La doctrine thomiste de la distinction entre la grâce suffisante, qui peut rester stérile, et la grâce efficace qui fait accomplir l’acte salutaire, soutient que la grâce efficace, ou suivie de son effet, est intrinsèquement efficace parce que Dieu le veut, et non pas seulement extrinsèquement efficace parce que la créature libre veut y consentir ; en d’autres termes, c’est la grâce efficace qui suscite le consentement de notre volonté, tandis que la grâce suffisante donne seulement le pouvoir d’agir, sans nous faire poser l’acte lui-même.
A tous les hommes est donné un secours suffisant pour qu’ils puissent accomplir les préceptes divins qu’ils connaissent, car Dieu ne commande pas l’impossible ; et quant au secours efficace par lequel ils les accomplissent effectivement, « s’il est donné à ce pécheur c’est par miséricorde, s’il est refusé à tel autre c’est par justice. » Si en effet l’homme résiste de fait à la grâce qui lui donne le pouvoir de bien agir, il mérite d’être privé de celle qui le ferait bien agir effectivement.
Cette distinction de la grâce suffisante et de l’efficace repose, selon les thomistes, sur les textes scripturaires suivants. L’Écriture parle souvent de la grâce qui ne produit pas son effet par suite de la résistance de l’homme.
On lit dans les Proverbes, I, 24 : « J’appelle et vous résistez » ; de même, Isaïe, LXV, 2 ; dans Matth., XXIII, 37, Jésus dit : « Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et tu ne l’as pas voulu ! »
Étienne dit aux juifs avant de mourir, Act., VII, 51 : « Vous vous opposez toujours au Saint-Esprit« , cf. II Cor., VI, 1.
Il y a donc des grâces qui restent stériles par suite de notre résistance. Elles sont pourtant suffisantes, quoi qu’en aient dit les jansénistes, car par elles l’accomplissement des préceptes divins est réellement possible, sans quoi Dieu commanderait l’impossible, contrairement à ce qui est dit I Tim., II, 4 :
« Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité…, car Jésus s’est donné lui-même en rançon pour tous. »
C’est dire équivalemment ce qu’affirme le concile de Trente, dans les termes même de saint Augustin : « Deus impossibilia non jubet, sed jubendo monet et facere quod possis et postulare quod non possis. » Sess. VI, c. XI, Denz.Bannw., n. 804;
La grâce à laquelle le pécheur résiste et qu’il rend stérile, était vraiment suffisante, en ce sens qu’elle rendait l’accomplissement du précepte ou du devoir, non pas effectif, mais réellement possible, elle donnait le pouvoir réel et souvent le pouvoir prochain de bien consentir et de bien agir.
Par ailleurs, l’Écriture parle souvent de la grâce efficace qui produit son effet, l’acte salutaire. C’est particulièrement clair dans les textes scripturaires cités par le concile d’Orange contre les semipélagiens :
« Je vous donnerai un cœur nouveau, et je mettrai en vous un esprit nouveau ; j’ôterai de votre corps le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai mon esprit en vous et je ferai que vous suiviez mes ordonnances et que vous observiez et pratiquiez mes lois » ; « Comme l’argile est dans la main du potier et qu’il en dispose selon son bon plaisir, ainsi les hommes sont dans la main de celui qui les a faits« , cf. Esth., XIII, 9 ; XIV, 13.
De même Jésus dit, Joa.. X, 27 :
« Mes brebis ne périront jamais, personne ne les ravira de ma main » et saint Paul ajoute, Phil., II, 13 : « C’est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire selon son bon plaisir. » – D’où ces paroles du concile d’Orange : « Quoties bona agimus, Deus in nobis atque nobiscum ut operemur, operatur. » Denz.-Bannw., n. 182.
Il semble bien, d’après la façon dont s’exprime l’Écriture et ce concile que la grâce efficace, dont il est parlé en ces textes, est efficace par elle-même ou intrinsèquement, c’est-à-dire parce que Dieu veut qu’elle le soit, et non pas seulement parce qu’il a prévu que nous y consentirions sans résistance.
De plus, la doctrine thomiste de l’efficacité intrinsèque de la grâce dite efficace, distincte de la grâce suffisante, dérive immédiatement de la distinction entre la volonté divine antécédente et la volonté divine conséquente, telle qu’elle a été formulée par saint Thomas, Ia, q. XIX, a. 6, ad 1.
Cette distinction se réfère à la volonté antécédente qui porte sur le bien pris absolument, et la volonté conséquente qui porte sur le bien à réaliser hic et nunc. De la volonté divine antécédente ou salvifique universelle dérivent donc les grâces suffisantes qui rendent l’accomplissement des préceptes réellement possible, sans les faire pourtant accomplir effectivement. De la volonté divine conséquente relative à nos actes salutaires dérive au contraire la grâce intrinsèquement efficace, qui nous fait accomplir effectivement les préceptes.
Il faut remarquer que, comme il est dit Ps. CXXXIV, 6 : « In cælo et in terra omnia quæcumque voluit Deus, fecit. » Tout ce que Dieu veut de volonté conséquente comme devant arriver hic et nunc, s’accomplit toujours. C’est ce que rappelle pour finir les controverses soulevées par les écrits de Gottschalck, le concile de Tuzey, en 860 ; cf. P. L., t. CXXVI, col. 123 ; et le même concile ajoute : « Nihil enim in cælo vel in terra fit, nisi quod ipse Deus aut propitius facit, aut fieri juste permittit.«
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Il suit manifestement de là 1° qu’aucun bien n’arrive de fait hic et nunc, en cet homme plutôt qu’en tel autre, sans que Dieu ne l’ait efficacement voulu de toute éternité ; et 2° aucun mal n’arrive hic et nunc en cet homme plutôt qu’en tel autre, sans que Dieu ne l’ait permis. Le pécheur, à l’instant précis où il pèche, peut éviter le péché, et de toute éternité Dieu a voulu qu’il puisse réellement l’éviter par la grâce suffisante ; mais Dieu n’a pas voulu efficacement que ce pécheur, par exemple Judas, en cet instant évite de fait ce péché ; et si Dieu l’avait efficacement voulu, ce pécheur non seulement pourrait éviter cette faute, mais il l’éviterait de fait.
Tels sont les principes certains et généralement reçus, sur lesquels repose la doctrine thomiste de la distinction entre la grâce suffisante qui donne le pouvoir de bien agir et la grâce de soi efficace, qui, loin de violenter notre liberté, l’actualise ou nous porte fortiter et suaviter [fortement et agréablement] à donner librement le consentement salutaire.
Source : La Synthèse Thomiste – Père Garrigou Lagrange – 1947