Charlemagne réalisa cette magnifique idée des deux puissances, fidèles l’une à l’autre : l’une armée de la parole, l’autre armée du glaive, chacune ayant sa mission dans le gouvernement du monde, l’une par l’enseignement, l’autre par la confirmation de la doctrine. Idée perdue dans les esprits de notre siècle, mais qu’on ne saurait chasser de l’histoire ; ce fut là, peut-être, toute la force et tout le génie de Charlemagne. S’il n’eût été qu’un roi, ami des conquêtes et des batailles, le monde lui eût échappé. L’Église constitua son empire, et il ne dédaigna pas de paraître l’instrument de l’Église.
Charlemagne fut grand parce qu’il mit puissamment en action les moyens de civilisation qu’il avait sous la main. Le glaive fut son instrument secondaire : la Religion devait être plus efficace.
Une des sollicitudes de Charlemagne fut de réformer la législation, devenue confuse dans toutes les Gaules. « Les Francs sont régis, dit Eginhard, dans une foule de lieux, par deux lois très-différentes. » Charles s’était aperçu de ce qui y manquait. Après donc que le titre d’empereur lui eût été donné, il s’occupa d’ajouter à ces lois, de les faire accorder dans les points où elles différaient, de corriger leurs vices et leurs funestes extensions.
Charlemagne étudia tous les besoins des peuples, et il ne négligea pas même l’utilité des vaincus. Ses Capitulaires sont célèbres ; leur nom seul réveille des idées de gloire et de génie.
Ce mot capitulaire venait de la subdivision par chapitres des lois faites dans les conseils généraux de la nation, et déjà on l’avait vu paraître en tête des règlements de Charles Martel. Mais sa célébrité lui vint des lois de Charlemagne. Ces lois avaient pour objet le droit commun des peuples ; elles étaient distinctes des droits spéciaux ou privés, ou bien elles en étaient quelquefois une modification. Préparées d’abord dans le palais du monarque par le conseil des doctes clercs, elles étaient ensuite portées dans l’assemblée générale des Francs, et un Capitulaire réglait la forme de leur acceptation.
Ceci nous ramène aux assemblées nationales. Sous la décadence de la première race, elles s’étaient altérées, avons-nous dit, et il eût été impossible qu’elles conservassent leur caractère germanique. Le génie de Charlemagne les voulut raviver, comme pour les opposer à l’ambition naturelle des conseils des grands qui lui tenaient lieu de Parlement ou de Sénat. À la prépondérance des Leudes, il opposa les dièles du Champ-de-Mars et puis du Champ-de-Mai, qui étaient comme une représentation de tout le peuple. Tout homme libre devait paraître dans ces assemblées générales, où la loi était reçue et sanctionnée en quelque sorte par l’assentiment populaire. De là la maxime célèbre : Lex ex constitutione regis et consensu populi.
L’histoire toutefois ne saurait laisser entendre que ce mot de peuple qu’on trouve dans les Capitulaires exprimât alors une pensée de démocratie souveraine. La composition même de l’assemblée législative, où n’entraient en réalité que les conseils de l’Empire, tant ecclésiastiques que civils, exclut cette pensée. Le peuple ne semblait prendre part à la législation que pour en constater l’adoption publique. C’est ce qu’ont déjà observé plusieurs doctes personnages, et entre autres, avec une grande autorité, Baluze, dans sa magnifique collection des Capitulaires.
Les lois n’en furent pas moins populaires. Ce fut une chose merveilleuse de voir avec quelle sagesse le génie de Charlemagne respecta les droits privés des nations. Il semblait n’avoir en vue que de mettre de l’ensemble dans les codes. Il laissait survivre tout ce que le temps avait fait de bon, et aussi les peuples gardèrent longtemps après lui le souvenir de cette œuvre de liberté. « Il a fondé et protégé la fidélité et la vérité. Il a établi toutes les anciennes lois du peuple et les droits du pays, et il a donné à chaque pays son propre droit. » Ainsi disait une chanson populaire des Frisons. Chaque peuple du vaste Empire eût pu célébrer de même la gloire du législateur.
