L’Excellente prière, n’est autre chose que l’amour de Dieu. L’excellence de cette prière ne consiste pas dans la multitude des paroles que nous prononçons ; car Dieu connaît, sans avoir besoin de nos paroles, le fond de nos sentiments.
La véritable demande est donc celle du cœur, & le cœur ne demande que par ses désirs. Prier, est donc désirer ; mais désirer ce que Dieu veut que nous désirions. Celui qui ne désire pas du fond du cœur, fait une prière trompeuse. Quand il passerait des journées entières à réciter des prières, ou à méditer, ou à s’exciter à des sentiments pieux, il ne prie point véritablement, s’il ne désire pas ce qu’il y demande.
O qu’il y a peu de gens qui prient ! Car où sont ceux qui désirent les véritables biens ? Ces biens sont les croix extérieures & intérieures, l’humiliation, 1e renoncement à sa propre volonté, la mort à soi-même, le règne de Dieu sur les ruines de l’amour-propre ; ne point désirer ces choses, c’est ne prier point : pour prier, il faut les désirer sérieusement, effectivement, constamment, & par rapport à tout le détail de la vie ; autrement, la prière n’est qu’une illusion, semblable à un beau songe, où un malheureux se réjouit, croyant posséder une félicité qui est bien loin de lui.
Hélas ! combien d’âmes pleines d’elles-mêmes, & d’un désir imaginaire de perfection au milieu de toutes leurs imperfections volontaires, qui n’ont jamais prié de cette véritable prière du cœur. Voilà le principe sur lequel S. Augustin disait :
« Qui aime peu, prie peu : qui aime beaucoup, prie beaucoup.«
Au contraire, on ne cesse point de prier, quand on ne cesse jamais d’avoir le vrai amour & le vrai désir dans le cœur. L’amour caché au fond de l’âme prie sans relâche, lors même que l’esprit ne peut être dans une actuelle attention, Dieu ne cesse de regarder dans cette âme le désir qu’il y forme lui-même, & dont elle ne s’aperçoit pas toujours.
Ce désir en disposition touche le cœur de Dieu ; c’est une voix secrète qui attire sans cesse ses miséricordes ; c’est cet esprit qui, comme dit S. Paul, gémit en nous par des gémissements ineffables ; il aide notre faiblesse. (Rom. 8 V.25)
Cet amour sollicite Dieu de nous donner ce qui nous manque, & d’avoir moins d’égard à notre fragilité qu’à la sincérité de nos intentions. Cet amour efface même nos fautes légères, & nous purifie comme un feu confirmant ; (Ibid. V.15.) il demande en nous & pour nous ce qui est selon Dieu. Car ne sachant pas ce qu’il faut demander, nous demanderions souvent ce qui nous serait nuisible ; nous demanderions certaines ferveurs, certains goûts sensibles & certaines perfections apparentes, qui ne serviraient qu’à nourrir en nous la vie naturelle et la confiance en nos propres forces ; au lieu que cet amour, en nous aveuglant, en nous livrant à toutes les opérations de la grâce, en nous mettant dans un état d’abandon pour tout ce que Dieu voudra faire en nous, nous dispose à tous les desseins secrets de Dieu.
Alors, nous voulons tout, & nous ne voulons rien. Ce que Dieu voudra nous donner, est précisément ce que nous aurons voulu : car nous voulons tout ce qu’il veut, et nous voulons que ce qu’il voudra. Ainsi cet état contient toute prière. C’est une opération du cœur qui embrasse tout désir.
L’Esprit (Rom. 8,V.15. ) demande en nous ce que l’Esprit lui-même veut nous donner. Lors même qu’on est occupé au-dehors, et que les engagements de pure providence nous font sentir une distraction inévitable, nous portons toujours au dedans de nous un feu qui ne s’éteint point, et qui au contraire nourrit une prière secrète, qui est comme une lampe sans cesse allumée devant le trône de Dieu. Si nous dormons, notre cœur veille. Bienheureux ceux que le Seigneur trouvera veillant.
Pour conserver cet esprit de prière, qui doit nous unir à Dieu, il faut faire deux choses principales : l’une est de le nourrir ; l’autre d’éviter ce qui pourrait nous le faire perdre. Ce qui peut le nourrir, c’est la lecture réglée, l’oraison actuelle en certains temps, le recueillement fréquent dans la journée, les retraites, quand on sent qu’on en a besoin, ou qu’elles sont conseillées par les gens expérimentés que l’on consulte ; enfin l’usage des Sacrements, proportionné à son état.
