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La liberté est donnée de Dieu, pour ne pas tomber dans l’erreur

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L’entendement ne juge jamais, puisqu’il ne fait qu’apercevoir, ou que les jugements et les raisonnements, même de la part de l’entendement, ne sont que de pures perceptions ; que c’est la volonté seule qui juge véritablement en acquiesçant à ce que l’entendement lui représente et en s’y reposant volontairement ; et qu’ainsi, c’est elle seule qui nous jette dans l’erreur. Mais il faut expliquer ces choses plus au long.

Je dis donc qu’il n’y a point d’autre différence de la part de l’entendement entre une simple perception, un jugement et un raisonnement, sinon que l’entendement aperçoit une chose simple, sans aucun rapport à quoi que ce soit, par une simple perception ; qu’il aperçoit les rapports, entre une ou plusieurs choses, dans les jugements ; et qu’enfin, il aperçoit des rapports, qui sont entre les rapports des choses, dans les raisonnements ; de sorte que toutes les opérations de l’entendement ne sont que de pures perceptions.

Quand on aperçoit, par exemple, deux fois 2 ou 4 ce n’est qu’une simple perception. Quand on juge que deux fois 2 sont 4, ou que deux fois 2 ne sont pas 5, l’entendement ne fait encore qu’apercevoir le rapport d’égalité qui se trouve entre deux fois 2 et 4, ou le rapport d’inégalité qui se trouve entre deux fois 2 et 5.

Ainsi le jugement de la part de l’entendement n’est que la perception du rapport qui se trouve entre deux ou plusieurs choses. Mais le raisonnement est la perception du rapport qui se trouve, non pas entre deux ou plusieurs choses, car ce serait un jugement, mais c’est la perception du rapport qui se trouve entre deux ou plusieurs rapports de deux ou plusieurs choses.

Ainsi, quand je conclus que 4 étant moins que 6, deux fois 2 étant égaux à 4, ils sont par conséquent moins que 6 ; je n’aperçois pas seulement le rapport d’inégalité entre 2 et 2 et 6, car alors ce ne serait qu’un jugement, mais le rapport d’inégalité qui est entre le rapport de deux fois 2 et 4, et le rapport qui est entre 4 et 6, ce qui est un raisonnement. L’entendement ne fait donc qu’apercevoir, et il n’y a que la volonté qui juge et qui raisonne, en se reposant volontairement dans ce que l’entendement lui représente, comme l’on vient de dire.

Mais, cependant, lorsque les choses que nous considérons sont dans une entière évidence, il nous semble que ce n’est plus volontairement que nous y consentons ; de sorte que nous sommes portés à croire que ce n’est point notre volonté, mais notre entendement qui en juge.

Afin de reconnaître notre erreur, il faut savoir que les choses que nous considérons ne nous paraissent entièrement évidentes, que lorsque l’entendement en a examiné tous les côtés et tous les rapports nécessaires pour en juger ; d’où il arrive que la volonté ne pouvant rien vouloir sans connaissance, elle ne peut plus agir dans l’entendement, c’est-à-dire qu’elle ne peut plus désirer qu’il représente quelque chose de nouveau dans son objet, parce qu’il en a déjà considéré tous les côtés qui ont rapport à la question que l’on veut décider. Elle est donc obligée de se reposer dans ce qu’il a déjà représenté, et de cesser de l’agiter et de l’appliquer à des considérations inutiles ; et c’est ce repos qui est proprement ce qu’on appelle jugement et raisonnement. Ainsi ce repos ou ce jugement n’étant pas libre, quand, les choses sont dans la dernière évidence, il nous semble aussi qu’il n’est pas volontaire.

