Voyons ensemble, le travail titanesque de l’Église pour libérer les esclaves dans la nation païenne Romaine. De nos jours, nous voyons beaucoup de Français fantasmer sur la Rome antique, scandant qu’elle était belle, grande, puissante ! Ils oublient un peu vite que seul un petit nombre jouissaient des plaisirs mondains et financiers.
L’esclavage
Chez tous les peuples païens l’esclavage a régné. À Rome, aux plus beaux jours de la république et de l’empire, les citoyens libres étaient peu nombreux, les esclaves innombrables. Sur cent vingt millions d’habitants sous Trajan, on comptait seulement dix millions d’hommes jouissant des droits du citoyen.
On sait ce que les lois et les mœurs avaient fait des esclaves. On les vendait au marché, ils étaient là rangés comme des animaux. Ils étaient regardés comme une marchandise, une valeur, une chose à forme humaine. Ils pouvaient être vendus, loués, battus ou même mis à mort sans que la loi intervint en leur faveur, sauf en des cas très rares. Ils n’avaient pas d’état civil, la famille leur était interdite, les enfants qui naissaient d’eux n’étaient pas à eux, mais au maître. La fuite ne pouvait pas les soustraire à la tyrannie du maître. Repris, ils étaient punis par la mutilation ou la mort.
Ils vivaient entassés chez le maître dans les ergastula, logis infects ; le stylet les punissait de leurs maladresses.
La brillante civilisation de la Grèce n’était pas plus humaine. À Sparte, on fustigeait les ilotes pour qu’ils n’oubliassent pas qu’ils étaient esclaves ; on tuait leurs enfants pour qu’ils ne devinssent pas trop nombreux.
Les humbles travailleurs, ceux qui composaient la plèbe, étaient méprisés à peu près à l’égal de l’esclave.
En somme, le monde ancien haïssait l’ouvrier, le pauvre et le faible. Les prétendus sages eux-mêmes, les philosophes manifestaient leur mépris pour le travail manuel. Sénèque s’est demandé, il est vrai, si les esclaves n’étaient pas des hommes comme nous, mais, en attendant, il en employait vingt mille et il n’en affranchit aucun.
Aristote disait : « Une constitution parfaite n’admettra jamais l’artisan parmi les citoyens. »
Cicéron a dit : « Les gains d’un mercenaire sont indignes d’un homme libre : Le salaire est le prix de la servitude. »
Pour exprimer son mépris pour le peuple de Rome, Cicéron l’appelle « un ramassis d’esclaves, de journaliers, de scélérats et de pauvres ».
Plaute nous décrit le dévergondage grossier auquel se livraient les esclaves, avilis par la situation qui leur était faite.
L’Église et le travail
Le travail avait été considéré dans toute l’antiquité comme vil et dégradant, l’Église l’a réhabilité. Elle en a d’abord rappelé l’obligation commune :« Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front »,
c’est la loi imposée par Dieu à toute la postérité d’Adam. Personne ne peut s’y soustraire, le riche pas plus que le pauvre. Sans doute, le travail manuel n’est pas le seul qui puisse remplir la journée de l’homme, il faut à l’humanité des administrateurs, des savants, des artistes, des hommes de prière ; mais les oisifs vivent en dehors des lois de la nature.
Saint Paul le leur rappelle : « Celui qui ne travaille pas n’est pas digne de manger. » (2° Ép. aux Thessal.)
Si ce devoir était rempli par tous, la question sociale serait bien près de sa solution, on ne verrait plus régner l’oisiveté et le luxe qui excitent l’envie des travailleurs et des pauvres.
L’Église n’a pas seulement remis en vigueur la loi du travail, elle en a montré la dignité et la grandeur. Le Christ, son fondateur, a voulu naître chez un charpentier et se faire charpentier lui-même pour subvenir à ses besoins. Ses apôtres, ses disciples donnent aussi l’exemple du travail. Saint Paul rappelle à tous ses disciples, aux Éphésiens, aux Corinthiens, aux Thessaloniciens, la loi du travail et l’exemple qu’il en a donné. Il leur montre ses mains calleuses, en leur disant avec fierté qu’elles ont subvenu à ses besoins et à ceux de ses compagnons, et en se rendant le témoignage qu’il n’a pas mangé le pain d’autrui, mais celui gagné par ses labeurs et ses fatigues de jour et de nuit, afin de n’être à charge à personne. (2e Ep. aux Thessal., III.)
