Frédéric forma pour ruiner l’Église et dont nous verrons naître la résolution de commencer par la destruction des Jésuites…
L’hypocrisie de d’Alembert et de Voltaire avait triomphé de tous les obstacles. Ils avaient si bien su présenter les ennemis de l’Encyclopédie comme autant de barbares et de fanatiques ennemis de toutes les sciences.
Ils avaient trouvé successivement, dans les ministres d’Argenson, Choiseul et Malesherbes, des protecteurs si puissants, que toute l’opposition du Grand·Dauphin, du Clergé et des écrivains religieux, n’empêchèrent pas que ce dépôt de toute impiété ne fût regardé comme un ouvrage désormais nécessaire.
Il était devenu en quelque sorte le fondement de toutes les bibliothèques publiques et particulières, soit en France, soit même dans tous les pays étrangers. C’était partout le livre à consulter sur toute sorte d’objets. C’était bien plus spécialement encore le livre où toute âme simple, sous prétexte de s’instruire, pouvait, sans s’en apercevoir, avaler le poison de l’incrédulité ; celui où tout Sophiste et tout impie devaient trouver des armes contre la religion.
Les conjurés s’applaudissaient de ce premier moyen. Ils ne se dissimulèrent pas qu’il existait des hommes dont le zèle, la science, la considération et l’autorité pouvaient encore faire avorter la conjuration. L’Église avait ses défenseurs dans le corps des évêques et dans tout le clergé du second ordre. Elle avait de plus un grand nombre de corps religieux, que le clergé séculier pouvait regarder comme des troupes auxiliaires, et toujours prêtes à s’unir à lui pour la cause du christianisme.
Avant de dire comment les conjurés s’y prirent pour ôter à l’Église tous ses défenseurs, je dois d’abord parler d’un projet que Frédéric forma pour la ruiner, et dont nous verrons naître la résolution de commencer par la destruction des Jésuites, pour. arriver à celle de tous les autres ordres religieux à celle des évêques et de tout le Sacerdoce.
En l’année 1743, Voltaire avait été chargé d’une négociation secrète auprès du Roi de Prusse. Parmi les lettres qu’il écrivait alors de Berlin, il en existe une adressée au ministre Amelot, et conçue en ces termes :
» Dans le dernier entretien que j’eus avec sa Majesté Prussienne, je lui parlai d’un imprimé qui courut il y a six semaines en Hollande, dans lequel on propose des moyens de pacifier l’Empire, en sécularisant des principautés ecclésiastiques en faveur de l’Empereur et de la reine de Hongrie.
Je lui dis que Je voudrais de tout mon cœur le succès d’un pareil projet ; que c’était rendre à César ce qui appartient à César ; que l’Église ne devait que prier Dieu et les Princes ; que les Bénédictins n’avaient pas été institués pour être souverains, et que cette opinion dans laquelle j’avais toujours été, m’avait fait beaucoup d’ennemis dans le clergé.
Il m’avoua que c’était lui qui avait fait imprimer le projet. Il me fit entendre qu’il ne serait pas fâché d’être compris dans ces restitutions que les prêtres doivent, dit-il, en conscience aux Rois, et qu’il embellirait volontiers Berlin du bien de l’Église. Il est certain qu’il veut parvenir à ce but, et ne procurer la paix que quand il verra de tels avantages. C’est à votre prudence à profiter de ce dessein secret, qu’il n’a confié qu’à moi » ( Corresp. génér. lett. du 8 Oct. 1743.)
Au moment où cette lettre fut écrite, la Cour de Louis XV se remplissait de ministres pensant comme Voltaire et Frédéric sur la Religion. Ils ne trouvèrent pas autour d’eux des Électeurs ecclésiastiques à dépouiller, mais ils virent un grand nombre de religieux, dont les possessions réunies pouvaient fournir de grandes sommes. Ces ministres conçurent que si le plan de Frédéric ne pouvait pas encore être suivi, il n’était pas du moins impossible d’en tirer avec le temps un certain parti pour la France.
Le marquis d’Argenson, conseiller d’état et ministre des Affaires étrangères, était un des plus grands protecteurs de Voltaire : ce fut lui qui entra le premier dans ses vues pour dépouiller l’Église, et qui traça le plan à suivre pour la destruction des Religieux. La marche de ce plan devait être lente et successive, crainte d’effaroucher les esprits : d’abord, on ne devait détruire et séculariser· que les ordres les moins nombreux.
