qui peuvent se tromper.

Il renferme tous les principes de justice, toutes les conditions de l’ordre et de la prospérité. Voyez-le dans ses derniers préceptes poursuivre et atteindre le mal jusque dans sa source, en proscrivant les mauvais désirs et les mauvaises pensées qui préparent les actes désordonnés. Remontez plus haut et vous rencontrez les préceptes qui protègent notre réputation, notre honneur, notre vie et nos biens. Plus haut encore, vous trouvez pour la famille et pour la société toute garantie de justice dans ceux qui exercent l’autorité, comme de respect et de soumission dans ceux qui doivent obéir. Il y a là le remède préventif à tous les attentats contre le droit, à toutes les révoltes et à toutes les violences.
Mais quelle force auraient tous ces commandements, si le premier était mis de côté, celui qui donne aux autres leur autorité et leur sanction ?

À ces moyens d’action sur la vie nationale, il faut ajouter le culte chrétien. Combien il élève les âmes dans ses grandes manifestations ! Combien il les purifie et les fortifie dans ses sacrements intimes ! On ne le nie pas de bonne foi.

Nous avons encore l’enseignement de l’Évangile. Vous aurez peut-être entendu formuler le préjugé qui a cours dans le monde, à savoir que l’Évangile est une doctrine pessimiste qui ne prêche que jeûne, pénitence et pauvreté volontaire, et qui est par conséquent opposée à tous les progrès sociaux.

Ce reproche ne peut venir que d’un jugement superficiel. Comment! l’Évangile est hostile au progrès! mais toute l’histoire vous oppose un démenti. Jetez un regard sur les deux hémisphères: où sont les nations civilisées, les nations amies du progrès? C’est en Europe, c’est en Amérique, c’est dans les pays où règne l’Évangile. Où sont les nations arriérées et barbares? C’est dans l’extrême Asie, c’est en Afrique, là ou l’Évangile n’a pas encore pénétré.

Nos deux grands siècles chrétiens, le XIIIe et le XVIIe, n’ont-ils pas été des siècles de progrès? Étaient-ce des gens arriérés que saint Louis, saint Thomas d’Aquin, les architectes de nos cathédrales, le Dante, Racine, Corneille et Bossuet?

Il faut savoir lire l’Évangile. Il propose deux formes de vie chrétienne: l’une pour le grand nombre, simple, facile, réduite aux devoirs de justice, de travail et de sobriété et répondant aux meilleures conditions du progrès social; l’autre pour le petit nombre, pour une minime exception, qui veut se dégager des choses de la terre et s’élever à une plus haute piété. À ceux-ci, le Sauveur a conseillé la pauvreté volontaire, la chasteté perpétuelle et l’abnégation de la volonté.

Mais il ne faut pas confondre la vie commune des chrétiens avec l’ascétisme. Laissez l’ascétisme à ceux qui ont pour cela un attrait spécial et une vocation déterminée, et contentez-vous de la piété commune, qui a, comme dit saint Paul, les promesses de la vie présente aussi bien que celles de la vie future [cf. 1Tm 4,8].

Non, la religion n’est pas l’ennemie du progrès. Elle enseigne les conditions mêmes du progrès, le travail, l’économie, la justice, la charité. Quel progrès peut-il y avoir sans le travail? Quel bonheur social sans là pratique de la justice et de la charité?

L’Église aime la science et la vraie liberté; elle n’a jamais cessé de faire la guerre à l’ignorance, au despotisme, à l’esclavage. Nous, prêtres, nous désirons avidement le bien des masses. Nous sommes heureux de toutes les transformations utiles. Nous sommes passionnés pour le progrès. Le bien-être matériel du peuple trouve une large place dans nos cœurs d’apôtres.

Notre idéal, c’est le bien temporel du peuple avec son bien spirituel. Tout ce qui est obstacle à ce bien-être, que ce soit la faim, la maladie, l’excès du travail, les logements insalubres, nous avons à cœur d’en poursuivre l’abolition. Voilà le véritable enseignement de l’Évangile et toute l’histoire de l’Église n’est qu’une série ininterrompue de fondations charitables et de revendications en faveur de la justice et du droit.

