Peu de rois ont régné aussi jeunes que Charles V et, dans un règne relativement court et surtout si cruellement agité, ont fait d’aussi grandes choses, non par les armes, mais encore par la diplomatie.
Monté sur le trône, à l’âge de vingt-sept ans, pendant dix-sept ans, Charles V répara les maux innombrables de la France et déploya une activité patiente et puissante à la fois, qui déconcerta ses nombreux ennemis, en même temps qu’elle lui mérita de ses contemporains le beau surnom de sage, que la postérité lui a confirmé.
Tel est, en quelques mots, le caractère de ce règne et de ce roi, si mal appréciés de nos modernes historiens, en proie à un système de parti pris qui leur a faussé la vue, si l’on peut s’exprimer ainsi, et a fait, qu’alors même que l’évidence des preuves les réduisait à reconnaître, comme malgré eux, le mérite et les services réels de Charles V, elle ne leur a inspiré en fin de compte qu’une sorte de terreur à l’égard de ce monarque, que son caractère en même temps que l’ordre des temps place immédiatement après Louis IX et fait le précurseur de Louis XI, dont il fut le bisaïeul.
Il est vrai que Louis IX et Louis XI sont peu sympathiques à la plupart de nos modernes historiens, libéraux et souvent même révolutionnaire, selon que le sens religieux leur manque plus ou moins complètement. La pensée d’une étude sur le caractère de Charles V nous est venue et nous devait venir naturellement, à la suite de nos recherches sur l’épisode d’Etienne Marcel, où nous avons déjà commencé à venger la mémoire, si indignement outragée, de ce même roi alors à ses débuts difficiles de lieutenant général, puis de régent du royaume pendant la captivité de son père.
En reproduisant quelques pages remarquables de M. L. Binaut sur la façon déplorable dont M. Perrens s’est fait l’apologiste à outrance de la démagogie du XIVe siècle contre le Dauphin Charles, nous réservions de nouvelles et importantes citations de cet article si nerveux et si fort de logique dont nous voulons faire l’entrée en matière et comme le thème de l’étude que l’on va lire.
Voici donc ce que dit, avec une haute raison, M. Binant :
« Cette distribution si tranchée du mérite et du démérite, qui met tout le bien d’un côté et tout le mal de l’autre, est suspecte en elle-même et à première vue. Lors même qu’il en serait autrement, lors même qu’à une certaine époque toutes les extravagances et toutes les fourberies se seraient donné rendez-vous dans le palais des rois, il ne s’ensuivrait, pour cela, aucune condamnation générale contre la politique séculaire de la royauté.
On pourrait abandonner à la réprobation de l’histoire le roi Jean et son fils et leurs ministres et leurs généraux, qu’il n’en resterait pas moins vrai que la monarchie, en son temps, a été nécessaire, qu’elle a été pour la France en particulier le plus puissant agent de l’unité, de la justice, du nivellement peut être excessif qui nous distingue, et qu’elle a droit d’être jugée d’après cette grande fonction si longtemps remplie et non d’après les vices et les travers de quelques individus. »
Toutefois, comme cette sorte de partialité dans l’histoire devient assez commune, quelques considérations plus générales sur ce sujet ne seront sans doute pas inutiles. Il s’agit de justice et à ce titre la question ne laisse point que d’avoir pour nous un intérêt fort direct. La justice envers les hommes d’autrefois n’est point du tout indifférente à nos destinées d’aujourd’hui. La justice de l’historien est un des grands intérêts publics, car l’histoire, c’est la patrie, et l’inique diffamation du passé est la discorde et la faiblesse du présent.
La justice possède une force de conciliation qui, laissant à chaque individu, à chaque classe sa part d’honneur, et ne concédant à personne le monopole des mérites, éteint en les expliquant les querelles du passé au profit de l’avenir. L’historien n’a pas le droit d’écouter ses sympathies, de plaider pour sa race, pour sa profession, pour son parti. Et pourtant, depuis Boulainvilliers, c’est-à-dire depuis qu’on a commencé à reconnaître dans notre histoire et à suivre de siècle en siècle une lutte de classes qui a son origine dans la conquête, et qui s’est perpétuée jusqu’à nous, une secrète partialité a toujours réfléchi sa teinte sur l’exposition des faits de ce grand drame.Les meilleurs esprits n’en sont pas tout à fait exempts.