Peu à peu, on devait rendre l’entrée en religion plus difficile, en ne permettant la profession qu’à un âge où l’on s’est ordinairement décidé pour un autre genre de vie. Les biens des couvents supprimés devaient être d’abord employés à des œuvres pies ou même réunis aux évêchés ; mais le temps devait aussi arriver, où, tous les ordres religieux supprimés, on devait faire valoir les droits du Roi comme grand Suzerain, et appliquer à son domaine tout ce qui leur avait appartenu, et même tout ce qu’en attendant, on avait réuni aux Évêchés.
Les ministres en France changent bien souvent, disait un Légat observateur ; mais les projets, une fois admis par la cour de France, restent, se perpétuent jusqu’au moment propice pour l’exécution. Celui qu’avait formé M. d’Argenson, pour la destruction des corps religieux, avait été rédigé avant 1745. Il était encore sur la cheminée du premier ministre Maurepas, quarante ans après. Je le sais d’un religieux bénédictin nommé de Bevis, savant distingué, que M. de Maurepas estimait, chérissait au point de vouloir l’engager à quitter son ordre, afin de lui procurer quelque bénéfice séculier.
Le bénédictin repoussait toutes ces offres. Pour le déterminer à les accepter, le ministre lui dit qu’également il faudrait tôt ou tard s’y résoudre ; et pour l’en convaincre, il lui donna à lire le plan de M.d’Argenson, que l’on suivait depuis longtemps et qui devait bientôt se consommer. La preuve que l’avarice seule n’avait pas dicté ce projet, c’est qu’il détruisait non seulement les ordres rentés, mais aussi tous ceux qui, ne possédant rien, ne pouvaient rien offrir à voler par leur destruction.
Presser l’exécution de ce projet, ou le dévoiler avant que les sophistes de l’Encyclopédie n’eussent disposé les esprits à s’y prêter, c’était l’exposer à de trop grands obstacles. Il fut donc enseveli dans les bureaux de Versailles pendant quelques années. En attendant, les ministres voltairiens favorisaient sous main tous les progrès de l’incrédulité : d’un côté, ils semblaient poursuivre les philosophes et de l’autre ils les enhardissaient.
Ils ne permettaient pas à Voltaire de rentrer dans Paris, et « il se trouvait tout ébahi de recevoir une pancarte du Roi qui rétablissait sa pension supprimée depuis douze ans. » (Lett. à Dam. du 9 Janv 1762)
Des premier commis et des ministres lui prêtaient leur nom et leur cachet, pour sa correspondance avec tous les impies de Paris, et pour les complots antireligieux dont ils connaissaient tous les secrets. C’est là cette partie de la conspiration antichrétienne, dont Condorcet décrit lui-même les manœuvres, quand il nous dit :
» Souvent un Gouvernement récompensait d’une main les philosophes, en payant de l’autre leurs calomniateurs, les proscrivait, et s’honorait que le sort eût placé leur naissance sur son territoire, les punissait de leurs opinions, et aurait été humilié d’être soupçonné de ne pas les partager.«
( Esquisse d’un tableau hist. par Condorcet, 9 époque.)
Cette perfide intelligence des ministres du Roi très Chrétien avec les conjurés antichrétiens hâtait les progrès de la secte. Enfin le plus impie et le plus despote de ces ministres crut le temps arrivé où il pouvait frapper le coup le plus décisif pour la destruction des corps religieux. Ce ministre est le duc de Choiseul. De tous les protecteurs de l’impiété, il fut dans tout le temps de sa puissance celui sur lequel Voltaire comptait le plus. Aussi Voltaire écrivait-il à d’Alembert :
» Ne craignez pas du tout que le duc de Choiseul vous barre ; je vous le répète, je ne vous trompe pas, il se fera un mérite de vous servir. (Let. 68 , an 1760.)
Nous avions été un peu alarmés de certaines terreurs paniques, disait-il encore à Marmontel, jamais crainte ne fut plus mal-fondée ; Mr. le duc de Choiseul et Mad. de Pompadour connaissent la façon de penser de l’oncle et de la nièce : on peut nous tout envoyer sans risque. »
Telle était enfin sa confiance à la protection que ce même duc accordait aux sophistes contre la Sorbonne et l’Église, qu’il s’écriait dans ses transports : Vive le ministère de France ; vive surtout M. le Duc Je Choiseul. (Let. à Marmontel, du 13 août 1760, 2 décembre 1767.)
