Déprime, morosité, tristesse : il est de bon ton de se lamenter parfois. Je le pourrais moi aussi, avec tout ce que je vois, avec mes amis d’Emmaüs ou de la Fondation Abbé Pierre, toute cette misère qui n’en finit pas, ces exclus du travail et du logement.
Je pense aussi à la situation des sans-papiers… Et pourtant, je crois qu’il ne faut pas s’arrêter à la tristesse de nos sociétés repues et blasées. Il ne faut pas céder à une absence de joie, à une atonie qui invite à baisser les bras. Certains me rétorqueront que c’est aller à contrecourant, en refusant les évidences. Et pourtant, je le dis aux jeunes et aux adultes à la fois : N’ayons pas peur, ne ratons pas nos joies. C’est aussi pour l’homme une manière de manifester sa dignité.
N’ayons pas peur ! Peur de vivre les yeux ouverts, ne se cachant rien, ni les horreurs du mal, ni les émerveillements du beau, n’ayons pas peur que nos pas et nos jours n’aillent vers rien ni personne.
Ma jeunesse, comme celle de beaucoup de mon âge, a été marquée de façon ineffaçable par celle d’un jeune homme. Son grand-père était au sommet de toutes gloires humaines, Ernest Renan, académicien, riche, fêté. Il avait été croyant, puis, par ses ouvrages de talent, il avait semé le doute.
Psichari, son petit-fils, dans ses vingt ans, a tenté le suicide, sauvé au dernier instant par Jacques Rivière, l’ami du jeune Paul Claudel. Psichari alors rompit avec tout : succès mondains, succès intellectuels ; il s’en fut au Sahara. Là, une nuit, dans l’air glacé et transparent, sitôt caché le soleil, une nuit, dans l’éblouissement des myriades d’étoiles, étincelantes ou tremblantes, il tomba à genoux et, dit-il dans les livres qu’alors il écrivit (Le Voyage du Centurion, Les Voix qui crient dans le Désert):
« Du fond des âges surgit dans mon cœur plus fort que les dires du “grand grand-père” : Notre Père qui êtes aux Cieux… »
C’était un peu avant 1914. Dans les premiers jours de la Première grande Guerre mondiale, comme ce fut pour Péguy, il tombait. Il avait écrit cette parole qui n’a cessé de retentir en beaucoup de ma génération :
« Non, ce n’est pas vrai que la Vraie Route soit celle qui ne mène nulle part ! »
Laissez-moi encore vous confier une confidence. Ma vie a été pour toujours marquée depuis mon âge de quinze ans par la parole d’un autre Saharien, François Garbit qui, lui aussi, devait tomber en 1942. Il était mon plus intime ami de collège. J’avais dû, malade, être envoyé au bord de la mer. Nous nous écrivions. Horrifié de ma tristesse, il me harcelait de ses lettres. Elles ont été publiées sous le titre : Vers le plus grand amour.
« Aimer la vie, m’écrivait-il, cela vous vient au cœur un jour où l’on a le cœur pur et l’âme en paix… »
Ayant surmonté les peurs, ne manquons pas à notre tâche. Le mouvement de l’histoire montre, en dépit de tous ses soubresauts et de ses contradictions, un dessein continu. Une marche inlassable vers du Un. À partir de poussières d’individus, de poussières de clans, progressivement se forment des peuples, des nations, des fédérations de nations.
Or tout cela s’est, jusqu’à nous, accompli toujours en trois temps. D’abord un dominateur, qui impose violemment ses contraintes. Puis, dès les premières défaillances du tyran, survient l’élan de libération. Mais, à peine celle-ci réalisée, apparaît chez les asservis d’hier comme une nostalgie de ce qu’avait de bon le Un d’hier, rejeté seulement parce qu’il était imposé par violence.
Alors sont recherchés les moyens de refaire, en pleine liberté et consentement, des pas vers l’unité. N’est-ce pas ce que vivent l’Europe, et l’Afrique, et l’Amérique latine ? Voici que notre génération se trouve placée devant une réalité jamais encore vécue, jamais encore imaginée.
D’une part, le Un de Tous semble à portée de main. En quelques heures, on fait le tour du globe et, à tout instant, par les ricochets sur les satellites, non seulement l’information, mais la vue de tout de toute part sont à nous. Il semblerait que peu de pas nous séparent de l’atteinte de ce Un.
Mais en ce même temps, pour la première fois de l’histoire, chacun des quelques blocs proches de l’unité voit qu’il dispose de tels moyens de destruction que sont à tous interdits les parcours millénaires à travers domination, puis libération.
S’il y a tentation de domination, désormais l’on sait qu’il n’y aura plus dominateurs et asservis, vainqueurs et vaincus, mais destruction des uns et des autres. Il faudrait le génie d’un Shakespeare ou d’un Hugo pour dire un tel moment de l’épopée de l’histoire universelle. Notre tâche, ne la manquons pas. Elle est de faire dédaigner et haïr le temps de n’importe quelle domination, de faire faire l’économie des toujours tragiques libérations, en rassemblant tous ceux qui sont capables dans ce que Teilhard de Chardin oserait nommer les forces d’amorisation, afin que soit hâtée la venue, sans traversée de violence, des cieux nouveaux, de la terre nouvelle dont chaque jour mieux la science du cosmos et de l’atome me font pressentir les splendeurs possibles.
Enfin dans cet accomplissement, chacun à la mesure de nos moyens, intellectuels, politiques, sociaux, financiers, religieux, dans cet accomplissement des tâches, et au-delà des peurs, ne ratons pas notre joie. Ici à quoi bon plus de mots ? Le murmure et, parfois, les clameurs intimes de la grande joie, au-delà de toutes les joies, cela est au-delà de tout mot. C’est affaire de « Sapience », sagesse.
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Ce mot ne veut pas dire « être sage », ne pas faire de sottises. Cela n’est pas la sagesse, mais sera le fruit de la sagesse, sagesse cela vient du mot sapience qui veut dire savourer. C’est ce goût indicible, ineffable, inexprimable, qui se fait savourer aux soirs où nous avons su nous donner pour libérer d’autres de leur souffrance, au soir où nous avons su en toute vérité aller au pardon, pardon de nous sur d’autres, ou pardon d’autres ou de l’Éternel sur nous.
Source : – Ne ratons pas nos joies – Faim et soif – 1986 – Fondation Abbé Pierre