C’est par le double canal de l’Écriture et de la Tradition que la révélation chrétienne est arrivée aux hommes. Entre la parole de Dieu écrite et la parole de Dieu non écrite, la différence n’est que dans la forme : l’une et l’autre, dérivant d’une même source, ont droit à une égale vénération.
Confié à l’Église, ce dépôt sacré se conserve au milieu d’elle dans son intégrité. Elle seule transmet sans altération l’enseignement qu’elle a reçu des apôtres, comme elle maintient le canon des Livres saints sans addition ni retranchement. Investie d’une autorité divine, elle propose à la croyance de tous et interprète dans son véritable sens la doctrine révélée.
Par là, elle sauvegarde l’unité de foi parmi ses membres, en face des variations et des contradictions qui sont le partage inévitable du schisme ou de l’hérésie. En se laissant guider par elle, on ne court nul risque de s’égarer ; car là où est l’Église, là est l’Esprit de Dieu, c’est-à-dire la vérité. Telle est, en résumé, la thèse que saint Irénée soutient et développe contre les gnostiques dans sa réfutation générale des hérésies. En parcourant ce vaste plan de démonstration catholique, il est facile de voir que l’évêque de Lyon assigne à l’Église les véritables caractères qui la distinguent des sectes détachées d’elle.
Nous avons vu avec quelle pompe et quelle énergie de langage, il célèbre l’unité et l’universalité de l’Église. Bien que disséminée sur toute l’étendue de la terre, dans les Germanies, parmi les Ibères, chez les Celtes, en Orient, dans l’Égypte, dans la Lybie et en tous lieux, elle n’en professe pas moins une seule et même croyance, tandis que les différentes sectes, resserrées chacune dans d’étroites limites, ne s’accordent pas plus entre elles qu’elles ne sont d’accord avec elles-mêmes.
À ces deux marques qui la font reconnaître facilement, l’Église ajoute le privilège de la sainteté. Elle est sainte dans sa doctrine qui a pour résultat de conduire l’homme à la sainteté par la pratique des vertus qu’elle recommande, tandis que les gnostiques regardent les bonnes œuvres comme inutiles au salut. Elle est sainte dans les sources de grâces toujours ouvertes au milieu d’elle, dans les dons surnaturels que Dieu ne cesse de lui conférer, dans les miracles qui s’accomplissent par l’effet de ses prières, pendant que le pouvoir des sectaires se réduit à tromper les simples par de vains artifices et par de faux prestiges.
Enfin, elle est sainte dans ses membres, dont la vie exemplaire contraste avec les dérèglements des hérétiques : ceux-ci ne peuvent citer qu’un ou deux martyrs depuis l’établissement de la religion chrétienne, en regard de cette foule de témoins héroïques que l’Église a envoyés de tout temps vers le Père céleste ; ils vont même jusqu’à enseigner qu’il n’est pas nécessaire de confesser la foi au péril de la vie.
La véritable société de Jésus-Christ est là où se trouvent les martyrs, les vrais thaumaturges, les hommes d’une vertu héroïque. Mais, si nous pouvons la discerner sans peine à ce triple signe de l’unité, de l’universalité et de la sainteté, il est un moyen encore plus simple et plus facile de la reconnaître, c’est le caractère apostolique de l’Église.
Aucune secte ne peut y prétendre. Toutes sont plus récentes que l’Église qui, seule, remonte jusqu’aux apôtres par une succession non interrompue d’évêques et de pasteurs. C’est l’argument que saint Irénée fait valoir avec le plus de force et d’insistance contre les hérétiques de son temps. Il commence par établir que toutes les sectes sont postérieures à l’Église :
« Avant Valentin, il n’y avait pas de Valentiniens, avant Marcion, il n’y avait pas de marcionites. Nous pouvons en dire autant de toutes les hérésies que nous venons d’énumérer : aucune d’elles n’existait avant ceux qui l’ont inventée. Valentin vint à Rome sous Hvgin; il y développa ses erreurs sous Pie et y demeura jusqu’à l’avènement d’Anicet.
Cerdon, le prédécesseur de Marcion, vivait du temps de Hygin, qui fut le huitième évêque de Rome depuis les apôtres : admis dans l’Église après une première confession publique de ses erreurs, il se mit à les enseigner en secret, toujours prêt à les désavouer ouvertement, jusqu’à ce que, reconnu coupable d’hérésie, il s’abstint de reparaître dans l’assemblée des frères.
Marcion, qui lui succéda, fit des prosélytes sous Anicet, le dixième évêque à partir des apôtres. Quant aux autres hérétiques, connus sous le nom de gnostiques, ils reconnaissent pour chef Ménandre, disciple de Simon, comme nous l’avons déjà montré ; du reste, chacun d’eux prend pour patron l’homme dont il partage les principes.