Cette confiance du chef des conjurés ne pouvait pas être mieux méritée ; Choiseul avait repris le projet du comte d’Argenson; les ministres crurent y voir une source de richesses pour l’Etat ; plusieurs cependant se trouvaient encore loin de chercher par la destruction des moines celle de la religion ; ils ne crurent pas eux même qu’on pût se passer de tous. Ils firent d’abord excepter les Jésuites de la proscription. C’était précisément par ceux-ci que Choiseul voulait commencer.
Son intention était même connue par une anecdote qui déjà se répétait chez les Jésuites. Je les ai entendus raconter entre eux, qu’un jour Choiseul conversant avec trois Ambassadeurs, l’un de ceux-ci lui dit que s’il avait jamais quelque pouvoir, il détruirait tous les corps religieux, excepté les Jésuites, parce qu’au moins ceux-ci étaient utiles pour l’éducation.
« Et moi, reprit Choiseul, si jamais je le puis, je ne détruirai que les Jésuites, parce que leur éducation détruite, tous les autres corps religieux tomberont d’eux-mêmes. »
Cette politique était profonde. Il est constant que détruire en France un corps qui à lui seul était chargé de la plus grande partie des collèges, c’était dans un instant tarir la source de cette éducation chrétienne, qui fournissait aux divers ordres religieux le plus grand nombre de leurs sujets. Malgré l’exception du conseil, Choiseul ne désespéra pas de l’amener à son opinion.
Les Jésuites furent sondés ; on ne les trouva nullement disposés à seconder la destruction des autres corps religieux, mais à représenter au contraire tous les droits de l’Église, et à les maintenir de toute l’influence qu’ils pouvaient avoir sur l’opinion publique, soit par leurs discours, soit par leurs écrits. Il fut alors facile à Choiseul de faire entendre au conseil que si l’on voulait jamais procurer à l’état les ressource qui devaient lui venir des possessions religieuses, il fallait commencer par les Jésuites.
Je ne donne encore cette anecdote que commit la tenant des Jésuites, et comme devenue, par les faits, au moins assez vraisemblable pour n’être pas absolument négligée par l’histoire. Mon objet au reste n’est point ici d’examiner si ces religieux méritèrent, ou non, le sort qu’ils essuyèrent, mais uniquement de montrer la main qui se cachait, et les hommes qui, suivant l’expression, de d’Alembert, avaient donné les ordres pour la destruction de cette société.
Est-il vrai que cette destruction des Jésuites a été conçue, pressée, méditée par les conjurés, et regardée par eux comme un des grands moyens pour arriver à l’anéantissement du christianisme ? Voilà uniquement ce que l’historien doit chercher à constater relativement à cette conspiration antichrétienne.
Pour cela, il faut voir quelle était la destination des Jésuites ; combien l’idée qu’on avait alors d’eux tendait en général à les rendre odieux aux conjurés. Il faut surtout entendre les conjurés eux-mêmes, sur la part qu’ils eurent et l’intérêt qu’ils prirent à la destruction de cette société. Les Jésuites étaient un corps de vingt mille religieux répandus dans tous les pays catholiques ; ils étaient spécialement dévoués à l’éducation de la jeunesse.
Ils se livraient· aussi à la direction des consciences, à la prédication ; par un vœu spécial, ils s’engageaient à faire les fonctions de missionnaires partout où les Papes les enverraient prêcher l’Évangile. Formés avec soin à l’étude des lettres, ils avoient produit un grand nombre d’auteurs, et surtout de théologiens appliqués à combattre les diverses erreurs qui s’élevaient contre l’Église.
Dans ces derniers temps, en France surtout, ils avoient pour ennemis les Jansénistes et les soi-disant philosophes. Leur zèle pour l’Église catholique était si connu et si actif, que le Roi de Prusse les appelait les « Gardes du corps du Pape.«
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L’assemblée du clergé composée de cinquante Prélats, Cardinaux, Archevêques ou Évêques, François, consultée par Louis XV, lorsqu’il fut question de détruire cette société, répondit expressément :
« Les Jésuites sont très-utiles à nos diocèses, pour la prédication, pour la conduite des âmes, pour établir, conserver et renouveler la foi et la piété par les missions, les congrégations, les retraites qu’ils font, avec notre approbation et sous notre autorité.
Par ces raisons, nous pensons, Sire, que leur interdire l’instruction, ce serait porter un notable préjudice à nos diocèses, et que pour l’instruction de la jeunesse, il serait très-difficile de les remplacer avec la même utilité, surtout dans les villes de provinces où il n’y a point d’universités » (Avis des Evêques an 1761.)
Source : Mémoire pour servir à l’histoire du jacobinisme – Abbé Barruel Augustin – 1803