Oui, si le peuple souffre, c’est que Dieu nous manque, c’est que l’Église nous manque parce qu’elle a été entravée dans son libre épanouissement.

Les hommes les plus éclairés de la société contemporaine en arrivent à reconnaître que le salut social nous doit venir par l’Église. Le XIXe siècle finissant fait sa confession.

Rousseau vieilli avait dit aussi:

«J’ai cru longtemps qu’on pouvait être vertueux sans religion, j’en suis désabusé».

Je crois bien: de braves gens l’accablaient d’amers reproches parce qu’ils avaient pris à la lettre le plan d’éducation sans Dieu tracé dans son Émile et ils avaient élevé des enfants devenus intolérables par leurs passions effrénées. Une pauvre mère en mourut de douleur. Notre société actuelle s’est laissée leurrer de la même façon. Les aveux se multiplient.

Le siècle finissant revient de ses longs égarements. Il regrette la foi de ses premières années. Il voit que son apostasie a produit une société sans boussole, sans frein et sans mœurs. Il veut remonter le courant et se tourne vers l’Église.

Le Saint-Siège, du reste, rayonne actuellement d’un éclat qui dissipe les ténèbres. Le siècle établit son bilan, il suppute ses profits et il constate… une banqueroute générale. Écoutez les aveux de ses intelligences d’élite :

«L’école sans Dieu, nous dit Lavisse , prépare des épaves pour la dérive».

«La science positiviste, dit Brunetière, nous avait promis qu’elle expliquerait la vie et réglerait la morale. Elle n’a pu ni créer la vie ni l’expliquer. Impuissante à nous révéler le mystère de notre origine, comment prétendrait-elle nous servir de guide entre notre commencement qu’elle ignore et notre fin qu’elle ignore de même?».

«On espérait, dit un journal ordinairement frivole et irréligieux (L’Echo de Paris), refaire l’âme de la nation par l’enseignement laïc. Il a été interdit de parler aux enfants de Dieu, ce qui ne s’était vu à aucune époque, chez aucun peuple. C’était supprimer d’un seul trait de plume le caractère absolu de la morale. Les écoliers, depuis 1883, ont appris à ne croire à rien, sinon à eux-mêmes et à la satisfaction de leurs appétits.

L’exemple fut à la hauteur de l’enseignement. Ils ont vu leurs aînés dans la vie politique attachés uniquement au culte du veau d’or, à leurs intérêts personnels et à la religion du plaisir. On a fabriqué de la sorte une génération de décadence. Maintenant la peur s’empare des rares personnes qui s’avisent encore de réfléchir. On commence à reconnaître que tout craque et si les enfants continuent à être façonnés de cette manière, nous sommes voués à la plus effroyable dégringolade».

Il faut entendre encore un littérateur très goûté, Monsieur Bourget; dans ses belles études sur l’Amérique, il montre comment nous marchons depuis un siècle à l’inverse de la puissante et féconde démocratie américaine. Elle favorise toutes les forces vives du pays, la religion, la vie provinciale, les associations.

«Nous avons tari toutes les sources de la vitalité française. Il faut donc, dit Monsieur Bourget, remonter tout un siècle. Il faut retrouver l’autonomie provinciale et communale, les universités locales et fécondes; reconstituer la famille terrienne par la réforme de nos lois de succession et d’enregistrement, protéger le travail par le rétablissement des corporations, rendre à la vie religieuse sa vigueur et sa dignité par la liberté de l’Église…».

C’est là l’orientation actuelle. Nous souffrons et nous commençons à en reconnaître la cause principale: Dieu nous manque, l’Église nous manque dans la vie sociale. Sans Dieu et sans l’Église, comme le redit Léon XIII, tous les essais de relèvement seront vains.


Mais dans cette lamentable situation le clergé n’a-t-il pas sa part de responsabilité ?

Hélas! oui. Écartés de la vie publique par le gallicanisme, nous étions devenus timides et pusillanimes. Nous avions perdu la vraie notion de nos devoirs. Nous érigions en principe ce qui pouvait être dans une certaine mesure la nécessité du moment. Nous n’agissions plus. Nous étions, sans le savoir, malades du libéralisme politique, du libéralisme économique, du libéralisme moral. Une erreur de pastorale entravait la marche de l’Église.

