Le Bienheureux Léon Dehon parle de la science de l’histoire dans ses rapports avec la religion catholique durant un de ses discours prononcé à la distribution des prix de l’Institution Saint Jean, le 1 août 1885.
La science de l’histoire a fait de nos jours de merveilleux progrès. Si notre siècle a ses ombres profondes, il a aussi ses côtés éclatants. C’est le siècle des sciences positives, le siècle des relations rapides et faciles entre les peuples ; c’est aussi le siècle de la critique et des découvertes historiques.
En même temps que la facilité des communications nous ouvrait des mondes nouveaux, comme l’Australie et l’Afrique centrale, l’étude persévérante faisait revivre des âges oubliés ou mal connus.
Ainsi en est-il de la vieille Egypte, dont l’écriture retrouvée offre à nos études toutes ses annales sculptées sur ses monuments et tracées sur ses papyrus.
Ainsi en est-il de l’Assyrie ancienne, pour laquelle la Providence, qui a de ces surprises, nous avait conservé toute une bibliothèque royale gravée sur la pierre et sur la terre cuite en caractères illisibles jusqu’à ces dernières années, et maintenant déchiffrés par la patience unie à l’intelligence.
C’est chose bien extraordinaire, n’est-il pas vrai, que ces siècles oubliés qui renaissent tout à coup, ces dynasties, ces mœurs, ces religions, ces civilisations réveillées et sortant du tombeau.
Il n’est pas étonnant que la curiosité, si naturelle à l’homme, aiguillonnée par la grandeur de la découverte, se soit portée avec avidité vers ces études nouvelles. C’est une des branches les plus vivantes de la science contemporaine.
Je comprends cet attrait et j’avoue avoir moi-même éprouvé un vif regret de n’avoir pas plus de loisir, quand je rencontrai en 1865, Monsieur Mariette avec ses enfants eux-mêmes relevant, dans une tombe royale de Memphis, le décalque de gracieuses scènes de mœurs, généalogies, batailles et cérémonies funèbres.
Comme le gibier attire le chasseur, ces découvertes ont attiré une foule de savants français, allemands, anglais. Leurs noms sont familiers dans le monde qui lit. Citons Messieurs Champollion, Ampère, de Rouge, Mariette, Botta pour la France ; Messieurs Lepsius, Brusch, Layard, Georges Smyth, Oppert pour l’Allemagne et l’Angleterre.
Vous ne lirez pas encore et peut-être jamais, chers élèves, les écrits de ces chercheurs. Ils sont trop hérissés de discussions et de détails archéologiques. Mais ce qu’il faut que vous lisiez, c’est la synthèse qui a été faite de ces découvertes. Seulement, il faut user là de discernement. Les hommes qui n’avaient pas une foi éclairée ont fait là un singulier naufrage. Ils n’ont vu que le dehors de ces civilisations et ils en ont été séduits.
Ils n’ont remarqué ni le culte absurde sur lequel elles reposaient, ni la corruption des mœurs, ni la violation de toutes les lois naturelles. Et, n’appréciant qu’un certain perfectionnement des arts et de l’organisme politique, ils en sont venus à nous donner cette belle école historique et religieuse qu’on appelle l’école des évolutionnistes !
Ces Messieurs trouvent qu’après tout, ces civilisations ont du bon, et que la philosophie religieuse qui les a produites peut bien en valoir une autre. Il n’y a pas loin de là à dire que toutes les doctrines religieuses sont également bonnes, que ce sont de simples et naturelles évolutions de l’esprit humain ; théorie commode qui dispense de toute étude et de toute gêne, et qui semble assurer un accord universel dans le monde des esprits.
Mais le bon sens vous enseigne qu’il faut à ces hommes, si érudits d’ailleurs, une forte dose de naïveté philosophique et religieuse pour mettre au même niveau Moïse et les adorateurs d’Apis, Daniel et les prêtres du Soleil, Jésus Christ et Bouddha.
Ce ne sont pas d’ailleurs les plus grands esprits, parmi les savants adonnés à ces études, qui ont méconnu la vérité religieuse. Champollion écrivait :
« Les monuments égyptiens n’offrent rien de contraire aux traditions sacrées. J’ose même dire qu’ils les confirment sur tous les points ».