Ce qui peut faire perdre l’Esprit de prière, doit nous remplir de crainte, & nous tenir dans une exacte précaution. Ainsi, il faut fuir les compagnies profanes qui dissipent trop, les plaisirs qui émeuvent les passions, tout ce qui réveille le goût du monde, et les anciennes inclinations qui nous ont été funestes.
Le détail de ces deux choses est infini, & on ne peut le marquer ici qu’en général, parce que chaque personne a ses besoins particuliers.
Pour nourrir cet esprit de prière, il faut choisir des lectures qui nous instruisent de nos devoirs & de nos défauts ; qui, en nous montrant la grandeur de Dieu, nous enseigne ce que nous lui devons, & nous découvrent combien nous manquons à l’accomplir : car il n’est pas question de faire des lectures stériles, où notre cœur s’épanche & s’attendrisse comme à un spectacle touchant ; il faut que l’arbre porte des fruits ; & on ne peut croire que la racine est vive, qu’autant quelle le montre par sa fécondité.
Le premier effet du sincère amour, c’est de désirer de connaître tout ce qu’on doit faire pour contenter le Bien-aimé de notre cœur : faire autrement, c’est s’aimer foi-même sous le prétexte de l’amour de Dieu ; c’est chercher en lui une vaine & trompeuse consolation ; c’est vouloir faire servir Dieu à son propre plaisir, & non se sacrifier à sa gloire.
À Dieu ne plaise que ses enfants l’aiment ainsi. Quoi qu’il en coûte, il faut connaître & pratiquer sans réserve tout ce qu’il demande de nous. Pour le temps de l’oraison, il doit se régler par le loisir, par l’état, la disposition & l’attrait de chaque personne.
La méditation n’est pas l’oraison ; mais elle en est le fondement essentiel. Elle nous sert à nous remplir des vérités que Dieu nous a révélées. Il faut donc connaître à fond, non seulement tous les mystères de Jésus-Christ & les vérités de son Évangile, mais encore tout ce que ces vérités doivent imprimer personnellement en nous pour nous régénérer ; il faut que ces vérités nous pénétrent longtemps, comme la teinture s’imbibe peu à peu dans la laine que l’on veut teindre.
Il faut que ces vérités nous deviennent familières, de sorte qu’à force de les voir de près, et à toute heure, nous soyons accoutumés à ne juger plus de rien que par elles : qu’elles soient notre unique lumière, pour juger dans la pratique, comme les rayons du soleil sont notre unique lumière, pour apercevoir la figure et la couleur de tous les corps.
Quand ces vérités se sont, pour ainsi dire, incorporées de la sorte en nous, c’est alors que notre oraison commence à être réelle et fructueuse : jusque-là, ce n’en était que l’ombre, nous pensions voir à fond ces vérités et nous n’en touchions que l’écorce grossière. Tous nos sentiments les plus tendres et les plus vifs, toutes nos résolutions les plus fermes, toutes nos vues les plus claires et les plus distinctes, n’étaient encore qu’un germe vil et informe de ce que Dieu développe en nous.
Quand sa lumière divine commence à nous éclairer, alors on voit dans la vraie lumière, alors il n’y a aucune vérité à laquelle on acquiesce dans le moment, comme on n’a pas besoin de raisonner pour reconnaître la splendeur du soleil, dès le moment qu’il s’élève et frappe nos yeux.
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Il faut donc que notre union à Dieu dans l’oraison, soit le fruit de la fidélité à suivre toutes ses volontés. C’est par là qu’on peut juger de notre amour pour lui. Il faut que la méditation devienne chaque jour de plus en plus profonde et intime. Je dis profonde, parce que quand nous méditons, ces vérités humblement, nous enfonçons de plus en plus pour y découvrir de nouveaux trésors.
J’ajoute intime, parce que, comme nous creusons de plus en plus pour entrer dans ces vérités, ces vérités aussi creusent de plus en plus pour entrer jusques dans la substance de notre âme. Alors un seul mot tout simple entre plus avant que des discours entiers.
Source : Œuvres spirituelles de Mgr François de Salignac de la Mothe Fenelon – 1718