La situation est bien changée : le mépris n’est plus comme dans le paganisme pour ceux qui travaillent et qui peinent, mais il est pour les oisifs qui vivent comme des parasites sans contribuer par leur travail à accroître le patrimoine de l’humanité.
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Les premiers chrétiens se mettent au travail à l’exemple de Notre-Seigneur et de ses apôtres. Les plus généreux d’entre les convertis des plus nobles familles de Rome et de Constantinople, quittent la vie oisive des villes pour aller dans les déserts de la Thébaïde, de la Palestine et de la Syrie gagner en travaillant de leurs mains leur subsistance et celle des pauvres.
Les docteurs de l’Église rappellent aux chrétiens de leur temps la loi du travail et sa dignité.
« Nous sommes, dit saint Jean Chrysostome, les disciples de celui qui a été élevé dans la maison d’un charpentier et qui a daigné avoir pour mère la femme de cet artisan. Quand vous voyez, dit-il, un homme qui travaille le bois ou qui forge le fer, ne le méprisez pas. Pierre a jeté le filet après la résurrection du Sauveur. »
Et le grand Ordre de saint Benoît est venu consommer la réhabilitation du travail manuel aux yeux du monde chrétien. Michelet lui-même lui rend ce témoignage :
« L’Ordre de saint Benoît, dit-il, donne au monde ancien, usé par l’esclavage, le premier exemple de travail accompli par des mains libres. Pour la première fois, le citoyen, humilié par la ruine de la cité, abaisse ses regards sur cette terre qu’il avait méprisée. Il se souvient du travail ordonné au commencement du monde dans l’arrêt porté sur Adam. Cette innovation du travail libre et volontaire sera la base de l’existence moderne. »
Tout doute est désormais impossible, c’est l’Église qui a réhabilité le travail.
L’Église et la liberté
Ce sont les idées, ce sont les principes qui mènent le monde. L’Eglise apportait dans les leçons tombées de la bouche du bon Maître la force qui devait briser les chaînes de tous les esclaves. Le Sauveur avait dit et ses apôtres répétaient après lui :
« II n’y a plus de différence entre l’homme libre et l’esclave ; vous êtes tous frères ; aimez-vous les uns
les autres. »
L’Église s’inspirera toujours de cet esprit. Son but constant sera la libération des esclaves, et en attendant qu’elle y arrive, elle adoucira l’esclavage.L’Eglise relève d’abord l’esclave au point de vue moral. Elle lui rend sa personnalité. Elle le soustrait à tout droit tyrannique du maître sur sa personne et sur ses mœurs.
Elle l’admet au même rang que le maître à ses rites sacrés. Sa doctrine et ses lois témoignent toujours d’une grande sollicitude pour les esclaves. Saint Paul renvoie à Philémou un esclave fugitif et lui demande de le recevoir non plus comme un esclave, mais comme un frère.
« Je te renvoie ton esclave, lui dit-il ; car devant les hommes, il est ton esclave, mais devant Dieu, il est ton frère ; et au nom de ce maître commun, je te le demande. »
An nom du maître commun, Philémon, qui était chrétien, accorda la liberté à son esclave et le renvoya libre à Saint Paul prisonnier et dans les fers à ce moment-là.
« Le jour où cette parole a été prononcée, dit M. de Champagny, la clef de voûte de l’esclavage a été retirée, il croulera. » (La Charité chrétienne)
Ailleurs, saint Paul trace les devoirs des maîtres, auxquels il recommande de traiter les esclaves avec humanité, justice et charité.
« N’ordonnez à vos esclaves, dit-il, que des choses justes. Quand vous leur commandez, songez que vous avez un maître commun dans les cieux. Ne pesez point sur eux par la terreur. Souvenez-vous qu’ils ont le même Dieu que vous et que ce Dieu vous jugera les uns et les autres sans égard pour la condition des personnes. (Ep. aux Ephés., VI.)
Les Constitutions apostoliques condamnent les maîtres trop rigoureux. Elles ordonnent à l’évêque de retrancher de sa communion « ceux qui traitent mal leurs esclaves, les affligent par la faim, les coups
et une dure servitude ».
Elles revendiquent pour l’esclave deux jours de repos par semaine, le dimanche, en mémoire de la Rédemption et le samedi en mémoire de la création.
