La constitution politique proclamée par Sainte Jeanne d’Arc est aussi courte que féconde. Le point essentiel d’où tout émane est celui-ci : le vrai roi de France, c’est Jésus-Christ. Le roi visible et mortel n’est qu’un lieutenant, un roi vassal. Il doit gouverner au nom du suzerain et selon la loi du suzerain.
Jésus-Christ, par un acte libre de sa volonté, entend que la naissance désigne régulièrement le roi lieutenant. C’est de mâle en mâle le plus proche héritier du roi précédent, comme le prescrit la loi salique. Le suzerain entend maintenir cette loi, et par un acte de sa toute-puissance, il va casser tout ce qui a été fait au détriment de cette ordonnance. C’était ratifier la lutte gigantesque soutenue par nos pères dans la guerre de Cent Ans, et frustrer l’Anglais du fruit de ses victoires.
La naissance désigne le roi lieutenant ; elle ne le fait pas ; c’est le sacre qui le constitue. Jusqu’au sacre, le plus proche parent du roi défunt n’est que l’héritier présomptif de la couronne ; il ne la possède pas. Elle ne lui sera donnée qu’à la suite de l’hommage solennel rendu au suzerain, du serment solennel de gouverner selon la loi du suzerain. Ce jour-là seulement il sera investi, et sera vraiment roi.
Rien de plus facile que de montrer que telle est la constitution que la Pucelle a confirmée par le miracle. C’est son programme même. Elle l’a signifié aux amis et aux ennemis.
Il tombe de ses lèvres dès son entrée en scène ; il est l’entrée en scène. Écoutons un témoin auriculaire fort respectable, Bertrand de Poulengy, l’un des guides de Jeanne dans la traversée des frontières de Lorraine à Chinon. Après avoir dit qu’il était présent lorsque Jeanne vint pour la première fois trouver Baudricourt, lieutenant du roi à Vaucouleurs, vers la fête de l’Ascension (13 mai 1428), le noble gentilhomme résume ainsi les paroles de la jeune fille :
« C’est de la part de mon Seigneur que je viens, disait-elle. Il veut que vous mandiez au Dauphin de bien se tenir, de ne pas engager de bataille avec ses ennemis, jusqu’à la mi-carême, temps où mon Seigneur lui enverra secours. »
Pourquoi cette inaction ? La céleste envoyée en donne la raison « car, ajoutait Jeanne, le royaume ne regarde pas le Dauphin, il regarde mon Seigneur; cependant mon Seigneur veut que le Dauphin soit fait roi, et tienne le royaume en commende. Le Dauphin sera fait roi malgré ses ennemis, et c’est moi qui le conduirai prendre son sacre. – Et quel est ton Seigneur ? demanda Baudricourt ? – Mon Seigneur, c’est le roi du ciel. »
Impossible d’être plus explicite, et la constitution s’y trouve tout entière. Le vrai suzerain au nom duquel tout va s’accomplir, c’est le seigneur de Jeanne, Jésus-Christ, notre Seigneur à tous. Il est tellement le vrai roi que le roi vassal n’ayant pas encore reçu l’investiture n’est que le Dauphin, le roi de l’avenir, et le royaume ne le regarde pas ; il n’a qu’à rester en place, à bien se tenir, jusqu’au jour où le suzerain lui dira de venir prendre possession du fief, selon la forme accoutumée.
Ce jour viendra ; le Dauphin sera fait roi malgré ses ennemis, car ainsi le veut le suzerain qui veille sur ce joyau le plus cher de sa couronne de roi des nations. La preuve de son intervention manifeste, c’est qu’il renversera tous les obstacles par le plus faible des instruments.
« C’est moi, disait Jeanne, qui conduirai le Dauphin recevoir son sacre, »
C’est-à-dire qui ferai ce que tout le monde juge impossible.
Même programme quand elle aborde celui qui à ses yeux n’est que le Dauphin, le roi de Bourges des Anglais. La voilà enfin dans cette vaste salle du château de Chinon, où Charles se dissimule au milieu des courtisans. Elle l’a reconnu et forcé d’avouer qu’il est le roi présomptif. Qu’ajoute-t-elle aussitôt ?
« J’ai nom Jeanne la Pucelle, et vous mande par moi le roi des Cieux, que vous serez sacré et couronné à Reims ; et que vous serez lieutenant du roi des Cieux qui est roi de France. »
Puis, sur sa demande, a lieu le fameux tête-à-tête où, tandis que les courtisans sont massés à l’extrémité de l’appartement, la Pucelle, en signe de sa mission, révèle au prince des secrets que lui seul et Dieu pouvaient connaître.
L’entretien finit par ces mots :
« Je te dis de nouveau de la part de Messire, que tu es vrai héritier de France et fils du roi ; et il m’envoie pour te conduire à Reims, y recevoir ton sacre et ta couronne, si tu le veux. »
La constitution politique de la France est encore là tout entière. Non seulement la royauté de Jésus-Christ y est proclamée en termes exprès, mais elle vivifie tout, et tout en émane. Charles ne doit être que le lieutenant, le locum tenens.