Mais tant qu’il y a quelque chose d’obscur dans le sujet que nous considérons, ou que nous ne sommes pas entièrement assurés que nous ayons découvert tout ce qui est nécessaire pour résoudre la question, comme il arrive presque toujours dans celles qui sont difficiles et qui renferment plusieurs rapports, il nous est libre de ne pas consentir, et la volonté peut encore commander à l’entendement de s’appliquer à quelque chose de nouveau ; ce qui fait que nous ne sommes pas si éloignés de croire que les jugements que nous formons sur ces sujets soient volontaires.

Cependant, la plupart des philosophes prétendent que ces jugements mêmes que nous formons sur des choses obscures ne sont pas volontaires, et ils veulent généralement que le consentement à la vérité soit une action de l’entendement, ce qu’ils appellent acquiescement, assensus, à la différence du consentement au bien qu’ils attribuent à la volonté, et qu’ils appellent consentement, consensus. Mais voici la cause de leur distinction et de leur erreur.

C’est que dans l’état où nous sommes souvent, nous voyons évidemment des vérités sans aucune raison d’en douter, et ainsi la volonté n’est point indifférente dans le consentement qu’elle donne à ces vérités évidentes, comme nous venons d’expliquer ; mais il n’en est pas de même des biens, et nous n’en connaissons aucun sans quelque raison de douter que nous le devions aimer. Nos passions et les inclinations que nous avons naturellement pour les plaisirs sensibles sont des raisons confuses, mais très-fortes à cause de la corruption de notre nature, lesquelles nous rendent froids et indifférents dans l’amour même de Dieu ; et ainsi, nous sentons manifestement notre indifférence, et nous sommes intérieurement convaincus que nous faisons usage de notre liberté quand nous aimons Dieu.

Mais nous n’apercevons pas de même que nous fassions usage de notre liberté quand nous consentons à la vérité, principalement lorsqu’elle nous parait entièrement évidente ; et cela nous fait croire que le consentement à la vérité n’est pas volontaire. Comme s’il fallait que nos actions fussent indifférentes pour être volontaires, et comme si les bienheureux n’aimaient pas Dieu très-volontairement sans en être détournés par quoi que ce soit, de même que nous consentons à cette proposition évidente que deux fois 2 sont 4, sans être détournés de la croire par quelque apparence de raison contraire.

Mais afin que l’on reconnaisse distinctement la différence qu’il y a entre le consentement de la volonté à la vérité et son consentement à la bonté, il faut savoir la différence qui se trouve entre la vérité et la bonté prise dans le sens ordinaire et par rapport à nous. Cette différence consiste en ce que la bonté nous regarde et nous touche, et que la vérité ne nous touche pas ; car la vérité ne consiste que dans le rapport que deux ou plusieurs choses ont entre elles, mais la bonté consiste dans le rapport de convenance que les choses ont avec nous. Ce qui fait qu’il n’y a qu’une seule action de la volonté au regard de la vérité, qui est son acquiescement ou son consentement à la représentation du rapport qui est entre les choses, et qu’il y en a deux au regard de la bonté, qui sont son acquiescement ou son consentement au rapport de convenance de la chose avec nous, et son amour ou son mouvement vers cette chose, lesquelles actions sont bien différentes, quoiqu’on les confonde ordinairement. Car il y a bien de la différence entre acquiescer simplement et se porter par amour à ce que l’esprit représente, puisqu’on acquiesce souvent à des choses que l’on voudrait bien qui ne fussent pas et que l’on fuit.

Or, si on considère bien ces choses, on reconnaîtra visiblement que c’est toujours la volonté qui acquiesce, non pas aux choses si elles ne lui sont agréables, mais à la représentation des choses ; et que la raison pour laquelle la volonté acquiesce toujours à la représentation des choses qui sont dans la dernière évidence est, comme nous l’avons déjà dit, qu’il n’y a plus dans ces choses aucun rapport qu’il ait fallu considérer que l’entendement ne l’ait aperçu. De sorte qu’il est comme nécessaire que la volonté cesse de s’agiter et de se fatiguer inutilement, et qu’elle acquiesce avec une pleine assurance qu’elle ne s’est pas trompée, puisqu’il n’y a plus rien vers quoi elle puisse tourner son entendement.

