On comprendra de mieux en mieux, avec le temps, le mot de la bienheureuse Marguerite-Marie que la fin de la révélation du Sacré Cœur est de renouveler les effets de la rédemption.
La Réforme et la Renaissance avaient porté à l’Église un des coups les plus funestes qu’elle ait reçus dans le cours des siècles. L’une et l’autre disaient :
« C’est nous qui sommes le progrès et la vérité, dans les lettres, dans la vie sociale, dans la vie domestique. Nous apportons la liberté et la prospérité ».
Un grand nombre des enfants de l’Église se laissèrent séduire. Tout ce que la civilisation païenne a de brillant les éblouit. On retournait à quatorze siècles en arrière. Notre Seigneur vint nous montrer son Cœur comme pour nous dire :
« Allez-vous oublier tout mon amour et vous laisser éprendre des vanités qui, avant l’Évangile, couvraient tant de misères sociales et privées ? ».
On ne l’écouta pas et on aboutit à la Révolution, à l’antagonisme des classes, au paupérisme moderne et au malaise social dont souffre toute l’Europe. Mais l’excès du mal a ouvert les yeux des vrais chrétiens, qui cherchent à bon droit le remède dans le Sacré Cœur de Jésus.
L’élan est donné, il ne s’arrêtera pas. La lumière se fait. Les derniers Congrès catholiques et les assemblées provinciales n’hésitent plus sur le programme du relèvement chrétien de la classe ouvrière. Toutes ces réunions proclament aujourd’hui les mêmes principes, les mêmes faits, les mêmes conclusions. Citons quelques-unes de ces affirmations :
« La question sociale sera résolue quand l’ouvrier acceptera le travail sans rancune et y trouvera de quoi s’entretenir honnêtement, lui et sa famille. Pour cela, il faut que la religion sanctifie, que l’État protège, que les classes dirigeantes aident le travail de l’ouvrier. »
La religion est le facteur le plus important dans la vie de l’ouvrier. Une population croyante repoussera le socialisme parce qu’il est le renversement de l’ordre établi par Dieu. La foi religieuse et le socialisme sont deux termes qui s’excluent.
En 1881, Bebel résumait ainsi le programme de son parti :
« Sur le terrain politique, nous voulons le gouvernement républicain ; sur le terrain économique, le socialisme ; sur le terrain religieux, l’athéisme. »
L’athéisme est, en effet, le point de départ du socialisme et seuls les ouvriers athées se sont ralliés autour du drapeau de la démocratie socialiste. Un regard rapide jeté sur la carte électorale d’Allemagne ne laisse plus de doute à ce sujet. Toutes les circonscriptions vraiment catholiques votent pour le Centre, et par conséquent contre le socialisme.
De même, les pays protestants que le rationalisme n’a pas encore ravagés élisent généralement des députés conservateurs. S’il serait inexact de dire que tous les districts incroyants et sceptiques donnent leur voix aux socialistes, il est absolument certain qu’aucun district où la foi est encore vive ne s’est décidé en faveur d’un candidat démagogue. Ces faits symptomatiques sont indéniables. D’autres viennent les corroborer.
Au Congrès catholique de Fribourg, le curé Schmitz, de Krefeld, racontait le trait suivant :
« Au commencement de l’année 1880, à l’issue du Kulturkampf, une mission fut prêchée dans le bassin houiller de Oberhausen-Styrum. Plus de vingt mille ouvriers s’approchèrent des sacrements. La plupart d’entre eux étaient venus au confessionnal avec des idées socialistes et ils les quittèrent réconciliés avec l’ordre politique et social.
Les conséquences de ce revirement ne se firent pas attendre. Aux élections suivantes. Oberhausen-Styrum cessa de voter pour la démocratie, tandis que tous les environs restèrent fidèles au socialisme. »
Des exemples de ce genre prouvent mieux que tous les raisonnements, quelle force moralisatrice réside dans le sentiment religieux. Un capucin est plus puissant que toute la police du chancelier, car il atteint l’âme de l’ouvrier, et la violence ne pénètre point jusqu’à ce sanctuaire où réside la liberté humaine. On ne saurait donc mieux combattre le socialisme qu’en détruisant l’irréligion qui se trouve à sa base.
La religion, et le catholicisme en particulier comme l’expression la plus parfaite de la religion, renferment seuls assez d’autorité pour réconcilier l’ouvrier avec sa position pénible et l’arracher aux séduisantes espérances du socialisme.
