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La Vie Discrète des Gentilshommes de Campagne sous l'ancien régime

À l'ombre des grands seigneurs de la cour, de nombreux gentilshommes de campagne menaient une existence laborieuse et digne, loin des fastes et des frivolités souvent associés à leur classe. Plongés dans le travail quotidien de la gestion de leurs terres, ces nobles modestes incarnaient une autre facette de la noblesse française.

Les gentilshommes peu favorisés par la fortune ne menaient pas tous une vie inutile et nuisible.

« Je ne nierai pas, dit le marquis de Mirabeau, que l'on ne boive fort dans les provinces où il y a beaucoup de noblesse à la campagne, et qu'on n'y chasse beaucoup; mais qu'on n'y fasse que cela, c'est ce que je nie. »

Et le même publiciste ajoutera :

« Si les extrêmes étaient nécessaires, il vaudrait infiniment mieux que la noblesse ressemblât au baron de la Crasse qu'aux marquis de la comédie. »

Il y avait, en effet, à côté des hobereaux (Gentilhomme campagnard de petite noblesse, qui vit sur ses terres.) qui passaient leur existence dans l'oisiveté, des gentilshommes qui vivaient honorablement en faisant valoir leurs terres patrimoniales. Leurs revenus étaient modestes comme leur train ; à force de travail et d'économie, ils conservaient leur héritage intact pour le transmettre à leurs enfants, fiers de leur laisser en même temps des sentiments généreux, dignes de leur naissance. Ils luttaient, comme les paysans, contre les mauvaises années.

« Nous étions en arrérages, dit l'un d'eux, mieux eût valu nous acquitter en vendant des terres ; mais une diminution trop apparente de notre bien eût pu porter préjudice à l'établissement de notre famille. »

Ils vivaient simplement, au milieu de leurs enfants et de leurs serviteurs. Lorsque le marquis de Mirabeau veut donner une idée des progrès du luxe, il raconte que « son trisaïeul (
Le père ou la mère de chacun des arrière-grand-parents.) se contentait de quelque palefrenier hérissé, d'un page fréquemment sans culotte, quoique son cousin, d'une demoiselle laborieuse et de quelques petits garçons appelés bamboches pour sa femme. »

Le nombre des domestiques était une des vanités de la petite noblesse. Dans un état social basé sur la hiérarchie des conditions, la domesticité n'avait rien d'avilissant. C'était même un honneur pour le petit gentilhomme d'envoyer ses enfants comme pages chez de grands seigneurs ; pour les grands seigneurs, de servir en personne chez le roi. Le paysan qui faisait partie de la domesticité du seigneur croyait s'élever au-dessus de sa condition, et souvent c'était pour lui un moyen d'en sortir ; il s'instruisait, il devenait lié et entendu, et gagnant la faveur du maître, il pouvait acquérir la place de régisseur ou de commis. Ses fils, recevant une instruction supérieure à la sienne, pouvaient entrer dans les rangs de la petite bourgeoisie.

La domesticité d'autrefois avait souvent le caractère d'une clientèle.

« Les dames avaient auprès d'elles des demoiselles, les seigneurs des gentilshommes souvent d'aussi bonne maison qu'eux, et les uns et les autres, des pages, des écuyers, etc. C'était un débouché pour la pauvre noblesse », dit le marquis de Mirabeau, qui regrette de voir tomber ces mœurs en désuétude, depuis que les progrès du luxe ont réduit le nombre des domestiques. Selon lui, ceux-ci sont habillés comme des comédiens, nourris et couchés comme les maîtres. Cependant, les anciennes coutumes se conservaient dans quelques manoirs où la vie patriarcale s'était perpétuée.

« On entretiendra plus aisément à la campagne, dit le même auteur, quinze domestiques grossiers, vêtus et payés à la mode du pays, avec 10 000 livres de rentes qu'on en entretiendra dix à la ville avec 100 000. »

Madame de Sévigné avait dans son château des Rochers environ trente officiers et laquais, et lorsque les ouvriers venaient à manquer, elle les envoyait faner dans ses prés. Avec les nombreux domestiques dont ils s'entouraient, les seigneurs faisaient facilement valoir leurs terres. Ils le faisaient avec d'autant plus d'avantages qu'ils étaient exempts d'une partie des tailles et des droits d'aides, s'ils étaient assujettis à l'impôt des vingtièmes (impôt visant à amortir les dettes du Royaume).

Ils avaient aussi le privilège des pigeonniers, et ils en usaient. Leur train de culture était semblable à celui des fermiers, et comme ils n'avaient pas de loyers, ni de droits féodaux à payer, ils auraient vécu largement du produit de leurs propriétés, si leur hospitalité trop large, l'entretien d'un personnel trop nombreux, ne les avaient mis trop souvent dans la gêne. Pour conserver son rang, pour « entretenir son état », le seigneur emprunte ; pour sauvegarder ses droits, il soutient procès sur procès ; et comme le revenu de ses terres suffit à peine à ses dépenses, il voit un jour apparaître l'huissier ; l'huissier qu'on menace, qu'on chasse et qu'on bâtonne, mais qui finit toujours par faire prévaloir les prescriptions de la loi.