La désignation à la lieutenance par la naissance, la loi salique y reçoit la plus magnifique confirmation. On est historiquement certain de l’objet des secrets révélés, auxquels les dernières paroles font d’ailleurs une si manifeste allusion. C’était une fort belle prière inspirée à Charles par le soupçon qui justifiait trop la conduite d’une indigne mère, par le soupçon qu’il avait conçu sur la légitimité de sa naissance.
Prière plusieurs fois répétée, mais que tout faisait un devoir au prince de ne pas révéler. En la manifestant, en précisant les multiples circonstances où elle avait jailli du cœur du malheureux Charles, la bergère prouvait que le Ciel parlait par sa voix. Or, il parlait pour confirmer la loi salique, et assurer au prince qu’il devait bénéficier de son application. La question de droit était résolue divinement par le miracle qui garantissait la question de fait. Le sceau de la prophétie était mis à l’un et à l’autre.
Henri Martin a raison de dire que la révélation des secrets « est un des points capitaux de l’histoire de la Pucelle ». Le miracle des événements allait confirmer encore ce qui l’était déjà par cette révélation manifestement divine.
Aux yeux de la révélatrice, le fils du roi défunt n’est pas encore le roi lieutenant ; il le sera : eris locum tenens ; en attendant, il est le « gentil Dauphin ». Ce n’est pas sans raison qu’elle accompagne le nom consacré pour désigner l’héritier présomptif de ce mot « gentil » ; elle l’emploie manifestement dans le sens primitif et étymologique, où il signifie l’homme de race, et ici, l’homme de la race choisie, de la race prédestinée à la couronne ; en sorte que « gentil Dauphin » peut se traduire héritier présomptif par la race, par la naissance.
La fière lettre aux Anglais est tout entière inspirée par les mêmes pensées et les mêmes principes. Jésus-Christ y est présenté comme prenant en main la cause de son royaume de France, et expulsant l’envahisseur. On y trouve des phrases telles que celles-ci :
« Faites raison au roi du Ciel. Rendez à la Pucelle, qui est ci envoyée de par Dieu, le roi du Ciel, les clés de toutes les bonnes villes que vous avez prises et violées en France. »
Et encore :
« Je suis ci envoyée de par Dieu, le roi du ciel, pour vous bouter (mettre) hors de toute France. »
La loi salique n’y est pas exprimée en termes moins énergiques. Parlant d’elle-même à la troisième personne, la Pucelle écrit :
« Elle est ci (ici) venue, pour réclamer le sang royal. »
Et encore cette phrase si pleine de significations :
« N’ayez point en votre opinion (ne vous obstinez pas) ; car vous ne tiendrez pas le royaume de France du (de la part du) roi du Ciel, Dieu, le fils de sainte Marie : ainsi (mais) le tiendra le roi Charles, vrai héritier ; car Dieu, le roi du Ciel le veut ; et (cela) lui a été révélé par la Pucelle. »
L’homme-Dieu, le fils de sainte Marie, Souverain de la France ; le soin avec lequel il veille sur ce joyau de sa couronne de roi des nations ; l’acte positif et libre par lequel il veut maintenir la loi de l’hérédité ; la révélation des secrets, signe de sa volonté : tout cela est renfermé dans ces trois lignes.
Forte de la puissance divine qui l’investit, Jeanne dit hardiment à l’Anglais :
« Croyez fermement que le roi du Ciel enverra plus de force à la Pucelle et à ses bonnes gens d’armes que vous ne lui sauriez mener de tous assauts ; et aux barons (coups), l’on verra qui a meilleur droit du (de la part du) roi du ciel. »
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Dans la lettre aux Anglais, Jésus-Christ, par le chétif instrument qu’il a choisi, parle en roi guerrier, résolu de chasser l’envahisseur étranger, et de rétablir le vassal injustement dépossédé. C’est la menace.
Le ton est tout différent dans la lettre aux habitants de Troyes, et au duc de Bourgogne. Les Anglo-Bourguignons sont des sujets égarés qu’il faut ramener. Jeanne fait entendre la voix du roi pacificateur qui veut rétablir l’ordre troublé dans ses États.
Voici la lettre aux habitants de Troyes. La menace disparaît, couverte qu’elle est par les paroles d’affection, les promesses de pardon, de victoire et de paix.
JHESUS MARIA.
« Très chers et bons amis, s’il ne tient à vous (si cela vous agrée) : seigneurs, bourgeois et habitants de la ville de Troyes, Jeanne la Pucelle vous mande et vous fait savoir, de par le roi du Ciel, son droiturier et souverain seigneur, duquel elle est un chacun jour en son service royal, que vous fassiez vraie obéissance et reconnaissance au gentil roi de France, qui sera bien brief à Reims et à Paris, qui que vienne contre, et en ses bonnes villes du saint royaume, à l’aide du roi Jésus.
Loyaux Français, venez au-devant du roi Charles, et qu’il n’y ait point de faute ; et ne vous doutez de (ne craignez rien pour) vos corps, ni de (ni pour) vos biens, si ainsi le faites. Et si ainsi ne le faites, je vous promets et certifie sur vos vies, que nous entrerons, à l’aide de Dieu, en toutes les bonnes villes qui doivent être du saint royaume, et y ferons bonne paix ferme, qui que vienne contre. Dieu vous commande (recommande) : Dieu soit garde de vous. »
JEHANNE.
Source : Jeanne d’Arc sur les Autels – Père Ayroles – 1883