Monsieur Lenormant, dans la préface de son grand ouvrage où il a donné la plus complète et la plus magnifique synthèse des découvertes historiques en Orient, formulait ainsi sa profession de foi :
« En histoire, je suis de l’école de Bossuet. Je vois dans les annales de l’humanité le développement d’un plan providentiel qui se suit à travers tous les siècles et toutes les vicissitudes des sociétés. J’y reconnais les desseins de Dieu, respectant la liberté des hommes et faisant invinciblement son œuvre par leurs mains libres, presque toujours à leur insu et souvent malgré eux. Pour moi comme pour tous les chrétiens, l’histoire ancienne tout entière est la préparation, l’histoire moderne la conséquence du sacrifice divin du Golgotha ».
Mais si la conquête du vieux passé de l’Orient a été le fait dominant des cinquante dernières années dans la rénovation de l’histoire, et peut être dans tout l’ordre scientifique, elle n’a pas été cependant la seule grande victoire sur l’oubli ou l’erreur historique.
D’autres annales moins ignorées ont reçu un éclat tout nouveau. La Grèce et Rome même semblent sortir avec une vie nouvelle des grandes fouilles de Pompeï et d’Herculanum, des nécropoles de l’Etrurie et de la Sicile, et des documents enfouis jusqu’alors dans des bibliothèques trop peu étudiées.
Là aussi s’est produit un curieux phénomène. Des érudits, oublieux de leur foi ou trop ignorants de la religion, se sont laissé séduire par le mirage d’une civilisation disparue.
La prenant à ses débuts et la suivant dans ses développements, ils s’y sont attachés au point de n’en plus voir les défauts, comme un père, comme une mère faible idolâtre l’enfant qui grandit sous ses yeux. Et ils en sont presque arrivés à regretter que le christianisme soit venu arrêter en ses progrès un si bel ordre de choses.
Vraiment l’empire ne fut pas sans éclat. Néron lui-même, Caligula, Héliogabale, et tant d’autres du même genre, avaient du bon. On s’habituait à voir la société romaine marcher avec eux.
Les lois étaient assez justes. L’administration ne manquait ni d’intelligence, ni d’activité, bien qu’elle enrichît surtout les gouverneurs et les préfets. Il y avait des routes, des théâtres, des cirques et des bains. Pourquoi donc les chrétiens sont-ils venus se mettre à la traverse de cette civilisation brillante ?
Et l’on oublie toutes les souffrances et toutes les corruptions qui se cachaient sous ces dehors pompeux. De ce naïf engouement pour le paganisme, il naît une bouderie mal dissimulée contre le christianisme. On voudrait refaire le procès de ses martyrs, diminuer leur nombre et même les accuser d’avoir été des trouble-fête, comme l’agneau de La Fontaine.
Chers élèves, si vous lisez ces modernes historiens de Rome, vous retiendrez qu’ils ne sont exempts ni d’engouement ni de boutades, fussent-ils même académiciens. Et pour faire contrepoids à leurs appréciations, vous relirez les belles études publiées par l’école historique chrétienne sur le développement merveilleux de l’Église des premiers siècles. Vous y suivrez avec admiration le triomphe successif de ses pures doctrines et de ses héroïques vertus sur la corruption païenne.
Si vous passez à une autre époque et à notre propre histoire, vous vous trouverez encore en face de véritables découvertes et d’un progrès marqué ; vous reconnaîtrez également que l’absence d’une foi éclairée est décidément fatale aux historiens.
Jamais nos origines nationales n’avaient été si profondément étudiées. Les documents anciens, les langues, les monuments, les tombeaux, tout ce qui pouvait fournir quelque donnée, a été mis à profit. Les résultats sont éclatants. Il n’est pas jusqu’aux doctrines et aux rites des Druides qu’on ait pu faire revivre et sortir de l’oubli.
Vraiment les Gaulois ne manquaient pas non plus de grandeur, et la théologie de leurs prêtres avait sur quelques points une certaine élévation.
Nous le reconnaissons volontiers, mais de là à bouder l’Église et à renier nos apôtres et nos martyrs, qui ne se sont pas contentés des vagues croyances du druidisme à l’immortalité de l’âme et à l’unité divine, il y a loin. Et si vous rencontrez, chers élèves, quelque historien qui ait eu cette faiblesse ou cette naïveté, vous pourrez louer son érudition et imiter son travail, mais vous saurez vous défier de son jugement, fût-il parvenu à la célébrité, eût-il été académicien, et dû-t-il même avoir une statue sur quelque place publique.
Enfin, chers élèves, ce ne sont pas seulement les origines, mais c’est le corps même de notre histoire qui était profondément oublié ou méconnu.
Il y a trois cents ans que l’erreur durait. Elle avait eu pour principe la révolution philosophique, littéraire et artistique du XVIe siècle. Elle atteignit son apogée lors de la révolution sociale et politique du XVIIIe.
