La mendicité et les enfants abandonnés demeurent deux maux qui rongent la France du XIXᵉ siècle. Bien qu’elle ait déjà son lot d’autres préoccupations, ces deux problèmes semblent toujours croître, sans qu’on puisse discerner la fin de leur progression, ni espérer leur guérison tant que l’on se contente de pallier les conséquences, sans chercher à comprendre les causes et à combattre le fond du problème.
À l’image d’un médecin traitant une plaie vive et corrosive, il ne suffit pas d’ordonner des applications externes et des onguents. Il est impératif de prohiber rigoureusement tout ce qui peut enflammer et irriter, et de chercher, par un régime modérant, à apaiser et purifier la circulation sanguine. Le gouvernement a récemment pris des mesures louables contre ces deux fléaux sociaux, mais ces mesures, bien que temporaires, soulagent momentanément les souffrances sans s’attaquer de manière efficace à la source du mal.
Il n’est pas surprenant, mais plutôt avec une prévision douloureuse, de voir le préfet de police faire un appel solennel à la charité parisienne pour secourir les mendiants, car les lois récentes sur la mendicité n’ont que partiellement soulagé les besoins ou réduit leur nombre.
À l’heure actuelle, alors que les grandes secousses de la révolution et les longues guerres qui ont suivi ne monopolisent plus les esprits, et qu’une période de paix prolongée permet à l’industrie de déployer toutes ses voiles, il est clair que certaines causes, momentanément en sommeil pendant la révolution, ont repris avec une énergie redoublée depuis la restauration. Ces causes ont contribué, chacune à sa manière, à l’augmentation de la population, en particulier de la classe ouvrière et prolétaire, dont la croissance rapide est favorisée par les travaux de luxe et de nécessité commandés par la pauvreté.
Il est essentiel de comprendre que le mal de la mendicité n’est pas causé, comme on le pense souvent, par le coût élevé des subsistances ou la rareté du travail. Ce sont plutôt le bas coût des subsistances et l’abondance du travail qui alimentent ce fléau. Les travaux artistiques et industriels engendrent plus de personnes qu’ils ne peuvent en nourrir, contrairement aux travaux agricoles qui fournissent à tous ceux qu’ils engendrent. Les produits de l’agriculture sont limités par la superficie et la fertilité du sol, tandis que ceux de l’industrie sont illimités, alimentant la multiplication humaine exponentielle.
Il est important de noter que l’agriculteur, bien que peut-être ne vivant pas plus longtemps que l’ouvrier industriel, conserve ses forces plus longtemps en raison de travaux plus sains effectués en plein air. De plus, il est plus sobre et tempérant, avec des habitudes plus régulières en termes de nourriture. L’agriculture offre des travaux adaptés à tous les âges, assurant une continuité dans la vie professionnelle.
En revanche, l’ouvrier industriel, occupé dans des travaux sédentaires et souvent contraint de travailler la nuit, devient plus vite affaibli. Les conditions de travail, les veilles prolongées, créent un besoin d’intempérance, et le paiement hebdomadaire facilite la disponibilité de l’argent pour des activités non essentielles. En outre, la réunion des deux sexes dans les ateliers industriels encourage le mariage, souvent contracté trop tôt, n’empêchant même pas le libertinage. Lorsque l’âge et les infirmités arrivent, n’ayant rien mis de côté ni pour eux ni pour leur famille, les ouvriers se retrouvent sans ressource, dépendant de la mendicité ou des hôpitaux.
Les villes manufacturières concentrent le plus grand nombre de mendiants, comme l’a souligné M. Malthus. En Suisse, par exemple, les régions les plus riches sont également celles où l’on trouve le plus de mendiants.
L’industrie occupe la jeunesse, ce qui peut entraver le recrutement militaire volontaire, mais elle abandonne également la vieillesse et l’infirmité. Dans le passé, les corporations des arts et métiers européennes auraient pu constituer un moyen puissant de les assister, en les obligeant à constituer des fonds pour le soulagement des travailleurs vieillissants. Malheureusement, ces institutions ont largement perdu de leur influence.
Pour conclure, il est crucial de comprendre que la mendicité n’est pas simplement le résultat du coût élevé des subsistances ou de la rareté du travail, mais plutôt d’un système économique qui génère plus de main-d’œuvre qu’il ne peut en soutenir, en particulier dans les domaines de l’industrie. Les mesures actuelles, bien que louables, ne sont que des solutions temporaires, et il est impératif de s’attaquer aux racines profondes de ce problème pour espérer une véritable amélioration.
Écoutons également ce que nous rapporte la Revue d’Édimbourg de 1828, une source certainement fiable, sur la misère croissante de l’Angleterre qui succombe sous le fardeau insupportable de la taxe des pauvres.
Selon ce journal, la population augmente de manière disproportionnée, créant un déséquilibre entre la demande de travail et l’offre d’emplois disponibles. Certaines paroisses sont surchargées de trente, quarante, voire cinquante laboureurs sans travail. Les conséquences de cette situation sont évidentes : des hommes capables de travailler se livrent à la débauche, les parents négligent leurs enfants, et les enfants ne prennent pas soin de leurs parents.
Les maîtres et leurs serviteurs sont constamment en conflit, le crime augmente de manière audacieuse, et malgré les prisons et les châtiments, l’Angleterre est envahie par les vagabonds et les voleurs. Les ouvriers se dégradent de plus en plus, leur nombre excédant déjà tous les besoins. Si la nouvelle taxe des pauvres porte ses fruits, le pays sera inondé par l’abjection de la pauvreté, et toutes les classes industrielles dépendront désormais de l’aumône.