Nos devanciers s’étaient habitués à la pensée qu’il n’y a rien à faire pour les hommes. Un livre qui a d’excellentes pages, le Manuel de l’Œuvre des campagnes, était encore, il y a trente ans, le directoire des œuvres. La préface de son édition de 1865 nous dit que ce livre devient le manuel des séminaires et des jeunes prêtres, que les éditions s’écoulent rapidement. Des directeurs de séminaires écrivent qu’ils sont ravis de l’apparition de ce volume, qu’ils le propagent et que c’est bien là la direction qu’il faut donner au ministère pastoral.

Or, quelle est cette direction? Le livre érige en principe qu’il n’y a rien ou à peu près rien à faire pour les hommes.

«Occupons-nous, ajoute-t-il, des enfants et des malades. Il n’y a pas d’autre marche, c’est la règle, c’est la loi. C’est ainsi qu’a fait Notre Seigneur. Les enfants, les vieillards, les pauvres, les malades, les affligés: voilà les cinq doigts de l’apostolat des campagnes. Pour les autres, pères, mères, jeunes gens, il n’y a pas la même facilité. Avec eux, contentons-nous d’attendre».

Aujourd’hui, évidemment, ces affirmations nous horripilent. Elles défigurent le Christ qu’elles présentent comme l’apôtre timide des enfants et des malades. Ce n’est plus là le lion de Juda, ce n’est plus le pasteur d’hommes qui réunissait à Tibériade trois ou quatre mille galiléens, en laissant à l’arrière-plan les femmes et les enfants. (Mt 15,38).

L’erreur cependant n’a pas entièrement désarmé. Un prédicateur de retraite ecclésiastique disait encore dernièrement :

«Tenez-vous-en aux pratiques de l’ancienne pastorale. Faites des confréries d’enfants de Marie et peut-être de petits patronages, il n’y a que cela de possible».

II y a encore de braves gens qui sont visiblement agacés par le nom même d’œuvres sociales, tant ils ont peur, sans doute, d’être obligés de faire quelque chose. Voici à ce sujet une perle extraite d’une Semaine religieuse:

« Nous avons été rassurés quand nous avons appris que le cardinal de Reims prenait en mains le Congrès des prêtres. Tout devenait alors limpide et nous n’aurions pas à entendre les centons courants sur les droits et les devoirs de la démocratie: justice sociale, devoir social, aide sociale. On ne nous parlerait même pas du curé social, car nous avons lu cette dénomination spéciale appliquée à un très digne confrère.

On nous ferait enfin grâce de tous les leit-motives de cette logomachie à laquelle, décidément, nous ne pouvons nous faire… On dirait vraiment, à entendre certains des nôtres, que l’œuvre divine de Notre Seigneur Jésus Christ n’a été comprise que par eux et en la fin de notre XIXe siècle…».

Mais non, cher confrère, nous disons au contraire que la pensée du Christ a été comprise par tous les siècles chrétiens, en particulier par les beaux siècles du Moyen-âge, qui avaient organisé les corporations, les communes chrétiennes, les nations catholiques et la grande union de la chrétienté. Mais la pensée du Christ a été amoindrie par le gallicanisme et le régalisme, et nous voulons lui rendre tout son éclat.

Heureusement le pasteur suprême veillait dans cette sombre nuit où les flambeaux de l’apostolat vacillaient. Il se demandait à lui-même: Custos, quid de nocte? [Is 21,11]. Comme la Providence divine, il voyait les choses de haut: Alta a longe cognoscit [Ps 138,6]. Il a jeté le cri d’alarme, ce long cri de son cœur, l’immortelle Encyclique Rerum novarum, couronnement de toute une série d’enseignements sur le dogme social chrétien.

Mais le mal est grand. Les prêtres et les lettrés nous ont donné un enseignement religieux incomplet. C’était comme une demi-hérésie, qui datait du grand siècle, et que les papes ont maintes fois condamnée sous les noms de naturalisme, libéralisme, gallicanisme .

Nous n’avions plus de justes notions sur la société civile, les associations, l’organisation du travail, l’usure, la propriété, la loi.