Or, voici la désignation de tous les pays que le génie de Charlemagne embrassait ainsi dans sa législation. C’est un Capitulaire qui nous la fournit, et ce Capitulaire mérite d’abord d’être connu. Il ordonnait de ramener à la juridiction ecclésiastique tout procès civil déjà commencé devant le juge ordinaire, sur la simple demande d’une des parties ; parce que, disait-il, l’autorité de la sainte Religion pénètre et résout bien des difficultés qui ne se peuvent saisir dans le jugement d’une prescription captieuse : la sentence de l’évêque était sans appel. Les peuples donc soumis à cette loi étaient les Romains, les Francs, les Alamans, les Bavarois, les Saxons, les Thuringiens, les Frisons, les Gaulois, les Burgondes, les Bretons, les Langobards, les Vascons, les Bénéventins, les Goths et les Espagnols : toute l’Europe chrétienne.
Une chose déjà notée par l’histoire, c’est que pour s’assurer que l’unité des lois serait mieux appréciée par les peuples, Charlemagne en allait chercher le type dans l’Église, qui, par sa constitution, avait devancé la société politique. Par là aussi, les peuples s’accoutumèrent aisément à accepter les évêques pour législateurs. Ainsi s’explique naturellement le concours du pouvoir ecclésiastique et du pouvoir impérial dans ce travail magnifique d’unité, où la philosophie moderne n’a su voir qu’un effort de domination des prêtres. Le clergé avait besoin de la force du prince, et le prince avait besoin de la doctrine du clergé ; et par ce secours mutuel, le droit commun de l’empire, mêlé de droit romain, de droit canonique et de droit germanique, de ces deux derniers droits surtout, offrit un ensemble admirable qui servit au rétablissement des mœurs populaires et à l’établissement de l’autorité politique.
L’étude des Capitulaires met à découvert tout le génie de Charlemagne. Rien n’est omis dans les lois : la police, l’ordre extérieur de l’Église, les règlements généraux d’administration, le commerce, l’industrie, l’armée, la justice, rien n’échappe au législateur. On rapporte au début de son règne un Capitulaire célèbre sur les devoirs des prêtres et des évêques. Rien de plus prévoyant que les dispositions de cette loi de discipline. La même sagesse se remarque dans les règlements d’ordre politique. Peut-être cette admirable organisation de l’État a quelquefois pour sanction des formes de pénalité qui se ressentent de la barbarie des vieux temps, mais qui révèlent encore la pensée austère du monarque.
Non seulement il punit le brigandage et le crime, mais si un vicomte gagné par des présents fait grâce à un coupable condamné par les juges, lui-même reçoit la peine du délit. Le parjure et la falsification des documents légaux entraînent la perte de la main droite. Le parjure est le crime le plus activement poursuivi ; c’est celui qui attaque la société des hommes par sa base. Les mendiants, les filles publiques, les hanteurs de cabarets sont sous l’œil de l’autorité. Souvent les Capitulaires reviennent sur les formes de la justice ; le législateur cherche à s’assurer de l’intégrité du juge ; le juge se rend à jeun au tribunal, et nul ne peut témoigner s’il n’est aussi à jeun.
Le comte, président de la justice, ne peut se soustraire à son office, et il lui est interdit de le sacrifier au plaisir de la chasse. Le magistrat supérieur répond de la fidélité des autres juges. Les pauvres, les veuves, les orphelins sont mis sous sa protection. Le juge, enfin, doit savoir par cœur toute la loi. C’est la condition de son pouvoir. La loi interdit la justice par les armes et par les combats privés. Le port des armes est même défendu dans la paix. Par là est préparée la pacification générale des sujets ; ceux qui persistent dans les batailles civiles sont frappés d’amende et renvoyés devant la justice du roi.
Puis viennent les lois sur le service militaire, sur la guerre, sur la constitution de l’armée, sur la dîme ecclésiastique, sur le droit d’asile. Puis les règlements sur l’office des ducs, et aussi sur le droit de ces célèbres envoyés du monarque, qui allaient partout présidant à l’ordre. Rien n’est omis et enfin, après le soin de l’empire, vient le soin de la maison privée de l’empereur. Et à ce sujet, l’histoire doit répéter ces paroles célèbres de Montesquieu :
« Charlemagne mit une règle admirable dans sa dépense ; il fit valoir ses domaines avec sagesse, avec attention, avec économie. Un père de famille pourrait apprendre dans ses lois à gouverner sa maison. On voit dans ses Capitulaires la source pure et sacrée d’où il tira ses richesses. Je ne dirai plus qu’un mot : il ordonnait qu’on vendît les œufs des basses cours de ses domaines, et les herbes inutiles de ses jardins, et il avait distribué à ses peuples toutes les richesses des Lombards et les immenses richesses de ces Huns qui avaient dépouillé l’univers. »
Tiré de : Histoire de France par M. Laurentie – 1857.
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