Qu’on rende la liberté complète à l’Église catholique et à toutes les confessions chrétiennes ; que loin d’entraver leur ministère, on favorise leur action bienfaisante, qu’on accorde à l’élément religieux plus d’influence sur l’école, qu’on répudie la pédagogie moderne qui a été, suivant le mot du publiciste Joerg, le séminaire de la démocratie, et les Bebel, les Liebknecht perdront peu à peu le levier à l’aide duquel il soulèvent en ce moment la moitié l’Allemagne.
L’Église, – comme le disait en 1878 Hoffmann, le représentant du chancelier, – joue un rôle essentiel dans le travail de régénération sociale, qui arrêtera le flot montant de la démocratie ; mais ses efforts doivent être protégés contre l’exploitation du capitalisme, souvent sans cœur et sans pitié.
À l’État incombe le devoir de venir à son aide par une législation protectrice du travail. La religion, nous l’avons vu, est un puissant élément de moralisation ; l’État doit mettre l’ouvrier à même de sanctifier le dimanche et de pratiquer sa religion. Il doit, en outre, mettre l’enfant à l’abri d’un épuisement précoce, préserver la mère d’un labeur qui l’empêcherait d’élever sa jeune famille, fixer pour le travail la limite de temps au-delà de laquelle commencerait l’abus.
Repos dominical, limitation du travail des femmes et des enfants, journée normale du travail : autant de questions qui sont du ressort de l’État et dont la solution assurera le bonheur domestique de l’ouvrier.
L’action de l’Église et de l’État doit enfin être soutenue par tous les hommes de bonne volonté et particulièrement par ceux qu’on est convenu d’appeler les classes dirigeantes. Tout le monde a le pouvoir et l’obligation d’apporter sa pierre à l’édifice social qu’il s’agit de restaurer et de renouveler.
Chacun – malheureusement, on l’oublie trop de nos jours, – a un devoir social à remplir.
L’abbé Hitze, le grand économiste d’Allemagne, a résumé admirablement nos devoirs sociaux, au Congrès de Fribourg, dans son beau discours sur ‘la question ouvrière et le christianisme’.
« Les patrons qui sont à la hauteur de leur mission, peuvent faire énormément pour l’apaisement social du travailleur. Ils combattent ses haines et ses rancunes en se penchant vers lui, en lui témoignant des sentiments paternels, en évitant dans leurs rapports tout ce qui serait de nature à le blesser.
Ils atténuent ses misères par les institutions de toutes sortes, en s’occupant de ses enfants, de sa famille, en veillant sur le bonheur de son foyer, en les soignant pour lui en cas d’accident, de maladie, de vieillesse.
L’expérience a démontré que des industriels sont parvenus à faire des merveilles sous ce rapport. Il suffit de citer l’exemple de Monsieur Léon Harmel, et celui de Monsieur Brandts de Gladbach en Allemagne. Ces hommes de grande foi et de grand cœur ont transformé leurs usines en vrais paradis dont le socialisme n’osera même pas s’approcher ».
Notre bien-aimé Pontife Léon XIII, l’organe autorisé du Sacré Cœur parmi nous, prend, comme il en a le droit, la direction de ce retour du monde du travail à Jésus-Christ. Il a donné les principes de l’organisation chrétienne dans la société, par ses encycliques ; il a dit à Monsieur Harmel, le plus éminent des patrons chrétiens de la France :
« Amenez-moi les ouvriers ».
Il a fait pour ces ouvriers ce que Notre Seigneur faisait pour les petits et les pauvres. Bravant les conseils de ses médecins et des prélats de sa maison, il s’est dépensé pendant de longues heures pour témoigner sa tendresse à tous ces humbles pèlerins.
Il prépare, dit-on, une encyclique qui tracera les lois de l’organisation chrétienne du travail. Nous entrevoyons dans ces faits un des moyens providentiels pour l’avènement du règne social du Sacré Cœur. Selon les prévisions humaines, l’avenir réserve une part de plus en plus grande à la démocratie. Le peuple doit plus à l’Église que les princes et les grands.
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Il commence à le comprendre. Il se réconcilie avec sa mère et sa bienfaitrice, contre laquelle on l’avait mis en défiance. L’union de l’Église et du peuple dans l’amour de Jésus-Christ prépare le règne social du Sacré Cœur.
Source : Bienheureux Léon Dehon : Le règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés, décembre 1889, pp. 578-582