Il a fallu tonte une série d’encycliques pour nous redire que la société civile est œuvre de Dieu, qu’elle doit à Dieu un culte social et qu’elle doit s’inspirer de ses préceptes dans la conception de ses lois; que la famille est antérieure à la société, qu’elle est plus essentielle encore à l’homme et qu’elle doit être respectée dans son organisation divine et dans sa liberté; que les associations sont de droit naturel et que l’État les doit respecter et favoriser; que le travail est une loi de l’humanité et que ses produits doivent être distribués avec une délicate équité; que le travailleur n’est pas un vil instrument de profit, mais un frère de l’employeur; que la propriété répond aux besoins de l’homme et à sa nature; que si le propriétaire à l’honneur de participer à la richesse du Créateur, il doit aussi participer aux charges de sa Providence; que la loi est une ordonnance du pouvoir en vue du bien commun et que les lois capricieuses et tyranniques ne sont pas des lois et ne méritent pas le respect.

Mais tous ces principes, le prêtre ne les enseignait plus guère. Le gallicanisme de l’ancien régime pieusement conservé par les gouvernements nouveaux tenait le prêtre à la sacristie et l’amenait, tant par la crainte que par l’illusion, à n’oser plus toucher aux questions sociales.

Voilà bien la première et la plus grande des causes du mal social: Dieu nous manquait, et la doctrine de l’Église elle-même était mutilée par l’hérésie régalienne et gallicane.

La plupart des catholiques étaient illusionnés ou endormis. Un homme de bonne foi, comme Claudio Jannet 14 , écrivait encore il y a vingt ans ces énormités :

«À la différence des anciennes législations religieuses, le christianisme a laissé absolument à la liberté des peuples et à l’expérience scientifique ce qui constitue la civilisation matérielle. Il s’est renfermé, des le premier jour, dans le domaine spirituel et moral, accroissant ainsi considérablement le champ ouvert à la science et à la liberté humaine»
(Les grandes époques de l’histoire économique, p. 26).

Comme si l’Évangile ne déterminait pas le but et le rôle des richesses matérielles dans la vie humaine, les lois morales du travail, de son organisation, de la répartition et de l’échange de ses produits, les droits et les devoirs des différentes classes sociales!

Quelques clairvoyants seulement jetaient de temps en temps un cri d’alarme. Quelques œuvres isolées, quelques voix de prophètes préparaient et annonçaient la résurrection.

L’humble apôtre des ouvriers en Allemagne, le Père Kolping , fondateur des Gesellenverein, disait:

«Nous avons trop perdu de terrain depuis que l’Église a été séparée de l’ouvrier par la ruine des institutions des siècles passés. Nous avons besoin de reconquérir ce terrain et de faire oublier que peut-être trop de prêtres l’ont longtemps déserté et ont semblé indifférents aux intérêts du peuple».

Les Ketteler et les Manning signalaient l’immense péril vers lequel l’illusion actuelle des catholiques conduisait l’Église. C’est alors que Léon XIII est venu nous faire ouvrir les yeux et secouer notre torpeur. Il s’adresse à tous dans l’Encyclique Rerum novarum, puis il répète ses avertissements dans diverses encycliques adressées aux nations catholiques.

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«II faut agir et au plus tôt, dit-il dans l’Encyclique Rerum novarun, le mal est si grand qu’une plus longue hésitation le rendrait incurable».

« II faut l’avouer, dit-il aux évêques d’Italie en 1892, la plupart des Italiens se sont laissés gagner par une sécurité irréfléchie et ils ne voient pas le péril».

«L’apathie et les dissensions des catholiques, écrit-il aux Hongrois en 1893, préparent le triomphe de leurs ennemis».

«Le Seigneur, dit-il au patriciat romain en 1897, tire du malaise présent et des périls futurs l’occasion de secouer et d’avertir les esprits oublieux».

Heureusement, à la même date, le Saint-Père pouvait ajouter: «Nous avons un juste motif de consolation dans le réveil de l’action chrétienne».

Source : Deuxième conférence du Bienheureux Léon Dehon via DehonDocs

Publié par Napo

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