Quel fut le nombre des noyades de Nantes ? Il est impossible de le préciser. Si, recueillant les indications fournies par les divers témoins, les dépositions des charpentiers et des mariniers qui furent employés, les aveux laconiques des exécuteurs, on s’appliquait à identifier chacune de leurs expéditions, on arriverait à un total assez voisin de trente.
Mais ces déclarations sont, pour la plupart, très confuses ; rarement, elles fixent une date ; elles « chevauchent », si l’on peut dire, l’une sur l’autre, et tels témoignages paraissent s’appliquer à des faits distincts qui ne sont, en réalité, que les récits d’un même événement.
Le président du Tribunal révolutionnaire, Phélippes Tronjolly, certainement bien renseigné, compte vingt-trois noyades. Cette assertion n’est assurément pas émise à la légère, et, autant qu’il est possible de la contrôler, se rapproche sûrement de la vérité. On fixe assez facilement les dates de quelques-unes de ces « submersions », — c’est l’euphémisme dont se servait Grandmaison.
Cependant, bien des points restent obscurs. Usa-t-on de ce procédé d’extermination avant l’arrivée de Carrier à Nantes ? Il semble bien qu’une première expérience de ce genre se place vers le 16 octobre, alors que le représentant était à Cholet. À cette date, Goullin et Chaux autorisaient deux citoyens, Magniant et Marin, à « requérir la force armée qu’ils jugeaient convenable pour une expédition secrète ».
Grandmaison lui-même assurait que, vers cette époque, la ville de Nantes « assiégée de tous les fléaux qu’une guerre civile entraîne », s’était trouvée dans la dure nécessité de « supprimer des bouches inutiles » : — « Plusieurs submersions, dit-il, furent opérées, dont à peine parla-t-on dans la ville »
Il serait hasardeux, cependant, de croire ici le noyeur sur parole : peut-être avait-il intérêt à invoquer ce qu’on appelle, en style administratif, « un précédent », le mot de Carrier qu’on a cité, — événement d’un genre nouveau, — appliqué à la noyade du 16 novembre, établit suffisamment que celle-ci fut la première de toutes.
On noya donc, cette nuit-là, les quatre-vingt-dix prêtres détenus sur la galiote ; on noya, de nouveau, le 9 décembre : les victimes étaient, cette fois, les cinquante-trois, — ou cinquante-huit, — ecclésiastiques amenées d’Angers ; on noya, dans la nuit du 11 au 15 du même mois (25 frimaire), les cent vingt-neuf prisonniers du Bouffay. Nous avons conté ces trois expéditions rappelées ici seulement « pour mémoire ».
Quelques jours plus tard eut lieu une autre « baignade » au sujet de laquelle les renseignements font défaut ; Carrier, seul, l’indique : dans une lettre au Comité de Salut public, datée du 2 nivôse (22 décembre 1703, il dit un mot, en passant, « des miracles de la Loire, qui vient encore d’engloutir trois cent soixante contre-révolutionnaires. »
Rien de plus : ce n’est point là une allusion aux précédentes expédition, le chiffre des victimes mentionné par le proconsul ne laisse point place à une confusion. Il est singulier, pourtant, que, dans la masse des témoignages recueillis postérieurement, aucun ne paraisse s’appliquer à cette mystérieuse exécution.
Le 23 décembre (3 nivôse), grande noyade de huit cents prisonniers « de tout âge, de tout sexe »; pour celle-ci les déclarations abondent. Noyade le lendemain. 21 décembre : trois cents victimes. Noyade de deux cents encore le jour suivant, fête de Noël.
C’est à cette date qu’un correspondant écrit de Nantes au Journal de la Montagne ce court article qui fut reproduit par le Moniteur :
« Le nombre des brigands qu’on a amenés ici depuis dix jours est incalculable. Il en arrive à tout moment. La guillotine étant trop lente et attendu qu’on dépense de la poudre et des balles en les fusillant, on a pris le parti d’en mettre un certain nombre dans de grands bateaux, de les conduire au milieu de la rivière, à demi-lieue de la ville, et là, on coule le bateau à fond. Cette opé- ration se fait continuellement. »
Et le bourgeois nantais, dont on a déjà cité la correspondance, notait à la date du 2 janvier.
