Le jour vint enfin où cette divine volonté du Sacré-Cœur, se manifesta par des signes irrécusables. Le 14 janvier 1817, Mgr Dubourg, évêque de la Louisiane, étant alors à Paris, vint voir Mme Barat.
Au moment où il entra, Mme Duchesne gardait la porte de la maison. Elle le reçut, et ce fut elle qui vint l’annoncer à sa supérieure.
« Voici l’heure de la Providence, dit-elle à Mme Barat; je vous conjure, ma mère, de ne pas la manquer; vous n’avez qu’un mot à dire, de grâce, prononcez -le!
— Ma fille, répondit la supérieure générale, si Monseigneur me met le premier sur cette voie, je pourrai conférer de notre projet avec lui : ce me sera le signe auquel je reconnaîtrai que Dieu le veut! »
Dans cette première entrevue, l’évêque missionnaire ne parla de rien : il demanda seulement à dire le lendemain sa messe à la chapelle. A l’issue de cette messe. Mme Barat vint lui tenir compagnie, par honneur, pendant son déjeuner.
L’évêque l’entretint aussitôt de l’Amérique et de son diocèse; puis, tout de suite, il lui dit combien il s’estimerait heureux d’y posséder des filles du Sacré-Cœur. La supérieure pensa à Mme Duchesne.
« Lorsque cela se pourra Monseigneur, répondit-elle, j’aurai à vous donner une personne toute prête. »
Alors elle lui raconta la vocation de sa compagne. L’évêque fut ravi de ce qu’il en apprenait : il demanda à la voir immédiatement. Mme Duchesne fut appelée. Elle comprit que le Ciel venait de lui répondre; mais elle ne sut rien dire, elle tomba seulement aux pieds de l’homme de Dieu, afin de recevoir sa bénédiction. Mgr Dubourg et Mme Duchesne sortirent remplis d’espérance. Celle-ci observa même qu’à partir de ce moment, une douleur de côté qu’elle portait depuis quinze ans disparut tout à coup.
Les lumières et les forces lui venaient donc à la fois, mais rien n’était décidé, l’affaire présentait de graves difficultés, et l’évêque devant repasser peu après par Paris, on renvoya à cette époque la grande décision. En attendant, le missionnaire se remit à chercher des apôtres et des secours pour sa chrétienté. Chaque jour on apprenait à le connaître davantage, et tout ce qu’on disait de lui ne faisait qu’enflammer le zèle de Mme Duchesne.
Né de colons français à l’île de Saint-Domingue, puis amené en France, attiré de bonne heure vers le sacerdoce, ordonné à la veille de la révolution, entré dans la vénérable compagnie de Saint-Sulpice, et mis par M. Émery à la tète de l’école préparatoire d’Issy, Mgr Dubourg n’avait dû qu’à une circonstance fortuite d’échapper au sabre des septembriseurs. Il s’était alors réfugié en Espagne; de là, bientôt après il fit voile pour l’Amérique, où, sous la conduite de M. l’abbé Nagot, les Sulpiciens venaient de fonder un collège à Baltimore. Là avait commencé son ministère apostolique. Puissant instituteur, M. l’abbé Dubourg avait successivement dirigé le collège de Georgetown, fondé celui de la Havane, bâti à Baltimore celui de Sainte-Marie.
Grand directeur d’âmes, il avait été le guide de la Sainte Ann Elisabeth Seton, et institué, par elle, la congrégation des sœurs de la Charité. Mais, c’était par-dessus tout un missionnaire. Après des travaux considérables dans le Sud, il venait d’être nommé vicaire apostolique de la Nouvelle-Orléans, lorsqu’en 1815, la fin de la guerre entre l’Amérique et l’Angleterre lui permit de revoir l’Europe. Il y reçut, à Rome même, la consécration épiscopale, et de là, il rentra en France.
Cependant, il avait engagé, en Italie, plusieurs prêtres et jeunes clercs, qui devaient partir avec lui. À Lyon, où il vint ensuite, il n’avait pas seulement suscité chez plusieurs la même vocation, mais il avait fait germer une des plus grandes œuvres de l’Église en ce siècle : ses discours enflammèrent la charité catholique, et c’est alors que naquit, sous le feu de sa parole, l’Association de la propagation de la foi.
Maintenant, il parcourait le Nord et les Pays-Bas, recrutant des compagnons, recueillant des aumônes, se procurant non seulement les vases de l’autel et les objets du culte, mais des instruments de travail et de culture, car il avait résolu de défricher les terres en même temps que les âmes. Ainsi enrôlés par lui, quarante missionnaires de diverses nations étaient prêts à s’embarquer, pour porter au nouveau monde une nouvelle effusion de l’Esprit de la Pentecôte.