Les évêques poursuivent de leurs réprimandes les plus sévères les maîtres trop hautains. Il fallait entendre saint Chrysostome reprochant leur dureté et leur oisiveté aux grands de Constantinople, qui promenaient sur les places de la ville le luxe insolent de leur cortège d’esclaves !
« Pourquoi tant d’esclaves ? Leur disait-il : un maître devrait se contenter d’un serviteur… Bien plus, un serviteur devrait suffire à deux ou trois maîtres ; si cela vous paraît dur, songez à ceux qui n’en ont pas… s’il vous en faut deux, passe encore, mais ne vous promenez pas sur les places publiques ou dans les bains comme des pâtres chassant devant eux des troupeaux d’hommes. »
Et comme on lui répondait :
« C’est afin de nourrir un grand nombre de malheureux qui mourraient de faim, s’ils ne mangeaient pas mon pain »
il répliquait :
« Si vous agissiez ainsi par charité, vous leur apprendriez un métier et ensuite vous les rendriez libres, et c’est ce que vous vous gardez de faire. Je sais bien, ajoutait-il, que ma parole vous est à charge, mais je fais mon devoir et je ne cesserai de parler. » (Homil. 40 in Epist. I ad Cor.)
Une autre fois, saint Jean Chrysostome écrivait ces courageuses paroles :
« Que l’on ne fasse pas un rang pour les esclaves et un autre pour les libres. Les lois du monde connaissent la différence des deux classes, mais la loi divine ne l’admet pas. »
Saint Grégoire de Nysse n’est pas moins affirmatif. Il condamne avec la même force l’institution de l’esclavage et les possesseurs d’esclaves :
« Quoi! dit-il, vous condamnez à l’esclavage l’homme qui, par sa nature, est libre, est son maître !… Sachez-le bien : vous ne différez de votre esclave que par le nom. Mais vous, dont cet homme est en tout l’égal, quel titre de supériorité, je vous le demande, avez-vous à invoquer pour vous considérer comme son maître? »
Tout l’esprit du christianisme est là : libérer les esclaves et organiser le travail libre. Les empereurs chrétiens donnent leur concours aux évoques pour la libération des esclaves.
Toutes les lois édictées au IVe siècle sous l’inspiration de l’Eglise respirent la compassion pour les esclaves et la haine de l’esclavage.
Constantin donne à la manumission prononcée devant les prêtres et à l’affranchissement formulé par les clercs le pouvoir de conférer les droits de citoyen.
L’empereur Constance, en 343, accorde à tout ecclésiastique et à tout fidèle le droit de racheter, même malgré le maître, l’esclave chrétienne que celui-ci aura prostituée. (Code théodosien, X, VIII.)
Théodose, Honorius, Théodose II ne cessent de témoigner leur sollicitude pour les esclaves et multiplient les causes d’affranchissement.
Valentinien brise le lien héréditaire de la profession théâtrale. C’était toute une catégorie d’esclaves que le christianisme supprimait, les esclaves de théâtre : ces innombrables danseuses qu’on comptait par troupeaux, ces mimes qui étaient les esclaves les plus honteux, les esclaves du plaisir.
Justinien surtout se montra profondément libéral envers les esclaves. Il inscrivit dans la loi cet aphorisme, qui condamne tout le droit ancien :
« L’esclavage est une institution contraire au droit naturel. » (Code Justinien, Vil, xxiv.)
« L’esclave qui devient clerc ou qui prend la robe de moine, dit Constantin, devient libre. Il en est de même de l’esclave qu’un juif aurait circoncis. » (Novelles 5 et 123.)
Honorius déclare que les esclaves chrétiens possédés par des juifs deviennent libres de droit, et que leurs maîtres ne peuvent réclamer aucune indemnité. Les évêques sont chargés de veiller à l’accomplissement de cette loi. (Code Justinien, I, III, 56.)
Les lois impériales correspondent aux mœurs du temps. Les nouveaux chrétiens libèrent leurs esclaves en grand nombre. Sainte Mélanie affranchit tous les siens au nombre de cinq à six mille.
Hermès, ancien préfet de Rome, présenta au baptême un jour de Pâques 1250 esclaves à qui il avait fait enseigner la religion et qu’il affranchit avant de quitter le temple.