« Il nous est venu beaucoup de prisonniers, dont on se défait à mesure par le fusil ou par l’eau. »
Noyade de quatre à cinq cents détenus, le 26 ou le 27 décembre (6 ou 7 nivôse). Noyade le 29, noyade de quatre cents le 5 janvier 1794. Noyade de trois cents le 17, noyade de trois cents encore le 18, noyade le 29, le 30 ou le 31.
Telles sont les treize expéditions dont les dates peuvent être, à peu près exactement, fixées. Mais il y en eut bien d’autres, moins nombreuses en victimes, il est vrai, et qu’on peut nommer les noyades particulières ou individuelles. Ainsi le taillandier Vernet voit jeter à l’eau quatre hommes, dans les premiers jours de nivôse 9.
Julien Pichelet, sauvé une première fois, est reconduit en fiacre à la rivière, avec quatre compagnons, dont deux seulement périssent. Goullin parle d’une noyade de vingt-quatre à vingt-cinq prisonniers qui ne peut pas être confondue avec l’une de celles précédemment citées. Le coutelier Jacques Gauthier déclare avoir accompagné seize personnes prises à l’Entrepôt et qui furent précipitées au fleuve par Fouquet et Lamberty.
Guillaume Cruaut, matelot de la Durance, est témoin d’une noyade « en plein jour ». Lecocq, concierge des moulins à fer, voit « donner des coups de sabre à des hommes et à des femmes en chemise, à bord d’une galiote et un jeune homme prendre un prisonnier par la jambe et le jeter à l’eau. Blovesse commis aux contributions, voit également « en plein jour », déshabiller, attacher et jeter à l’eau des détenus. »
Il serait oiseux de multiplier les citations similaires : celles-ci établissent suffisamment que les noyeurs trouvaient à s’occuper dans l’intervalle des grandes exécutions, qui, toutes, furent opérées pendant la nuit.
Si l’on est dans l’impossibilité de préciser le nombre des noyades, il n’est pas plus aisé d’évaluer celui des victimes. Neuf mille, disent les uns ; quatre mille, deux mille huit cents, selon d’autres. Ces appréciations extrêmes ne reposent sur rien. On a bien un mot de Lamberty, rapporté par Martin, inspecteur de l’armée de l’ouest.
Un jour, raconte ce témoin, Lamberty se trouvant dans l’appartement de Carrier à Nantes, dit à plusieurs généraux, en leur montrant la rivière :
— Il y en a déjà passé deux mille huit cents.
L’un des généraux demanda ce qu’on entendait par l’indication. Carrier répondit :
— Eh bien, oui ! Deux mille huit cents dans la Baignoire nationale.
Manifestement, cette conversation s’échangeait, au plus tard, vers le 12 janvier, puisque, à cette époque, le représentant quitta l’hôtel de la Petite Hollande pour se confiner dans la maison Ducros d’où l’on ne voyait pas la Loire. Or, des noyades que l’on connaît, plusieurs sont postérieures à cette date. À la fin de janvier, le nombre des victimes s’était donc accru.
Seul de tous les historiens, M. A. Lallié, se basant sur des chiffres et défalquant du total des individus détenus à Nantes au cours de la Terreur, — treize mille deux cent quatre-vingt-trois — celui des guillotinés et des fusillés, des acquittés, des morts par suite de maladie ou de misère, etc., aboutit à un « reste » de quatre mille huit cent soixante prisonniers dont on ne retrouve aucune trace : ce serait là le nombre approximatif des noyés.
Il peut être moindre ; il n’est probablement pas supérieur. Pour la plupart, ils furent extraits de l’Entrepôt ; presque tous, on l’a vu, étaient les survivants du grand exode de l’armée vendéenne qui, si longtemps victorieuse sur la rive gauche de la Loire, passa le fleuve après la bataille de Cholet et erra pendant deux mois de Laval à Granville et du Mans à Savenay. C’étaient ces paysans, dont Carrier avait eu si grand peur, lors de sa première rencontre avec eux ; il prenait sa revanche, maintenant qu’ils étaient vaincus, et désarmé, réalisant ainsi la prophétie de Kléber à ses grenadiers :
— « Laissez passer le représentant ; il tuera après la victoire. »
Certes, une si sauvage conception des droits du vainqueur est sans excuse ; mais il faut reconnaître que la situation était embarrassante. Les Nantais voyaient avec terreur refouler sur les prisons de leur ville ces masses de malades apportant l’infection. Comment recevoir ces bandes d’hommes, de femmes et d’enfants épuisés ?
