La méthode de saint Thomas est essentiellement universaliste et positive. Elle vise en effet à conserver tout l’acquis humain pour y ajouter et le parfaire, et elle comporte l’effacement de plus en plus complet de la personnalité du philosophe devant la vérité de l’objet.
S’il s’attache à Aristote, ce n’est pas parce qu’il voit en lui un penseur à la mode, récemment importé par les Arabes, c’est parce qu’il a reconnu en lui le meilleur interprète de la raison naturelle, qui a établi la philosophie sur des fondements conformes à ce qui est. Et il ne le suit qu’en le jugeant à chaque instant, en le rectifiant et purifiant à une lumière plus haute, qui n’est pas celle d’Aristote, mais de la Sagesse incarnée.
S’il combat les disciples trop matériels de saint Augustin, ce n’est pas pour détruire saint Augustin, c’est pour le suivre et le comprendre d’une façon plus vivante et plus profondément fidèle, dans un plus parfait commerce d’esprit. Aussi bien nul théologien n’a-t-il eu de la commune et séculaire sagesse dont l’Église est divinement instruite une plus attentive direction. Voilà pourquoi le Docteur Angélique est aussi le Docteur commun de l’Église.
Docteur commun ! Titre admirable, qui manifeste une grandeur à vrai dire surhumaine, qui met à leur place tous nos tristes amours-propres, et qui répond aux plus urgentes nécessités de l’heure. Ce n’est pas d’un Docteur spécial, ni d’un Docteur particulier, ni d’un Docteur original, ni d’un Docteur propre à notre personne ou à notre famille, ce n’est pas d’un Docteur illuminé, ou dévot, ou subtil, ou irréfragable, ou facundus, ou resolutissimus, ou eximius, ou d’un venerabilis inceptor, c’est d’un Docteur commun, c’est du Docteur commun de l’Église que nous avons besoin.
Il est debout, au seuil des temps modernes, nous tendant, en la corbeille ouvragée de ses milliers d’arguments, les fruits sacrés de la sagesse. Or, il se produit de nos jours quelque chose de plus important que beaucoup d’événements matériels plus aisément remarquables. À la voix de l’Église, la doctrine de saint Thomas n’est pas seulement restaurée ou en voie d’être restaurée dans les écoles catholiques et dans l’éducation des clercs, voici que, sortant des vieux in-folio où elle était tenue en réserve, non pas vieille elle-même, mais jeune comme la vérité, elle s’adresse au monde, elle revendique sa place, c’est-à-dire la première, dans la vie intellectuelle du siècle, elle crie sur les places publiques, comme il est dit de la sagesse : sapientia foris praedicat, in plateis dat vocem.
Après la longue aberration idéaliste due à Descartes et à la grande hérésie kantienne, nous assistons à une tentative de réintégration de la philosophie de l’être dans la civilisation occidentale. Les amateurs de paradoxe et de nouveauté devraient être les premiers à s’en réjouir. Il y a là une œuvre très vaste à accomplir, et difficile, et où le péril ne manque pas. Mais c’est un beau risque, et ne faut-il pas que nous imitions saint Thomas en cela aussi que j’appelais tout à l’heure sa modernité, dans sa hardiesse à innover, dans son courage intellectuel à risquer le nouveau ?
Car il est bien vrai, mais en un sens plus subtil que ne croient les dévots de l’Évolution, que partout où il y a vie sur terre, il y a mouvement et renouvellement, donc risque à courir et inconnu à affronter. Mais ce n’est pas dans la révolte qu’il y a le plus d’obstacles à surmonter, c’est dans l’instauration de l’ordre, ce n’est pas pour la destruction qu’il faut le plus de force, c’est pour l’édification. Saint Thomas d’Aquin est le héros de l’ordre intellectuel, l’immense entreprise philosophique et théologique qu’il a assumée de son temps, et qui demandait, pour être menée à bonne fin, non seulement son génie, mais toute la prudence et la force, tout l’organisme parfait des vertus et des dons de son admirable sainteté, est une aventure beaucoup plus merveilleuse que les plus belles aventures des hommes, une aventure angélique.
Il disait à son compagnon qu’il ne serait jamais rien dans l’Ordre ni l’Église. Sur ses épaules pesaient tout l’avenir de la civilisation chrétienne et de l’intelligence, et la plus grande mission dont l’Église ait chargé l’un de ses enfants. Eh bien, nous autres, si infimes que nous soyons au regard de ce géant, nous devons cependant avoir quelque part à son esprit, puisque nous sommes ses disciples. Nous ne sommes pas assez enfants, certes, pour prétendre, comme quelques-uns nous y invitent, refaire avec les philosophes modernes en les prenant pour maîtres et en adoptant leurs principes, refaire avec Descartes, voire avec Kant ou Bergson, ce qu’il a fait avec Aristote.