Vous savez ce que le XVIIe et le XVIIIe siècle ont pensé du Moyen-âge. Boileau fixait au XVIe siècle l’origine de la France littéraire. Pour lui la France n’avait pas d’épopées nationales. Ses contemporains détruisaient nos églises du XIIIe siècle. Le plus illustre critique d’art du XVIIIe siècle, le président de Brosses, ne résumait-il pas l’opinion de son temps sur nos merveilleuses cathédrales par ce mot caractéristique :
« Les Goths ont-ils jamais pu faire un bon ouvrage ? ».
Pour eux, la chevalerie n’avait pas d’autre type que don Quichotte ; Bayard, Duguesclin, Godefroy de Bouillon n’avaient pas vécu.
Il ne restait plus, pour mettre le comble à une si belle science historique, qu’à rendre la pareille aux beaux esprits de ces trois siècles de renaissance littéraire et artistique, et à dire carrément que la France ne date que de 89 et que tout ce qui précède nous fait honte. On y est arrivé. Voilà jusqu’où peut aller la déraison historique.
Il y a une réaction, grâce à Dieu ! et notre siècle est en train de découvrir les grandeurs du passé de la France.
C’est un fait curieux que l’affirmation de ce besoin de réforme historique par les hommes les moins suspects. « L’aversion aveugle pour le passé est pleine de fausseté et d’ignorance », s’écriait Monsieur Guizot, et il ajoutait :
« J’ai à cœur de faire rentrer la vieille France dans la mémoire et l’intelligence des générations nouvelles ».
Monsieur Vitet appelait de tous ses vœux « une histoire saine et patriotique qui vint dissoudre les préjugés sur le passé de la France ».
« Le véritable patriotisme, dit Monsieur Fustel de Coulanges, n’est pas seulement l’amour du sol, mais l’amour du passé, le respect pour les générations qui nous ont précédés. Nos historiens ne nous apprennent qu’à les maudire. Ils brisent la tradition française et ils s’imaginent qu’il restera un patriotisme français ».
Il y a eu un moment où le XVIIe siècle lui-même n’obtenait pas grâce. « La France, insouciante de sa gloire, a dit Monsieur Cousin, n’a pas l’air de se douter qu’elle compte dans ses annales le plus grand siècle peut-être de l’humanité, celui qui comprend dans son sein le plus d’hommes extraordinaires en tous genres ».
Le XIIIe siècle, s’il ne fut pas plus grand que le XVIIe, fut certainement plus français. Sa gloire fut plus originale. Il vécut moins d’emprunts et d’imitations. C’est lui surtout, avec toute l’époque dont il fut l’apogée, qui fut étrangement méconnu. Ses grandeurs étaient aussi incomprises que les hiéroglyphes de l’Égypte. Mais la lumière se fait. Nous avons découvert nos épopées et nos cathédrales, et avec elles l’art, la littérature, la science et les institutions de cette époque. Un jugement nouveau se formule.
« Cette France féodale et communale du XIIIe siècle, dit Monsieur Weiss, on la juge d’ordinaire avec une phrase toute faite, une phrase imbécile, “les ténèbres du Moyen-âge”. Eh bien ! sachez-le : cette France-là, avec d’autres vertus, d’autres qualités, d’autres sources d’émotions et de jouissances, a valu, tout au moins, pour l’éclat jeté dans le monde, la France de Louis XIV et la France d’aujourd’hui ».
Monsieur Vitet, comparant les siècles de saint Louis et de Louis XIV, avait dit déjà :
« Les deux époques, à n’en considérer que les dehors, se valent pour le moins ; et quand vous allez au fond, quand vous sondez le cœur, l’âme de ces deux siècles, quand d’un côté vous voyez une politique plus humaine, un peuple moins pressuré, l’Évangile plus respecté, les grands devoirs mieux accomplis, comment ne pas franchement reconnaître que la vraie grandeur est du côté de saint Louis ? ».
Oui, chers élèves, il faut du discernement dans l’étude de l’histoire et il y a mille erreurs à éviter. Nous ne cessons de vous l’enseigner. L’étude de l’histoire peut également élever ou abaisser les âmes, selon qu’elle s’appuie sur la vérité ou sur le préjugé. Que n’ai-je le loisir de vous développer au moins l’un de ces contrastes !
Je me contenterai de vous indiquer le résultat obtenu par l’étude loyale d’une des institutions de notre vieille France, la chevalerie.