Tous ceux-là n’ont donné dans l’apostasie que plus tard, vers le second âge de l’Église… Il résulte de là que les hérétiques sont de beaucoup postérieurs aux évêques auxquels les apôtres avaient remis le gouvernement des églises. »
En étudiant, l’année prochaine, le Traité des prescriptions de Tertullien, nous verrons avec quelle verve irrésistible l’éloquent prêtre de Carthage a repris et développé l’argument que saint Irénée tirait de la nouveauté des hérésies par rapport à l’Église.
Je me réserve de montrer, à cette occasion, que ce genre de preuves, employé avec tant de succès par les deux athlètes de la foi au IIe siècle, s’applique avec plus de justesse encore aux sectes nées depuis lors et par conséquent bien moins rapprochées du temps des apôtres que les gnostiques.
Car il suffit de changer les noms pour être en droit de répéter après saint Irénée : Avant Luther, il n’y avait pas de luthériens, avant Calvin, il n’y avait pas de calvinistes ; et pourtant l’Église était. Elle existait depuis quinze siècles, et pendant tout ce temps-là personne ne songeait à vous. Donc, vous n’êtes pas l’Église fondée par les apôtres, puisque vous êtes séparés de son origine par une si longue suite d’années.
Ce ne sera pas une étude peu curieuse que d’observer à quels faux-fuyants les réformateurs ont eu recours pour échapper à ce raisonnement si clair et si décisif : tantôt réduits à se chercher une succession à travers les Albigeois, les Vaudois et tous ces groupes de révoltés qui s’échelonnent d’âge en âge comme une protestation mille fois répétée contre la doctrine catholique ; tantôt se réfugiant dans l’hypothèse d’une Église invisible qui aurait survécu à l’apostasie de l’Église visible, etc.
Mais bornons-nous pour le moment à signaler dans Saint Irénée le premier modèle d’une argumentation à laquelle les écrits de Tertullien nous obligeront de prêter une attention plus sérieuse. Il est un autre point de doctrine vers lequel l’évêque de Lyon s’est vu amené par son sujet et que j’ai hâte d’examiner après lui.
Si, en raison de leur nouveauté, les hérésies ne peuvent pas se flatter de remonter jusqu’aux apôtres par une succession non interrompue, il s’ensuit évidemment qu’elles n’ont pu recevoir d’eux le dépôt de la vérité. Où donc trouver ce dépôt dans son intégrité ? Là où le pouvoir de l’enseignement s’est transmis, à partir des premiers fondateurs de l’Église, par une voie régulière et légitime. C’est à cette succession des évêques qu’est attaché le maintien de la vraie foi
« Pour ce qui est de la Tradition des apôtres manifestée par tout l’univers, il est facile de la trouver dans l’Église entière, pour quiconque cherche sincèrement la vérité. Nous n’avons qu’à produire la liste de ceux qui ont été institués évêques par les apôtres, et de leurs successeurs jusqu’à nous.
Jamais ils n’ont su ni enseigné ce que rêvent les gnostiques. Certes, si les apôtres avaient eu quelque connaissance de ces mystères cachés que supposent nos adversaires, ils n’auraient pas manqué de les transmettre à ceux de leurs disciples qui étaient plus avancés dans la perfection et auxquels ils ne craignaient pas de confier la direction des églises.
Ils voulaient en effet que ceux qui devaient leur succéder et enseigner à leur place fussent parfaits et irréprochables, pensant avec raison que la sagesse de ces derniers procurerait à l’Église de grands avantages, de même que leurs chutes pourraient devenir pour elle une source de calamités.
Mais comme il serait trop long de rapporter dans ce volume les successions de toutes les églises, nous nous contenterons de marquer la Tradition de la plus grande et de la plus ancienne de toutes, de celle qui est connue du monde entier, qui a été fondée et constituée à Rome par les glorieux apôtres Pierre et Paul.
En rapportant cette Tradition qu’elle a reçue des apôtres, cette foi qu’elle a annoncée aux hommes et transmise jusqu’à nous par la succession de ses évêques, nous confondons tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, par vaine gloire, par aveuglement ou par malice, font des assemblées illégitimes.
Car c’est avec cette Église, à cause de sa principauté supérieure, que doivent nécessairement s’unir et s’accorder toutes les églises, c’est-à-dire tous les fidèles, quelque part qu’ils soient. C’est en elle que la Tradition des apôtres a été conservée par les fidèles de tous les endroits du monde. »
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Voilà, Messieurs, ce qu’écrivait un évêque des Gaules vers la fin du II siècle ; et je ne crois pas qu’un évêque français, parlant au XIXe siècle, après les luttes nombreuses qui ont obligé la langue ecclésiastique à plus de précision et de clarté, je ne crois pas, dis-je, qu’il puisse s’exprimer sur la suprématie de l’Église romaine dans des termes plus justes ni plus énergiques.
Source : Saint Irénée – L’éloquence chrétienne dans la Gaule – M. L’Abbé Freppel – 1861
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