Comme si on pouvait faire avec l’erreur la même chose qu’avec la vérité, et comme si pour bâtir une maison, il fallait changer ses fondements sans cesse ! Non, ce qui nous est demandé, c’est, tout en rejetant absolument les principes et l’esprit de la philosophie moderne, parce qu’ils vont à égaler à Dieu la créature humaine, tout en nous attachant aux principes de saint Thomas avec une fidélité qui ne sera jamais assez pure, sans admettre aucune diminution et aucun mélange, car l’assimilation n’est possible que si l’organisme est intègre, c’est de faire passer la lumière de saint Thomas dans la vie intellectuelle du siècle, de penser notre temps à cette lumière, de nous appliquer à informer, animer, ordonner par elle tous les matériaux palpitants de vie, et riches parfois d’une si précieuse qualité humaine, que le monde et son art, sa philosophie, sa science, sa culture, ont préparés, et gaspillés, hélas, depuis quatre siècles, c’est d’essayer de sauver tout ce qu’il y a encore de viable dans le monde moderne, et de ressaisir, pour les amener à l’ordre parfait de la sagesse, ces constellations en mouvement, ces voies lactées spirituelles, qui, par le poids du péché, descendent vers la dissolution et vers la mort.
Certes, je ne pense pas qu’une telle entreprise puisse pleinement réussir, un tel espoir supposerait de grandes illusions sur la nature de l’homme et sur le cours de son histoire, mais ce qui est nécessaire, et ce qui suffit, c’est que le dépôt soit sauvé, et que ceux qui aiment la vérité puissent la reconnaître rien d’inférieur à l’intelligence, disions-nous plus haut, ne peut guérir l’intelligence. Mais ce qui est meilleur ici-bas que l’intelligence, la charité infuse doit aussi être invoquée. Si le retour à l’ordre intellectuel doit être l’œuvre de l’intelligence elle-même, cependant l’intelligence, dans cette œuvre qui est sienne, a besoin d’être aidée par Celui qui est le principe de sa lumière, et qui ne règne dans les esprits que par la charité, si la philosophie et la théologie de saint Thomas sont exclusivement fondées et stabilisées sur les pures nécessités objectives qui s’imposent, soit à la raison naturelle, soit à la raison éclairée par la foi, cependant l’intelligence humaine est si faible par nature, et affaiblie encore par le premier péché, et la pensée de saint Thomas est d’une intellectualité si haute, qu’en fait, du côté du sujet, il a bien fallu, pour que cette pensée nous fût donnée, toutes les grâces surnaturelles dont l’éminente sainteté et la mission unique du Docteur Angélique lui assuraient le secours, et qu’il faut et faudra toujours, pour qu’elle vive sans altération parmi les hommes, la confortation supérieure de ces dons du Saint-Esprit qui sont présents en tout chrétien, et qui croissent en nous avec la grâce sanctifiante et la charité.
Ce serait se leurrer gravement que de méconnaître ces vérités. Elles sont, en particulier, rendues plus urgentes par la diffusion même du thomisme. Quand elle passe parmi les hommes, une doctrine de sagesse doit redouter bien plus le risque d’être un jour à la mode que les sophismes de ses adversaires. L’enseignement officiel lui-même, oubliant les fameuses ténèbres du Moyen Âge, ne commence-t-il pas à s’intéresser sérieusement à saint Thomas ? J’entends dire que parmi les sujets de thèse de doctorat déposés à la Sorbonne, un nombre impressionnant est consacré à la philosophie thomiste. Nous nous en félicitons certes. Mais nous ne nous dissimulons pas que dans la mesure où des esprits insuffisamment préparés et armés, et plus ou moins influencés par les préjugés modernes, s’emploieront à examiner cette philosophie, elle risquera d’être étudiée sans la lumière convenable, et dès lors de subir des interprétations diminuées, parcellaires et déformantes.
Cela s’est vu déjà, et pas seulement dans les travaux des historiens universitaires. Comment parer à ce danger, saint Thomas nous l’apprend lui-même, et par sa doctrine, et, plus efficacement peut-être encore, par son exemple. Est-ce qu’il n’a pas avoué à son compagnon Réginald que sa science avait été acquise avant tout par le moyen de la prière ? Est-ce que chaque fois qu’il voulait étudier, discuter, écrire ou dicter, il ne recourait pas d’abord au secret de l’oraison, pleurant devant Dieu pour être instruit de la vérité ?
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Est-ce que la sagesse métaphysique et la sagesse théologique n’étaient pas chez lui le marchepied et le trône de la sagesse du Saint-Esprit ? Est-ce que ce plus grand de tous les Docteurs n’a pas été élevé à une vie mystique si haute qu’à la fin ce qu’il avait goûté de Dieu dans le ravissement lui rendait insipide le savoir de mode humain ? D’avoir trop bien entrevu la lumière éternelle, il est mort avant d’avoir achevé son travail. De récentes études ont décrit d’excellente façon, l’encyclique Studiorum ducem a admirablement mis en lumière l’union en lui de la vie d’étude et de la vie d’oraison.
C’est le secret de sa sainteté comme de sa sagesse. C’est le secret de la splendeur unique de son enseignement. L’enseignement, nous dit-il, est une œuvre de la vie active, et il faut bien avouer qu’on n’y retrouve que trop les fardeaux et les encombrements propres à l’action, il y a même un certain péril pour la vie de l’esprit dans le lourd remuement de concepts qui constitue le labeur pédagogique, et qui est toujours exposé, si l’on y veille constamment, à devenir matériel et mécanique.
Saint Thomas a été un professeur accompli parce qu’il a été beaucoup plus qu’un professeur, parce que chez lui le discours pédagogique descendait tout entier des hauteurs très simples de la contemplation.
Source : Le Docteur Angélique – Jacques Maritain – 1929