Il n’y a pas longtemps encore que, selon le jugement populaire, le type le plus saillant de la chevalerie était le chevalier errant dépeint par Michel Cervantès. Les savants connaissaient en outre les chevaliers galants des romans du XVIe siècle, et c’était tout, ou à peu près.
Comme ces préjugés sont en contradiction avec l’histoire ! Celle-ci étudiée dans ses sources nous a montré la grandeur de cette institution. Elle nous a fait voir d’abord ce qu’était le baron français avant qu’il se fût laissé façonner par l’Église ; puis elle nous a révélé le chevalier chrétien dans la réalité historique comme dans l’idéal légendaire.
Le baron féodal, avant qu’il fût formé par l’Église, a son type dans ce Raoul de Cambrai, barbare mal converti, qui commence par défier Dieu et se moquer de sa mère qui le maudit. Il entre un jour dans le Vermandois, contrairement à tous les droits de ses seigneurs. Il pille, il brûle, il tue. Il est partout cruel, impitoyable, horrible ; mais c’est à Origny qu’il nous apparaît, pour ainsi parler, dans tout l’éclat de sa férocité :
« Vous planterez ma tente au milieu de l’église, dit-il, vous ferez mon lit devant l’autel ; vous mettrez mes faucons sur le crucifix d’or ».
Or, cette église est celle du moutier des religieuses. Que lui importe ! Il brûle le moutier, il brûle l’église, il brûle des religieuses même, pendant que d’autres sortent placidement du monastère, leur psautier à la main et chantant d’une voix calme l’office monastique.
Puis, alors que les flammes crépitent encore, il se met, un jour de jeûne, à faire ripaille sur le théâtre même de tant d’exploits sanglants, bravant les hommes et bravant Dieu, la main dans le sang et le front levé contre le ciel. Voilà le soldat, voilà le sauvage du IXe et du Xe siècle, dont l’Église avait à faire l’éducation.
On pourrait montrer à quelle heure de l’histoire chacune des vertus chevaleresques pénétra victorieusement dans ces âmes indisciplinées, jusqu’à l’épanouissement complet de la chevalerie, qui a pour type Roland dans la légende et Godefroy de Bouillon dans l’histoire.
L’Église a su faire du chevalier le noble et intrépide serviteur du Christ et de la patrie, le loyal défenseur de toutes les saintes causes. Elle lui enseignait cette admirable unité des forces sociales que rappelait une image naïve de ce temps-là. On y voyait le prêtre, le guerrier et le laboureur se donnant la main, avec cette devise :
« Je prie pour la France, je la défends, je la nourris ».
Que nous sommes déchus de cette noble harmonie !
L’ont-ils aimée, les chevaliers chrétiens, notre belle France, « cette terre incomparable, comme ils disaient, la plus vaillante du monde et qui est belle au regard autant que plaisante au cœur ! ». C’est jusqu’au délire que l’amour de cette patrie éclate dans tous nos vieux poèmes, comme dans l’histoire de ces temps héroïques.
Et c’était justice, n’est-ce pas ? Ils l’ont vue si belle, cette France, assise comme une reine sur un large trône, au pied duquel deux océans viennent se jouer sous un ciel d’une douceur et d’une égalité incomparables. Elle étale la beauté de ses grands fleuves, la fécondité de ses plaines immenses, la majesté de ses Alpes, de ses Cévennes et de ses Pyrénées. Elle a tous les arbres, tous les vins, tous les fruits. Et quel beau peuple, essentiellement jeune et vivant ! Il a dans l’intelligence une clarté que rien ne voile, dans le cœur un dévouement que rien ne lasse, dans la volonté une énergie qui s’éteint trop facilement, qui se rallume plus vite encore.
Dieu s’est servi de tant de nobles facultés que sa bénédiction a fécondées. Il a donné pour mission à la nation française de sauver, en toutes les attaques extraordinaires, les destinées de la vérité sur la terre.
Elle a étouffé l’arianisme, repoussé le danger des invasions musulmanes. C’est elle enfin, qui par Godefroy de Bouillon, par saint Louis, par les Croisades, a décidément fait don à l’Occident chrétien d’une sécurité que l’Orient menaçait.
Voilà pourquoi les papes n’ont pas craint de faire devant les autres nations l’éloge de la nation française. Voilà pourquoi Grégoire IX, aux temps où la France était vraiment la fille aînée de l’Église, s’écriait en un magnifique langage :
« Le Fils de Dieu, aux ordres duquel l’univers est soumis et à qui obéissent les bataillons de l’armée céleste, a établi ici-bas un certain nombre de royaumes, divers par leurs races et par leurs langues. Et de même qu’autrefois la tribu de Juda reçut d’en haut une bénédiction toute spéciale parmi les autres fils du patriarche Jacob, de même le royaume de France est au-dessus de tous les autres peuples, couronné par la main de Dieu lui-même de prérogatives et de grâces extraordinaires ».