Chromace, ancien préfet également, converti par saint Sébastien, en présenta au baptême 1400 qu’il affranchit aussitôt, en disant que « ceux qui commencent à être enfants de Dieu ne doivent plus être esclaves des hommes ».
Les évêques ne se contentent pas de parler, ils agissent, et l’œuvre colossale de l’affranchissement de tant de millions d’esclaves avance journellement sous leur main.
Chaque jour se multiplient ces affranchissements que Constantin avait autorisés dans les églises les
jours de fête. Il semblait qu’il n’y eût pas de joie possible si des esclaves n’étaient pas émancipés en nombre, et si, au sortir de l’église, les chants de fête n’étaient pas répétés par une foule qui secouait ses fers et les jetait loin derrière elle.
Saint Ambroise exhortait les communautés chrétiennes à vendre, s’il le fallait, les vases sacrés des églises pour racheter les esclaves.
« Le plus bel ornement des mystères, disait-il, c’est la rédemption des captifs. »
Saint Augustin et Saint Paulin rivalisaient avec lui.
Saint Cyprien, au milieu des persécutions, traqué par les satellites du proconsul, s’occupait de réclamer les collectes des fidèles, non pour lui ou pour ses prêtres, mais pour racheter les captifs.
Saint Grégoire le Grand affranchit les esclaves de ses nombreux domaines et motive ainsi cette libération :
« Puisque notre Rédempteur, auteur de toute la création, a voulu prendre la chair de l’homme, pour que la puissance de sa divinité brisât la chaîne de notre servitude et nous rendît à la liberté primitive, c’est agir d’une façon salutaire que d’avoir pitié des hommes que la nature avait faits libres, que le droit des gens avait réduits en esclavage, et de les rendre par le bienfait de la manumission à la liberté pour laquelle ils sont nés. »
Saint Grégoire, comme saint Ambroise, alla jusqu’à faire vendre les vases sacrés des églises pour racheter les esclaves, disant que ces vases vivants avaient plus de prix aux yeux de Dieu que ceux des temples, même composés des matières les plus précieuses. C’est par millions qu’il les fit affranchir.
Ce qui s’est fait en Italie et en Afrique se reproduisait en Gaule et partout où le christianisme étendait son action. Saint Césaire à Arles, saint Germain à Paris, saint Eloi à Noyon, saint Bavon à Gand, saint Séverin à Cologne et cent autres se sont faits les protecteurs des esclaves et leurs libérateurs.
Le grand évêque de Paris saint Germain se consacra tout particulièrement à cette œuvre. Il quêtait lui-même des aumônes destinées au rachat des esclaves. Il s’écriait chaque fois qu’il recevait de nouveaux secours :
« Rendons grâce à Dieu, car nous pourrons racheter un esclave. »
Sa réputation de dévouement pour cette classe opprimée était universelle et son historien Fortunat raconte que « les esclaves espagnols, anglais, bretons, gascons, saxons, burgondes, accouraient en foule au nom du bienheureux Germain, bien sûrs qu’il les affranchirait ».
Ce qu’on lit dans la vie de saint Eloi, évêque de Noyon et de Vermandois, vie écrite par un autre évéque, saint Ouen, indique bien aussi quel était l’esprit des pieux évèques de ce temps-là. Eloi se rendait sur la place publique au jour du marché. Il attendait avec impatience le moment où viendraient les captifs qu’on y mettait en vente, afin de les acheter et de les affranchir ensuite dans la basilique.
Le martyrologe romain fait un titre de gloire à saint Léonard de Limoges d’avoir été un grand rédempteur d’esclaves. Les princes chrétiens suivaient l’impulsion des évoques. La reine sainte Bathilde, ancienne esclave elle-même, allait se jeter aux pieds des maîtres, les suppliant d’accorder la liberté aux esclaves qu’ils pouvaient posséder.
Charlemagne et Louis le Débonnaire furent de grands libérateurs d’esclaves. Avec eux l’esclavage acheva de disparaître en Occident, et bientôt l’Église, ne trouvant plus d’esclaves à affranchir dans la chrétienté, ira avec ses Ordres rédempteurs racheter des captifs chez les pirates de l’Afrique et de l’Orient. C’est un fait historique éclatant, l’Eglise a libéré les esclaves et fait l’éducation de la liberté.