De quoi les nourrir, puisque, par suite des circonstances et de l’incurie générale, la population manquait de pain ? Les garder à Nantes jusqu’à la pacification complète de la Vendée ? Mais cette pacification, sans cesse annoncée, devenait chaque jour moins probable, car l’atroce système de dévastation, prôné par Carrier, exaspérait la résistance des rebelles et rendait l’entente impossible.
Devait-on évacuer sur les îles du littoral cette armée de prisonniers ? Là encore se poserait le problème de leur subsistance, avec, en plus, l’appréhension d’une révolte dont les Anglais et les émigrés se hâteraient de profiter pour opérer un débarquement. Disséminer ces malheureux en Normandie ou dans le Maine ? Comment les transporter et les surveiller dans ces régions mal soumises, et quelle ville aurait accepté ce surcroît de bouches inutiles ?
Il ne fallait pas davantage songer à les renvoyer chez eux, dans le Bocage ou dans les Mauges : tout y était ravagé et, faute d’un abri, ils auraient immédiatement grossi les bandes de Charette ou de Stofflet. C’est ainsi que par son impéritie et comme en précoce châtiment de son incohérente et implacable gestion, Carrier fut acculé à la nécessité de ces destructions en masse que, avec un autre homme, un peu d’humanité et de prévoyance aurait épargné à l’histoire.
Nous connaissons les chefs de ces expéditions : dans presque toutes est constatée la présence de Lamberty, de Grandmaison, de Foucaud, de Robin, de Fouquet, d’O’Sullivan, de Jolly, de Lavaux, ayant en sous-ordre quelques Marats de choix : Durassier, Naux, Ducou, Richard, Lucas, mêlés à d’autres acolytes de bonne volonté, sortis on ne sait d’où et venus là pour voler une chemise ou une paire de souliers.
Le charpentier Affilé, promu, en quelque sorte, l’ingénieur ordinaire de cet état-major de bandits, s’occupait de machiner les bateaux et de recruter les mariniers indispensables à leur conduite en Loire.
Les condamnés se rangeaient docilement en file, deux couples sur chaque rang : paysans pour la plupart, fermiers, laboureurs, ouvriers des filatures de Cholet, les uns, malades, se soutenant à peine, d’autres encore vigoureux. Comme on leur laissait croire qu’il s’agissait d’un transfèrement à Brest, ils étaient calmes.
Quelques-uns paraissaient satisfaits. Les plus avisés se montraient inquiets de la mine farouche des recruteurs et de l’air attristé des soldats. Tous s’étaient préparés au voyage : ils emportaient leur pain, des paniers, des petits paquets de bardes attachés à leurs ceintures ou pendus à l’épaule par des ficelles et des lisières de drap.
La file, surveillée par quelques gardes nationaux seulement, s’allonge au pied des murs de l’Entrepôt, les premiers avançant à mesure que d’autres viennent se ranger derrière eux. Elle s’étend parfois jusqu’au Sanitat. Ces pauvres gens ne se plaignent que de leurs liens ; quand ils aperçoivent Fouquet ou Lamberty, ou Robin, ou Foucaud circulant, une chandelle aux doigts, ils supplient qu’on relâche leurs cordes, causes de tortures insupportables.
Le signal du départ est donné enfin. Fouquet passe dans les rangs, resserrant les nœuds qui lui semblent lâches et le troupeau s’avance en bon ordre. Carrier vient une fois assister au défilé et passe la macabre revue : il est vêtu d’une roquelaure foncée et couvert d’un chapeau rond. On entend sa voix criarde commander :
— Dépèchez-vous! Marchez en ligne!
Quand la funèbre colonne est presque exclusivement composée de femmes, ainsi qu’il arriva en nivôse, alors que l’on noya, d’un coup, trois cents prisonnières, la scène est déchirante : ces malheureuses ont plus de méfiance que les hommes, car on ne peut, comme ceux-ci, les duper et prétexter un transfèrement nécessité par des travaux de fortification.
Ce jour-là, d’ailleurs, les curieux sont en plus grand nombre sur le chemin de l’Entrepôt au quai. Comment le bruit se répand-il dans Nantes qu’on va faire périr des femmes ? On ne sait ; mais certaines personnes sont toujours avisées en temps opportun de l’endroit et de l’heure où peut s’exercer leur charité, et on vient là pour sauver les enfants.