Il faut principalement remarquer que dans l’état où nous sommes, nous ne connaissons les choses qu’imparfaitement, et que, par conséquent, il est absolument nécessaire que nous ayons cette liberté d’indifférence par laquelle nous pouvons nous empêcher de consentir.

Pour en reconnaître la nécessité, il faut considérer que nous sommes portés par nos inclinations naturelles vers la vérité et vers la bonté ; de sorte que la volonté ne se portant qu’aux choses dont l’esprit a quelque connaissance, il faut qu’elle se porte à ce qui a l’apparence de la vérité et de la bonté. Mais parce que tout ce qui a l’apparence de la vérité et de la bonté, n’est pas toujours tel qu’il parait, il est visible que si la volonté n’était pas libre, et si elle se portait infailliblement et nécessairement à tout ce qui a ces apparences de bonté et de vérité, elle se tromperait presque toujours. D’où on pourrait conclure que l’auteur de son être serait aussi l’auteur de ses égarements et de ses erreurs.

La liberté nous est donc donnée de Dieu, afin que nous nous empêchions de tomber dans l’erreur, et dans tous les maux qui suivent de nos erreurs, en ne nous reposant jamais pleinement dans les vraisemblances, mais seulement dans la vérité, c’est-à-dire en ne cessant jamais d’appliquer l’esprit, et de lui commander qu’il examine jusqu’à ce qu’il ait éclairci, et développé tout ce qu’il a à examiner. Car la vérité ne se trouve presque jamais qu’avec l’évidence, et l’évidence ne consiste que dans la vue claire et distincte de toutes les parties, et de tous les rapports de l’objet, qui sont nécessaires pour porter un jugement assuré.

L’usage donc que nous devons faire de notre liberté, c’est de nous en servir autant que nous le pouvons ; c’est- à-dire de ne consentir jamais à quoi que ce soit, jusqu’à ce que nous y soyons comme forcés par des reproches intérieurs de notre raison.

C’est se faire esclave contre la volonté de Dieu que de se soumettre aux fausses apparences de la vérité ; mais c’est obéir à la voix de la vérité éternelle, qui nous parle intérieurement, que de nous soumettre de bonne foi à ces reproches secrets de notre raison qui accompagnent le refus que l’on fait de se rendre à l’évidence. Voici donc deux règles établies sur ce que je viens de dire, lesquelles sont les plus nécessaires de toutes pour les sciences spéculatives et pour la morale, et que l’on peut regarder comme le fondement de toutes les sciences humaines.

Voici la première qui regarde les sciences : On ne doit jamais donner de consentement entier qu’aux propositions qui paraissent si évidemment vraies, qu’on ne puisse le leur refuser sans sentir une peine intérieure et des reproches secrets de la raison ; c’est-à-dire que l’on connaisse clairement qu’on ferait mauvais usage de sa liberté, si l’on ne voulait pas consentir, ou si l’on voulait étendre son pouvoir sur des choses sur lesquelles elle n’en a plus.

La seconde pour la morale est telle : On ne doit jamais aimer absolument un bien si l’on peut sans remords ne le point aimer. D’où il s’ensuit qu’on ne doit rien aimer que Dieu absolument et sans rapport, car il n’y a que lui seul qu’on ne puisse s’abstenir d’aimer de cette sorte sans remords ; c’est-à-dire sans qu’on sache évidemment qu’on fait mal, supposé qu’on le connaisse par la raison ou par la foi.