L’Église et l’égalité des esclaves
Quel contraste entre le patricien et le plébéien, entre le maître et l’esclave ! L’esclave à Rome n’a pas de personnalité. C’est une chose (res), une marchandise. Rome et l’empire sont corrompus par la richesse. Les grands ont exploité les provinces conquises, les uns dans la guerre, les autres dans l’administration. C’en est fait de la simplicité ancienne.
Suétone, Salluste, Tacite nous dépeignent la corruption qui régnait dans les hautes classes et la haine qui fermentait dans le peuple.
Pendant que les esclaves vivent entassés dans les ergastula, travaillant sous la crainte du fouet, du stylet ou de la mort, les grands, comme César, Antoine, Crassus, Pompée, Cœcilius et tant d’autres étalent leur fortune insolente.
Sénèque, le philosophe stoïcien, a 20.000 esclaves. On sait que Caligula prodigue 400 millions en un an pour son luxe privé. Lucullus dépensait 3500 € à son dîner, Héliogabale nourrissait ses chiens de foie gras, ses lions de faisans, ses chevaux de raisins et d’orge dorée, et on le supportait. Inutile de dépeindre la vie de Poppée, d’Agrippine et de Messaline.
C’est dans ce milieu qu’arrivèrent Pierre et Paul pour prêcher la simplicité des mœurs et l’égalité des hommes devant Dieu.
Les apôtres ont bientôt conquis à Jésus-Christ des hommes de tous les rangs, des sénateurs comme Pudens, des chevaliers comme Sébastien, des patriciennes comme Agnès et Cécile, des affranchis comme Nérée et Achillée, des esclaves comme Émérentienne. Ils ne font pas de distinction entre ces disciples divers. Les grands coudoient les esclaves à l’église ; ils s’agenouillent au même confessionnal ; la main du prêtre bénit l’un comme l’autre. Les rangs du clergé sont ouverts aux esclaves comme aux hommes libres ; ils partagent la même sépulture.
Après le sacrifice eucharistique, au jour du Seigneur, les premiers chrétiens avaient l’habitude de se réunir dans un lieu attenant au sanctuaire pour y prendre un modeste repas en commun. C’est ce qu’ils appelaient les agapes fraternelles. Rien n’est plus touchant; rien ne marque mieux la solidarité et l’égalité entre les hommes,
« Tout est commun entre nous, disait Tertullien ; notre souper fraternel s’explique par son nom d’agape, qui veut dire : charité. »
Dans la Rome païenne, la dépouille mortelle des esclaves était ensevelie dans une fosse commune, ou même jetée en nourriture aux bêtes du cirque. L’Église, au contraire, recueillait pieusement les corps des esclaves chrétiens. Ils n’étaient pas séparés des autres, mais tous, libres et esclaves, étaient placés dans le même cimetière et sur les mêmes rangs. La même vénération et le même respect les entouraient tous. Les anciens cimetières chrétiens des catacombes font foi de cette égalité de tous les hommes devant l’Église.
Tous avaient accès aux honneurs de la hiérarchie ecclésiastique. Tous les rangs de la société fournissaient des prêtres. Saint Corneille, pape, et saint Calixte avaient été esclaves. Ce dernier portait même au front le signe d’infamie que les païens faisaient graver sur le visage des esclaves fugitifs.
Saint Callixte, ayant appartenu à un maître cruel, avait voulu s’enfuir un jour. Celui-ci l’avait fait rechercher et marquer d’un fer rouge. Le Pontife montrait ce signe comme un titre glorieux pour les esclaves qui se trouvaient honorés par ses augustes fonctions.
Voilà l’esprit égalitaire que l’Église avait introduit dans la société moderne. C’était un germe puissant qui devait peu à peu transformer les mœurs et détruire l’esprit de caste. Pour comprendre l’importance de cette évolution, il faudrait avoir connu le régime païen. Quel changement profond il a fallu produire dans le cœur des grands de Rome pour qu’ils acceptent d’être sur le même pied que leurs esclaves qu’ils traitaient auparavant avec tant de mépris !
En résumé, l’histoire du monde avant l’Église est le martyrologe des petits. Non seulement les loups mangeaient les moutons en pleine liberté, mais les philosophes justifiaient ce procédé (comme les fauves de La Fontaine).
Avec l’Église tout change : les pontifes, les évêques, les saints se lèvent pour la défense des petits et l’égalité va progressant.