Le printemps s’achevait, et Mme Duchesne souhaitait impatiemment le retour de l’homme de Dieu. Une nuit, elle le vit en songe, lui disant d’être tranquille. Elle en conclut qu’il devait arriver ce jour- là. Il arriva seulement deux ou trois jours après, le vendredi 16 mai, le lendemain de l’Ascension. L’évêque revenait, décidé à obtenir de la supérieure générale une parole définitive. Elle ne put la lui donner.
Depuis plusieurs mois, les amis de la Société ne cessaient de lui présenter de spécieuses objections :
« L’entreprise était-elle mûre ? L’heure était-elle opportune? Ne fallait-il pas commencer par répondre aux nombreuses demandes de fondations faites dans le pays même, au lieu de songer à disperser ses forces en se jetant dans une aventure lointaine ?»
Mme Barat hésitait : elle demanda un nouveau délai. L’on put croire que, cette fois encore, c’en était fait des longues espérances de Mme Duchesne. Après de vaines instances, le missionnaire attristé se retira lentement et silencieusement. Il allait franchir la porte. La mère Barat le reconduisait, également désolée et pleine de pensées qu’elle ne confiait qu’à Dieu. Tout à coup, Mme Duchesne apparaît et se présente à eux, sur le passage. Elle les avait suivis avec anxiété, elle avait tout deviné, et se jetant tremblante aux pieds de sa supérieure :
« Votre consentement, ma mère; de grâce, votre consentement! » lui dit-elle à mains jointes. Mme Barat se recueillit, un éclair traversa son âme ; c’était la lumière de Dieu : elle n’hésita plus.
« Eh bien! je vous l’accorde, ma chère Philippine, dit-elle en la relevant : dès ce moment, je vais m’occuper à vous chercher des compagnes. »
La mission d’Amérique venait d’être enlevée d’assaut. On convint avec l’évêque qu’au printemps prochain, une colonie du Sacré-Cœur s’embarquerait pour la Louisiane, où lui-même, pressé de partir, allait la précéder et lui préparer une place. On n’eut pas besoin de chercher des compagnes à Mme Duchesne, plusieurs s’étaient offertes. La première fut Mme Octavie Berthold, alors âgée de trente ans. Elle venait de faire ses vœux au noviciat de Paris, le 5 février 1817, « en la fête des saints martyrs du Japon », observe le journal de Mme Duchesne.
Fille d’un père philosophe, qui avait été le secrétaire de Voltaire, élevée dans le calvinisme, où elle était restée jusqu’à plus de vingt ans, convertie et reçue ensuite au noviciat de Sainte-Marie-d’en-Haut, Octavie Berthold était une de ces âmes ardentes de néophytes qui, une fois entrées dans la vérité, y marchent sans relâche, jusqu’aux dernières conséquences de leur conviction et aux derniers sommets du sacrifice.
Ce qui la poussait aux missions étrangères, c’était le sentiment d’une juste reconnaissance envers Jésus-Christ, et le besoin d’immoler le reste de sa vie au service de ce Dieu qu’elle avait connu trop tard et trop tard aimé. Caractère sympathique, cœur profondément dévoué, intelligence ornée, spécialement versée dans la connaissance des langues étrangères. Mme Octavie était fort aimée au pensionnat de Paris. Elle demanda et obtint l’honneur de tout quitter pour Dieu et de partir.
La seconde était à Quimper, c’était Eugénie Aude. Nous avons vu ses timidités et ses défaillances, mais les leçons et les exemples de Mme de Gramont d’Aster avaient achevé sa transformation. Elle aimait Dieu plus qu’elle-même, et elle trouva le courage dans l’amour. Aussi, malgré sa jeunesse, elle n’avait que vingtquatre ans, elle fit savoir à Mme Barat qu’elle serait heureuse de s’embarquer. Elle revint à Paris, où elle fut admise à prononcer ses grands vœux, le matin même du jour fixé pour le départ. Deux sœurs coadjutrices, Catherine Lamarre, de l’ancienne maison de Cuignières, et Marguerite Manteau, de la maison de Niort, toutes deux d’un âge mûr et d’une vertu éprouvée, complétaient le personnel de l’expédition.