Il y a des mères, en effet, parmi celles qui vont mourir : du bras laissé libre, elles tiennent leur bébé serré contre elles ; toutes se lamentent et sanglotent, et quand les noyeurs ordonnent d’avancer, les cris de désespoir redoublent : elles en appellent aux spectateurs rangés sur leur passage :
— On va nous noyer, crient-elles, et on ne veut pas nous juger !
Malgré les bras qui se tendent vers elles, beaucoup refusent de se séparer de leurs enfants ; d’autres, — plus héroïques ou plus aimantes, — les livrent à ces inconnus. Une d’elles, résolument, lance dans la foule son petit, aussitôt reçu « comme un ballon » par une femme : et celle-ci crie à la mère « qu’elle en prendra soin ».
Une jeune Nantaise, Mlle Dusen, sœur d’un officier de la garde nationale, prend un jour un marmot d’un an à peine, arraché par un soldat compatissant des bras d’une femme qu’on mène à la mort ; MIIe Dusen recueille l’orphelin et « le porte en dot » au chirurgien Gourlay — son fiancé ? — qui l’adopte aussitôt.
Nombre de familles, à Nantes, pauvres ou riches, se chargent ainsi de petits inconnus qui grandirent sans jamais savoir quels avaient été leurs parents.
Quand le cortège est parvenu au bord de la Loire, devant la cale d’embarquement, on fait halte : une passerelle, formée de planches posées de barque en barque, conduit à la gabare béante. Les bourreaux fouillent rapidement les couples, arrachent les cravates, les ceintures, retournent les poches, passent la main sous la chemise, entassent sur le quai le butin qu’ils ramasseront plus tard dans de grands paniers et qu’ils vendront le lendemain sur le port.
— Allons, sacrés gueux, dépêchons-nous, point d’exception ; il faut que tout marche, que tout y passe.
On pousse les prisonniers sur la passerelle : un batelier se trouve là qui, à son tour, leur arrache ce qu’il peut attraper au passage, les chapeaux, les bonnets, dont il fait un tas dans sa barque. L’un des soldats, ayant osé s’avancer sur le bord et jeter un regard au fond de la gabare, déjà pleine, voit, dans le grouillement de ces corps entassés, un homme qu’il reconnaît, les dépouillant encore et rapinant ce que ses collègues n’ont pas pris.
Le résultat incomplet de ces rafles successives provoquait pourtant bien des regrets : il n’est pas aisé d’enlever à des hommes liés deux à deux par le bras, leur veste et leur chemise ; les agents de Lambertv perdaient là, sans profit pour personne, un bénéfice assuré.
Par égard pour ces acolytes qu’il voulait tout à la fois intéresser et compromettre, le noyeur-chef modifia sa tactique. Carrier lui avait fait don de la galiote hollandaise naguère utilisée à la première noyade et sur laquelle il invitait parfois ses amis à quelque agape joyeuse. Pourquoi n’emploierait-il pas son bâtiment, ancré devant la Sécherie, et où ces hommes pourraient, plus à leur aise que sur le quai, dépouiller les prisonniers avant qu’ils fussent entravés ?
Il y trouverait, en outre, cet avantage d’opérer en pleine Loire, loin des témoins indiscrets ; l’idée, dès la fin de décembre, fut mise en pratique. On embarquait donc les malheureux tirés de l’Entrepôt, non plus directement dans la sapine qui devait leur servir de tombeau, mais sur des chaloupes canonnières ; ils étaient conduits à bord de la galiote et descendus à fond décale.
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On les en tirait par petits groupes qu’on déshabillait à loisir et alors seulement on les descendait dans une gabare amarrée au flanc du navire et que, une fois remplie, l’heure de l’exécution venue, on poussait au cours du fleuve. De cette façon, rien n’était perdu de la défroque des « brigands » et les choses se passaient secrètement ; double avantage.
On arriva même, quand la « fournée » n’était pas très nombreuse, à supprimer la gabare et à faire sauter, du pont de la galiote dans le courant, les victimes liées de cordes. Robin, OSullivan et Grand- maison décidaient, à coups de sabre, les récalcitrants.
Source : Les noyades de Nantes – G. LENOTRE – 1912