L’Église et la fraternité
La sensualité engendre la cruauté. La Rome païenne a justifié ce principe. La haine et la cruauté y régnaient en maîtres.
Non seulement les esclaves étaient traités avec une dureté inhumaine, mais le plaisir le plus goûté était de voir les gladiateurs s’entr’égorger ou lutter jusqu’à la mort contre les bêtes fauves.
On sacrifiait d’innombrables vies d’hommes pour des délassements sanguinaires. Et c’étaient nos aïeux, les Gaulois, les Germains, les Bretons, prisonniers de guerre, qui faisaient les frais de ces fêtes odieuses, quand ce n’étaient pas des chrétiens emprisonnés pour leur foi.
L’austère république des Fabius et des Scipion connut déjà les massacres du cirque. Lors des funérailles de Lépide, Rome vit aux prises vingt-deux paires de combattants et soixante aux obsèques de Licinius (183 av. Jésus-Christ) ; ce sont les legs de bienfaisance de ces grands hommes au peuple.
Jules César acheta pour les spectacles qu’il avait l’intention de donner à Rome un si grand nombre de gladiateurs, que ses adversaires en prirent ombrage et qu’un sénatus-consulte fixa le nombre de rétiaires et de myrmillons qui pouvaient s’entrecouper la gorge en un jour. Peu de temps après on vit cependant 640 gladiateurs en venir aux mains sous les auspices de César. (Suétone, Vie de César, ch. x.)
Auguste défendit aux prêteurs d’offrir plus de deux jeux de 120 hommes par an. Horace (satire II) et Perse (satire IV) parlent cependant de 100 paires de combattants offerts par des particuliers.
Aux spectacles offerts par Auguste lui-même, on avait vu guerroyer 10 000 hommes.
Tibère détermine aussi un maximum pour les jeux offerts par les particuliers, non pas par humanité, mais pour sauvegarder les prérogatives impériales.
Trajan offrit une fois 10 000 combattants.
Sous la république, on estimait à trente talents d’or (28511 €) le coût d’un brillant jeu de gladiateurs. On dépensait beaucoup plus sous l’empire.
Les Samnites, les Gaulois, les Thraces, les Germains, les Bretons, les Suèves, les Daces, les Maures donnaient leur sang pour amuser les Romains.
Quarante-six ans avant Jésus-Christ, Jules César fit creuser au champ de Mars un bassin où deux flottes tyrienne et égyptienne, comprenant des navires à plusieurs rangs de rames, avec 1000 soldats et 2000 rameurs combattirent l’une contre l’autre. Auguste mit en présence 3000 hommes et Claude 19000 dans une naumachie. 18 éléphants, 600 lions et 410 fauves concourent aux jeux de Pompée ; 3500 fauves aux jeux d’Auguste.
À l’inauguration de l’amphithéâtre Flavien, Titus consacre cent jours aux divertissements de la foule. Neuf mille fauves sont immolés.
Trajan, après ses succès sur les Daces, fit combattre onze mille animaux féroces contre des êtres humains.
Ovide, Stace, Martial exaltent ces jeux. Cicéron dit qu’ils sont un salutaire enseignement du mépris de la douleur et de la mort. Pline loue Trajan qui donne ces divertissements au peuple. Tacite, tout en regrettant un peu le sang versé, dit que ce n’est là après tout qu’un sang vénal.
Seul, Sénèque exprime un certain sentiment de dégoût. Le sens de la fraternité humaine manquait au paganisme.
Il en coûta à l’Église pour arrêter ces jeux sanguinaires auxquels le peuple était habitué. Ils continuaient sous les premiers empereurs chrétiens. Il fallut qu’un jour, sous Honorius, un prêtre héroïque, du nom de Télémaque, s’avançât dans l’arène entre deux rangs de gladiateurs pour les arrêter. Le peuple ne comprit pas d’abord la sublime beauté de ce courage. Il excitait les gladiateurs par ses cris. Le prêtre mourut martyr de son dévouement pour l’humanité. Mais le peuple se prit ensuite à réfléchir et renonça aux combats sanglants du cirque. Le sang du martyr avait sauvé la fraternité humaine.
Toutes les faiblesses étaient foulées aux pieds par l’orgueil et la sensualité des païens. Les pauvres, on regardait comme un crime de les secourir. C’était prolonger l’embarras qu’ils causaient à la république.