La veille du départ, il y eut une réunion de toute la communauté, dans laquelle Mme Barat donna à ses filles ses derniers avis et sa bénédiction. Cet adieu de la supérieure fut d’une élévation extraordinaire. Après avoir excité ses chères missionnaires à la fidélité aux Constitutions, à l’union persévérante avec la Société, à la charité entre elles. Mmme Barat ne considéra plus que leur bonheur d’être appelées les premières à porter l’amour du sacré Cœur dans des contrées nouvelles:
« Ah! leur dit -elle avec un accent enflammé, quand vous n’iriez si loin que pour y établir un tabernacle de plus, et faire prononcer à un pauvre sauvage un seul acte d’amour, ne serait-ce pas assez pour le bonheur de votre vie et pour le mérite de votre éternité !… »
À la fin, elle appela à elle les partantes :
« Venez, vous qui nous serez toujours chères dans le Cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ, » puis elle remit à chacune son obédience. Celle de Mme Duchesne la nommait supérieure de la mission d’Amérique, avec des pouvoirs exceptionnels. En recevant cette charge qu’elle avait redoutée, l’humble mère se prosterna devant Mme Barat, et lui baisa les pieds. Le lendemain 8 février, le saint Sacrement fut exposé tout le jour : ce devait être le grand jour. M. l’abbé Perreau reçut les vœux de Mme Eugénie Aude, et lui adressa un discours sur ce texte :
« Mon Bien-Aimé est à moi, et je suis à Lui. »
Pendant la matinée, les Pères Varin, Roger, Druilhet et quelques autres vinrent adresser à la petite colonie des paroles d’édification et d’encouragement. Mme Barat voyait approcher l’heure du départ avec un mélange de tristesse, d’envie et d’admiration.
« Oh! que ce moment a été pénible! rappelait-elle ensuite à Mme Duchesne, si, déjà longtemps d’avance, je ne pouvais l’envisager sans en éprouver des déchirements, que ne devais-je pas souffrir à l’heure même ! »
Ailleurs, elle dit que « l’attrait qu’elle avait toujours eu pour cette vocation se réveilla alors en elle avec plus d’ardeur, et qu’elle ne pouvait s’empêcher d’envier le sort de ses filles ».
Quant à la mère Duchesne, raconte le journal de la maison de Paris, « elle aurait eu à modérer la joie qu’elle éprouvait de partir pour se rendre enfin au but de tous ses vœux »
L’heure du sacrifice la trouva intrépide. Après avoir reçu l’adieu de quelques personnes chrétiennes de sa famille, telle que sa cousine Mme de Rolin, et pris un repas à la hâte, elle se leva la première : la voiture l’attendait. Elle reçut les embrassements de la mère Barat et de la communauté, elle encourageait tout le monde. Voyant Octavie Berthold qui pleurait malgré elle en faisant ses adieux, elle lui prit la main, et, l’entraînant avec force, lui fit franchir le seuil.
Quelques instants après, la diligence de Bordeaux emportait les cinq religieuses loin de la maison qu’elles ne devaient plus revoir. Mme Duchesne, en parlant, avait laissé entre les mains de M. l’abbé Perreau une lettre importante, pour qu’elle fût remise à Mme Barat. C’était un long document destiné à donner à sa supérieure les preuves surabondantes de sa vocation, dont elle décrivait l’origine et le progrès.
« Dieu le veut ! Dieu le veut ! » telle était sa conclusion.
Le mémoire se terminait par ces humbles et fortes lignes :
« Permettez, ma bonne mère, que je vous demande de nouveau pardon de toutes les peines que je vous ai causées. Dieu me met en voie d’expiation, en m’imposant la charge que vous m’avez donnée. Mon plus grand bonheur sera de vous former de dignes filles, sinon, j’aime mieux mourir. »
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Mme Barat lui adressa sa réponse à Bordeaux :
« Je n’avais pas besoin de cet exposé pour être convaincue que le bon Dieu vous appelait à cette sublime vocation. La persévérance de vos désirs, la facilité avec laquelle ce projet, en apparence si difficile, s’est exécuté, quand le moment marqué par la Providence a été arrivé, le concours des moyens qui se sont trouvés réunis pour favoriser ce départ qui coûtait tant à nos cœurs, enfin la force que le bon Dieu vous a donnée, pour triompher de tous les obstacles, tout me prouve que le Seigneur vous appelait à fonder une maison du Sacré-Cœur en Amérique, malgré les réclamations de la prudence humaine. »
Source : Histoire de Madame Barat – Abbé Baunard – 1876
On écrit vingt-quatre et non pas « vingtquatre ».