Mais il faut remarquer ici que quand les choses que nous apercevons nous paraissent fort vraisemblables, nous nous trouvons extrêmement portés à les croire ; nous sentons même de la peine quand nous ne nous en laissons pas persuader ; de sorte que si nous n’y prenons bien garde, nous sommes fort en danger d’y consentir, et par conséquent de nous tromper ; car c’est un grand hasard que la vérité se trouve entièrement conforme à la vraisemblance. Et c’est pour cela que j’ai mis expressément, dans ces deux règles, qu’il ne faut consentir à rien jusqu’à ce que l’on voie évidemment qu’on ferait mauvais usage de sa liberté, si l’on ne consentait pas.

Or, quoique l’on se sente extrêmement porté à consentir à la vraisemblance, si toutefois on prend le soin de faire réflexion, si l’on voit évidemment qu’on est obligé d’y consentir, on trouvera sans doute que non. Car si la vraisemblance est appuyée sur les impressions de nos sens, vraisemblance néanmoins qui n’en mérite pas le nom, alors on se trouvera fort incliné à s’y rendre ; mais on n’en reconnaîtra point d’autre cause que quelque passion, ou l’affection générale que l’on a pour ce qui touche les sens, comme on le verra assez dans la suite.

Mais si la vraisemblance vient de quelque conformité avec la vérité, comme d’ordinaire les connaissances vraisemblables sont vraies, prises dans un certain sens, alors si on fait réflexion sur soi-même, l’on se sentira porté à faire deux choses ; l’une à croire, et l’autre à examiner encore : mais on ne se trouvera jamais si persuadé, qu’on croie évidemment mal faire, si l’on ne consent pas tout à fait.

Or ces deux inclinations que l’on a à l’égard des choses vraisemblables, sont fort bonnes. Car on peut et on doit donner son consentement aux choses vraisemblables, prises au sens qui porte l’image de la vérité ; mais on ne doit pas donner encore un consentement entier, comme nous avons mis dans la règle ; et il faut examiner les côtés et les faces inconnues, afin d’entrer pleinement dans la nature de la chose, et bien distinguer le vrai d’avec le faux, et alors consentir entièrement si l’évidence nous y oblige.

Il faut donc bien s’accoutumer à distinguer la vérité d’avec la vraisemblance, en s’examinant intérieurement, comme je viens d’expliquer : car c’est faute d’avoir eu soin de s’examiner de cette sorte que nous nous sentons touchés presque de la même manière de deux choses si différentes. Car enfin, il est de la dernière conséquence de faire bon usage de sa liberté, en s’abstenant toujours de consentir aux choses et de les aimer, jusqu’à ce qu’on se sente comme forcé de le faire par la voix puissante de l’auteur de la nature, que j’ai appelée auparavant les reproches de notre raison et les remords de notre conscience.

Tous les devoirs des êtres spirituels, tant des anges que des hommes, consistent principalement dans ce bon usage ; et l’on peut dire sans crainte, que s’ils se servent avec soin de leur liberté, sans se rendre mal à propos esclave du mensonge et de la vanité, ils sont dans le chemin de la plus grande perfection dont ils soient naturellement capables ; pourvu néanmoins que leur entendement ne demeure point oisif, qu’ils aient soin de l’exciter continuellement à de nouvelles connaissances, et qu’ils le rendent capable des plus grandes vérités par des méditations continuelles sur des sujets dignes de son attention.

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Car, afin de se perfectionner l’esprit, il ne suffit pas de faire toujours usage de sa liberté, en ne consentant jamais à rien, comme ces personnes qui font gloire de ne rien savoir, et de douter de toutes choses. Il ne faut pas aussi consentir à tout, comme plusieurs autres qui ne craignent rien tant que d’ignorer quelque chose, et qui prétendent tout savoir.

Mais il faut faire un si bon usage de son entendement, par des méditations continuelles, qu’on se trouve souvent en état de pouvoir consentir à ce qu’il nous représente sans aucune crainte de se tromper.

Source : Œuvres de Malebranche – Tome troisième – Livre premier – Collationnée sur les meilleurs textes par Monsieur Jules Simon en 1842

Publié par Napo

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