Trajan en fit remplir trois vaisseaux et il fit jeter ces malheureux à la mer pour en débarrasser les rues de Rome.
Le Christ apprit au monde quel était le prix d’une âme.
Fraternité et charité, tel est l’esprit qu’apporta l’évangile et qui se manifesta dès le principe. Bon nombre des premiers chrétiens mettaient leurs biens en commun. Les autres n’allaient pas jusque-là, mais ils versaient régulièrement de larges offrandes dans la caisse commune qui était administrée par l’Église et le plus souvent par les diacres au profit de tous les besogneux.
« Chacun, dit Tertullien, apporte quelque argent tous les mois, s’il le peut et s’il le veut. Ce trésor sert à nourrir ou à enterrer les pauvres, à soutenir les orphelins, les naufragés, les exilés, les condamnés aux mines ou à la prison pour la cause de Dieu. Nous nous donnons le titre de frères, nous sommes prêts à mourir les uns pour les autres. »
C’est l’antipode de l’égoïsme païen.
La charité paraissait si naturelle aux premiers chrétiens, qu’ils ne songeaient pas à s’en louer, mais les païens nous ont laissé dans leurs écrits quelques esquisses des mœurs chrétiennes. Nous y voyons avec quels égards et quelle sollicitude les ouvriers et les pauvres étaient accueillis chez les chrétiens.
« S’il se rencontre, dit Celse, un ignorant, un rustre, ils en augurent bien ; ils lui ouvrent leurs portes. En avouant que ce rebut de l’espèce humaine est digne de leur Dieu, ils montrent assez qu’ils ne peuvent persuader que des idiots, des hommes de rien, des esclaves, des femmes, des enfants… Leurs maisons regorgent de tisserands, de cordonniers, de tailleurs. »
Quelle preuve en effet de la sollicitude et de l’amour de l’Église pour les pauvres et les petits, que ces réunions où elle leur apprend sa doctrine et où elle pourvoit à tous leurs besoins ! Tandis que le plus humain des philosophes de l’antiquité écrivait que
« c’est la marque d’un esprit faible, de s’attendrir aux maux d’autrui et de les partager, le chrétien considérait comme le plus important de ses devoirs de s’apitoyer devant ces maux et de les soulager. »
Le même philosophe déclarait que
« le sage ne peut être susceptible de compassion ; et que son âme jouit d’une sérénité tranquille qu’aucun nuage ne peut troubler ». (Sénéque : De la clémence, livre II.)
À ce honteux aveu du paganisme, la religion chrétienne répondait par une conduite opposée. Elle a, dès le commencement, pourvu à toutes les misères, comme nous le rappelait Tertullien. Dès qu’elle est libre, elle organise ses œuvres avec le concours du pouvoir. C’est tout un lexique nouveau qu’il faut créer pour dénommer toutes les œuvres citées et encouragées par les lois justiniennes en faveur des orphelins, des malades, des voyageurs, des vieillards, des veuves, etc… Et l’on sait que toujours l’église a été animée du même esprit et que toujours elle a produit les mêmes œuvres. L’Église a uni pour toujours les diverses classes sociales dans la charité chrétienne.
Aristote avait dit que :
« dans les anciennes républiques, les nobles et les plébéiens se juraient une éternelle inimitié ».
Dans la nouvelle, au contraire, toutes les classes de la société, ramenées au niveau d’une égalité commune devant Dieu, cimentent librement et généreusement le pacte d’une éternelle amitié.
Le cri de haine de Celse devait retentir cependant, seize siècles plus tard, sous la plume d’un écrivain antireligieux : preuve que la raison humaine livrée à ses propres forces est incapable d’engendrer l’esprit de sacrifice et d’amour du prochain. La philosophie sans Dieu hait le pauvre et l’ouvrier ; ils sont pour elle un objet d’horreur… ou d’exploitation. C’est pour cela que la plume d’un Voltaire, faisant écho à celle du païen Celse, redira du peuple, seize siècles plus tard :
« Il sera toujours sot et barbare ; ce sont des bœufs auxquels il faut un joug, un aiguillon et du foin. »
Il dit encore :
« On n’a jamais prétendu éclairer les condamnés, les laquais et les servantes ; c’est le propre des apôtres. »
En avouant que ce rebut de l’espèce humaine (les travailleurs) est indigne de sollicitude, le philosophe libre-penseur fait le procès du libéralisme, sans s’en douter ; et en reconnaissant que c’est le propre des apôtres de s’occuper d’eux, il fait le plus bel éloge du christianisme, sans le vouloir. Oui! C’est la religion chrétienne seule qui s’est occupée avec une tendre sollicitude à relever de leur dégradation, à soutenir dans leurs infortunes, à soulager dans leurs souffrances, ceux que vos ancêtres, les païens, ô Voltaire, ont asservis, opprimés, dégradés.