Les chiffres de la taxe des pauvres sont alarmants, passant de 730 155 livres sterling en 1748, 1749 et 1750 à une somme colossale de 9 320 440 livres sterling en 1817 et 1818, soit plus de 242 millions de francs. Ceci constitue un sujet grave de réflexion pour les économistes industriels. L’industrie est identifiée comme une cause extrêmement active et continuellement agissante de la croissance de la population, d’autant plus active que le bas prix des subsistances et l’abondance du travail hâtent et favorisent son expansion.
Comme le souligne le landamman Hehr, lorsque le rouet devient une dot, le tisserand un homme aisé, et un métier à lisser équivaut à une métairie, davantage de mariages et d’enfants naissent. Cela crée plus d’êtres humains que l’industrie ne peut actuellement occuper, et encore moins dans le futur. Cela entraîne inévitablement plus de misère et de mendicité.
Il est bien établi que l’industrie est la mère féconde de cette population indigente. Malthus irait même jusqu’à souhaiter forcer une grande partie de la classe ouvrière à s’abstenir du mariage. Scarlett, un autre membre des Communes et économiste, propose un projet de loi au Parlement d’Angleterre allant dans la même direction. Il est remarquable que des écrivains protestants, qui ont critiqué le célibat volontaire de la religion catholique, en viennent à recommander le célibat forcé, qu’ils qualifient, pour maintenir les apparences, de contrainte morale.
Pour se rendre compte des progrès immenses de l’industrie, souvent présentés sous un jour favorable, il suffit de regarder la France et l’Europe. On y voit des villages devenir des bourgs grâce à l’industrie, des bourgs évoluer en villes, mais aussi la nécessité d’agrandir constamment les maisons de détention, les hôpitaux, les bagnes, et autres lieux destinés à enfermer les vagabonds, grands et petits. Cela devient un arrière-plan inévitable dans ce vaste et séduisant tableau.
Il ne faut pas croire que c’est dans l’intérêt de l’humanité qu’un certain parti pousse de toutes ses forces au développement excessif de l’industrie. Ce parti se plaint constamment que le gouvernement n’en favorise pas assez les progrès, même lorsque l’industrie est au summum de sa prospérité. Ce parti réserve à l’industrie l’immense atelier des révolutions, fournissant de l’occupation à toute la population industrielle, de tous âges et de tous sexes. En effet, pour détruire, tout le monde est apte. Si l’on donnait à une population d’enfants le château des Tuileries à démolir, les plus petits casseraient les vitres, les plus grands mettraient le feu aux combles, et tous ensemble ne construiraient pas une cabane de berger.
En effet, le morcellement continu et générationnel de la propriété foncière constitue une cause extrêmement active de la population indigente. Imaginons qu’une famille vive actuellement dans l’aisance avec une propriété foncière de valeur. Lorsqu’il faut partager cette propriété entre tous les enfants, chaque part successive réduit considérablement sa valeur. Au fil des générations, la propriété de chacun diminue progressivement jusqu’à devenir infinitésimale. Ainsi, l’individu possédant un minuscule morceau de propriété épuise le sol et s’épuise lui-même pour subvenir aux besoins de sa famille, souvent décédant prématurément et laissant sa famille dans le dénuement.
Il est important de noter que de nos jours, l’industrie utilise de grandes machines tandis que l’agriculture se contente des plus petites. On exploite des machines dotées de la force de cent, voire deux cents chevaux pour la filature, tandis que la culture agricole se fait encore à la bêche et au boyau. Bien qu’il y ait des propriétaires terriens utilisant des moyens puissants, un riche cultivateur qui emploie actuellement des techniques avancées peut anticiper un futur où ses descendants pourraient être contraints de revenir à des méthodes plus rudimentaires, voire de devenir des subalternes là où ils sont actuellement maîtres.
Cette culture manuelle peut certes accroître la production de blé ou de pommes de terre à court terme sur un même sol, mais est-elle adaptée à une grande nation propriétaire ? Une telle culture, pauvre et laborieuse, ne peut générer d’excédents, ne constitue jamais de réserves et expose une grande population aux rigueurs des saisons défavorables, laissant ainsi place à la détresse et au besoin.
Autrefois, la responsabilité de nourrir les pauvres incombait à la religion, et elle s’acquittait généreusement de ce devoir pieux. Chaque ville abritait plusieurs couvents, chaque région avait à proximité un monastère prospère. Les nécessiteux pouvaient se rendre de l’un à l’autre, évitant ainsi la concentration actuelle dans les mêmes lieux.
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Ces vastes propriétés, bien entretenues et bien construites, où les fermiers, moins pressés par des maîtres moins avides et assurés de leur avenir, accumulaient souvent des fortunes considérables, étaient de véritables greniers d’abondance. Certes, certaines critiques évoquaient une propension à l’oisiveté due aux distributions généreuses, mais au moins, en créant des nécessiteux, la religion les nourrissait, contrairement à l’industrie qui, elle, les crée sans les nourrir.
Les acquéreurs des biens du clergé n’ont pas hérité de ces charges, et le gouvernement est aujourd’hui le seul et grand distributeur des secours publics. Mais le pauvre recevait l’aumône des mains de la religion comme un bienfait; il la reçoit des mains du gouvernement comme une dette, parce qu’il sait que le gouvernement peut au besoin exiger comme un impôt ce qu’il demande aujourd’hui comme un don gratuit, et que, s’il nourrit à ses frais, loge, habille et garde dans ses maisons de détention et de correction des troupes de malfaiteurs et de vagabonds, il doit donner du pain à des hommes qui ne sont que malheureux.
Source : Oeuvres de Louis de Bonald – 1845