Il arriva souvent aux derniers siècles que les fils du seigneur cultivateur s'empressaient de louer leurs terres et d'aller chercher à la cour ou à l'armée des revenus plus assurés. Il arrivait aussi que le manoir seigneurial tombait par héritage dans une riche famille, qui résidait ailleurs, et qui se gardait bien de l'habiter. Les bois et les terres étaient loués à un fermier général, qui songeait uniquement à ses bénéfices, et regardait, disait-on, « ses sous-fermiers comme des nègres qui ne devaient travailler que pour l'enrichir ».

Souvent aussi « l'agent, qu'on charge de la gestion du domaine, a-t-il à peine de quoi l'entretenir ; les chouettes s'emparent du donjon, les colimaçons du jardin ; on coupe les bois et le nouveau seigneur n'en est pas plus riche. »

L'aspect des châteaux que l'on abandonne ainsi est navrant ; les ouvertures sont sans fenêtres ; les portes et les planchers sont pourris ; les manteaux des cheminées se sont écroulés. Quelques tours encore debout attestent l'ancienne importance féodale du manoir ; aspect pittoresque pour l'artiste, mais affligeant pour le paysan, à qui ces tours et ces murailles rappellent les mauvais côtés du pouvoir seigneurial sans lui rappeler la protection et les services qu'il en tirait.

Moins triste et plus animée est la gentilhommière (Maison de campagne luxueuse) métamorphosée en ferme, que l'on rencontrait souvent en Brie. Dusaulx en décrit une en Touraine.

« Une tourelle garnie de meurtrières, dit-il, servait de colombier. On y voyait les piles dégradées d'un ancien pont-levis toutes noires de canards, de poules et de dindons. À l'intérieur, les murs étaient couverts d'armoiries, et j'en trouvais jusque dans les écuries. »

À côté de ces manoirs abandonnés ou transformés, on construisait de toutes parts des maisons de plaisance, on restaurait les vieux châteaux.

« J'ai visité dans ma vie, disait le marquis de Mirabeau, peut-être mille châteaux ou gentilhommières ; à peine en citerai-je trois où le maître ne m'ait fait remarquer quelque embellissement ou amélioration de sa façon. »

En dehors des bâtiments, chacun, dans la mesure de ses forces, veut copier les avenues et les jardins dont Versailles offre le type. Quoique la ligne courbe domine dans les rivières comme dans les ondulations du sol, l'on trace de toutes parts des lignes droites et géométriques. Des rangées d'arbres parallèles courent le long des avenues ; les tilleuls et les marronniers se plantent en quinconces ou en triangles ; les charmes se taillent comme des murailles ; les ifs se façonnent en forme d'obélisques ou de vases ; sous les fenêtres du château, l'art du jardinier construit des parterres de broderie, où les sables de diverses couleurs, les buis et les fleurs forment des dessins de nuances variées. On entoure les pièces d'eau de bordures de pierres rectangulaires, et les rivières se transforment en canaux.

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Les plans des jardins se modifièrent au milieu du XVIIIe siècle ; on ne prétendit plus assujettir la nature à des règles absolues ; on fit sa part ; sous l'influence d'idées nouvelles, on admit même que les chaumières pouvaient donner plus de grâce au paysage. Des allées sinueuses circulèrent dans les bosquets, où chaque tournant ménageait des surprises nouvelles : temples de l'amitié ou de l'amour, ermitages, kiosques chinois ou turcs, peints de couleurs vives ou décorés de coquillages, statues mythologiques, ruines romantiques, pavillons de repos. Mais, allées droites ou allées sinueuses, les jardins s'étendaient bien au-delà des fossés comblés ou desséchés du manoir, et les villageois venaient se délasser de leurs fatigues sous les ombrages de leurs charmilles.

De vastes maisons modernes, semblables aux hôtels que l'on construisait dans les cités, s'élevèrent à côté ou sur l'emplacement des sombres châteaux du Moyen Âge. Les financiers, les ministres, les grands seigneurs y apportaient tout le luxe de la capitale. Quelle sorte d'étonnement mêlé de respect ne devait pas éprouver le paysan lorsqu'il pénétrait dans les galeries et les salons, où le scintillement des lustres de cristal et des girandoles de cuivre doré, l'éclat des pendules d'or moulu se mariaient avec les teintes adoucies ou chatoyantes des velours d'Utrecht, des damas multicolores, des soies qui recouvraient les meubles, avec les tapisseries de haute lisse, les encoignures de laque, les lambris peints au vernis Martin, les panneaux et les dessus de porte dus au pinceau facile et brillant des maîtres à la mode.

De quel œil ne devait-il pas admirer les lits où tout l'art du tapissier s'était efforcé de tirer parti de la richesse des étoffes ; alcôves tendues de moire blanche brodée, relevée d'ornements de satin cramoisi, comme à Dampierre, de moire bleue, galonnée d'argent, comme à Estissac, de velours vert et cramoisi, galonné, frangé et bordé d'or, comme à Brienne...

Source: "La Vie Rurale dans l'Ancienne France" par Albert Babeau.

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