L’Église seule a fait régner la vraie fraternité. Rome avait à chaque pas des théâtres, des bains luxueux, des lieux de plaisir, mais pas un établissement de charité.
La France chrétienne avait, en 1792, 1800 hôpitaux et hospices et 700 autres établissements charitables avec 30 millions de revenus, dont la Révolution, animée de l’esprit du paganisme, la dépouilla presque entièrement.
La femme et l’enfant
Le monde païen avait le culte de la force, il n’a pas connu la pitié pour les faibles. La femme était regardée comme un être inférieur, comme un instrument de jouissances grossières. La jeune fille païenne pouvait être vendue ou tuée par son père. Elle était mariée à celui qui en offrait le plus haut prix et devenait sa propriété et comme son esclave. Il pouvait l’abandonner.
La polygamie et le divorce étaient acceptés par les lois. L’enfant n’était pas considéré comme un être humain tant qu’il n’avait pas été allaité. On en mettait à mort un grand nombre. L’exposition des enfants était une coutume générale sous les empereurs, au dire de Suétone et de Tacite, Le père pouvait tuer ses enfants ou les vendre. L’esclave n’avait pas de famille. Il n’avait une femme que si son maître le permettait.
L’Église a reconstitué la famille, c’est un de ses plus grands bienfaits. Elle a entouré la femme de respect. Quel contraste entre la situation humiliée de la femme païenne et le rôle si pur, si noble, si délicat que nos mœurs attribuent à la femme et à la mère de famille ! C’est le fruit du christianisme.
Les apologistes constataient déjà le contraste entre la famille chrétienne et la famille païenne.
« Vous vous riez de la simplicité de mœurs et de la pureté des femmes et des filles chrétiennes, disait Tertullien, ce n’est pas étonnant, vous avez fait delà femme, même dans vos mystères religieux, un composé de tous les vices. »
« Nous tenons pour homicides, disait Athénagore, les femmes qui se fout avorter, et nous pensons que c’est tuer un enfant que de l’exposer. » (Apologétique)
Les lois de Constantin interdirent la polygamie et le divorce.
C’est à l’Église que l’esclave, le travailleur doit cette épouse, compagne de ses joies ou de ses douleurs, qui mettra quelque baume sur ses souffrances et adoucira ses peines ; cette couronne d’enfants qui viendront ensuite, dans lesquels il concentrera son amour, son espoir, toutes ses affections. Il ne vivra plus seulement pour un maître, le plus souvent dur et brutal, mais aussi pour sa compagne aimée, pour ses petits enfants. Un éclair de joie et d’espérance passera sur ce front, qui ne sentit passer jamais que la douleur.
L’Église recommanda, dès l’origine du christianisme, aux maîtres chrétiens, de favoriser le mariage de leurs esclaves, de prendre soin de leurs enfants, de leur faciliter la constitution d’un pécule, destiné à se racheter et à former une famille libre.
Le mariage de l’esclave chrétien accompagnait souvent sa libération, M. de Rossi a retrouvé aux catacombes des inscriptions où des esclaves libérés exprimaient â leurs maîtres leur reconnaissance pour ce double bienfait. Ce que l’Église a commencé sous le monde romain, elle l’a continué à travers les siècles.
Bienheureux Léon Dehon : Catéchisme social ;
P. Guibé : L’Église et les réformes sociales ;
Montalembert : Les moines d’Occident ;
Lachaux : Où est le bonheur du peuple ?
Wallon : Histoire de l’esclavage ;
Paul Allard : Les esclaves chrétiens ;
Fustel de Coulanges : La cité antique ;
Ch. de Mauléon : L’Église et le droit romain ;
Lachaud : La civilisation et les bienfaits de l’Église ;
Claudio Jannet : Les grandes époques de l’histoire économique ;
Histoire sociale de l’Eglise par un homme d’oeuvres ;