C’est pénétré de cette foi, de cet amour de la patrie chrétienne, que les héros de l’histoire comme ceux de la légende rivalisent de grandeur morale et de vaillance superbe. Ils servent Dieu en se dévouant à la patrie.
C’est l’idée qu’exprimait ce mot du plus chevalier de tous les chevaliers, Jeanne d’Arc, en marchant au combat pour la France :
« Les hommes d’armes batailleront et Dieu donnera la victoire ».
C’est à cette loi de dévouement à la patrie chrétienne qu’obéissaient, dans le domaine de la légende, ces héros de cent coudées dont les noms furent, durant tout le Moyen-âge, une leçon vivante de fierté, d’honneur et de courage.
Ce Thomas de Marle, par exemple, qui, sous les murs sacrés de Jérusalem, ne voyant pas d’autre moyen de pénétrer dans la ville sainte, s’y fait jeter à la volée sur trente lances de chevaliers. Ce Foucart l’Orphelin, qui ne permet pas à son seigneur, le comte de Flandre, de monter le premier à l’échelle, à la périlleuse échelle qui doit conduire les barons chrétiens jusque sur les murs d’Antioche. Après avoir dit sans amertume ces très simples paroles :
« Si je meurs, personne ne me pleurera », il s’offre comme victime, rejette son blason derrière ses épaules, empoigne à deux mains l’échelle, fait une longue prière à Dieu, s’élance et ne laisse que le second rang, en cette magnifique équipée, à des héros tels que Bohémond et Tancrède.
« Tant que durera le monde, dit le poète, on redira ces exploits ». Oui, et mille autres que nous n’avons pas le temps de raconter.
C’est avec ces exemples qu’on formait le cœur des chevaliers. On ne leur disait pas :
« Soyez preux ! » on leur disait plus volontiers :
« Regardez Ogier et songez à Roland ! ».
Les peintures qui couvraient les murs des châteaux, les tapisseries historiées et les verrières éclatantes, tout parlait de ces modèles. Aussi les exploits quotidiens montraient-ils quels sentiments animaient ces vaillants cœurs. La légende et l’histoire se fécondaient réciproquement.
Mais c’est assez, chers élèves, d’un coup d’œil sur l’une de ces questions historiques que l’étude du passé a renouvelées.
Vous donc qui êtes les aînés de cette chère famille et qui aimez déjà à lire et à butiner dans l’histoire, défiez-vous des études, incomplètes, et surtout des livres où le manque du rayon lumineux de foi a laissé des ombres profondes. Vous ne vous égarerez pas si vous gardez comme guides principaux dans vos études historiques, des hommes qui n’ont pas ignoré que la religion est la grande lumière des écrivains de l’histoire, comme les Lenormant, les Ozanam, les Montalembert, les Gautier. Mais il est temps de terminer, chers élèves. Je le ferai par une dernière allusion à la chevalerie chrétienne.
Le travail mystérieux de la transformation des idées et des langues a voulu que le couronnement de votre éducation fit de vous, mais dans un autre sens, ce que faisait l’éducation du Moyen-âge des fils de barons chrétiens, des bacheliers. Le bachelier, c’était le jeune chevalier. Les bacheliers furent l’élite des armées de nos preux.
Au grand combat d’Aspremont, dit la légende, Ogier se démenait superbement à la tête de deux mille bacheliers ; et dans cette suprême bataille contre l’émir, où Charlemagne venge enfin le désastre de Roncevaux et la mort de son neveu Roland, le premier corps de son armée est composé de quinze mille bacheliers de France « de nos meilleurs vaillants ».
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Je voudrais que ce mot rappelât toujours à vos oreilles et à votre cœur cet idéal. Là où le monde ne verra que la garantie d’une certaine somme de connaissances littéraires, vous verrez, vous, le souvenir, qu’il faut faire revivre, du courage chrétien, de l’amour de l’Église et de la patrie.
Puisse notre chère maison de Saint-Jean, pour l’honneur de la France et le triomphe de la foi, faire de ces quinze ou vingt bacheliers qu’elle commence à donner chaque année, de vrais chevaliers chrétiens par leur dévouement fidèle et généreux à l’Église et à la patrie !
Source : L’éducation et l’enseignement selon l’idéal chrétien – Bienheureux Léon Dehon – 1887