Chez d’autres, le réquisitoire ou panégyrique est le fond même de ce qu’ils appellent l’histoire, et l’on voit trop souvent la polémique contemporaine, plus ou moins déguisée, remonter avec ses passions dans les temps écoulés, y altérer sinon le matériel des faits, au moins leur proportion, leur mesure, leur caractère, supprimer ceux qui la gênent, faire grande place et grand jour à ceux dont elle veut tirer des arguments pour sa cause, de sorte que, tout en disant des choses vraies, on arrive ainsi à la plus fausse représentation de l’ensemble, et le lecteur sort de là rempli de haines rétroactives, d’admirations mal fondées et d’impressions troubles qui corrompent le jugement et sur les choses d’autrefois et sur celles d’aujourd’hui.
M. Sismondi à la veille de 1830, un des libéraux à outrance de 1828, époque à jamais désastreuse dans notre histoire, M. Sismondi se montre particulièrement hostile à Charles V, dans son volumineux ouvrage. Une sorte d’attrait irrésistible et inexplicable au premier abord, caractérise la façon fiévreuse, inquiète et presque irritée dont l’auteur de l’Histoire des Français aborde le règne de ce roi :
« Depuis que son père était demeuré captif à la bataille de Poitiers, près de huit ans auparavant, il avait été presque toujours dépositaire de l’autorité royale en France. Il était donc bien connu du peuple sur lequel il était appelé à régner ; mais cette connaissance n’avait inspiré pour lui ni affection, ni estime, ni confiance. Les soldats et la noblesse lui reprochaient sa lâche conduite à Poitiers, qui avait causé la perte de la bataille, la captivité de son père et le danger, presque la ruine du royaume.
Les bourgeois avaient été trompés et sacrifiés par lui ; ils avaient été punis par des supplices pour s’être fiés à ses serments. Les paysans non-seulement avaient éprouvé, par sa faute, le pillage des gens de guerre et tous les genres de calamité ; ils avaient pu croire, dans le temps de la Jacquerie, qu’ils étaient pour lui un objet de haine et que ce prince désirait leur extermination.
Le Dauphin, redouté et méprisé du peuple, n’était pas vu d’un meilleur œil par ses parents, et l’on cherche en vain quel était le prince, quel était l’ordre de l’État qui prenait confiance dans le nouveau roi.
Cependant, Charles V est connu de la postérité sous le surnom de Charles le Sage, et son règne, placé entre deux des époques les plus calamiteuses de l’histoire de France, présente, si ce n’est une période de prospérité, du moins un retour assez marqué au dedans vers l’affermissement de l’ordre, au dehors vers le rétablissement de la puissance.
Les désastres que son père et son aïeul avaient attiré sur la France furent à peu près réparés pendant son règne de seize ans, et on lui a tenu compte, non-seulement de tout le bien qu’il avait fait, de tout celui qui, de son temps, s’était fait de lui-même, mais encore de tout le mal que s’étaient fait ses adversaires.
Charles y fut surnommé par ses contemporains, plutôt le savant, sapiens, que le sage, parce qu’il avait reçu une éducation plus littéraire que les princes auxquels on le comparait. Une pédante fille de son astrologue, Christine de Pisan, nous a laissé son panégyrique : c’est un écrit où il est aussi difficile de trouver un trait caractéristique du prince qui en est l’objet qu’un sentiment vrai, une pensée digne d’éloges dans l’auteur. Christine de Pisan mérite cependant d’être crue quand elle parle de l’érudition du roi qu’elle célèbre…
Ce n’est pas à cause de la confiance que le roi Charles V accorda aux astrologues, ou des progrès qu’il fit lui-même dans l’astrologie, que la postérité a confirmé le nom de sage que porte ce roi. Elle a été frappée du contraste entre son immobilité et ses conquêtes : il était faible, maladif, d’un caractère peureux ; il ne parut plus dans les armées après la bataille de Poitiers : dans son palais même il vécut caché en quelque sorte ; il n’attira l’attention par aucune action brillante d’aucune espèce ; il fut rarement mentionné par les historiens contemporains ; il ne laissa ni dans les lois, ni dans les actes diplomatiques aucune trace signalée, et cependant il regagna presque toutes les provinces que les Anglais avaient enlevées à son père… »
Quel mélange d’admiration et de mépris, à la fois, dans ce tableau du règne et des actes de Charles V ! M. Sismondi grince des dents en avouant, malgré lui, les mérites réels et par conséquent incontestables de Charles V. Mais, pour se délasser quelque peu d’une telle fatigue, d’une telle torture ou tout au moins de l’obsession à laquelle le mettent en proie ses souvenirs, il s’empresse de témoigner de sa sympathie pour les Anglais et essaie de mettre la justice et le droit du côté du roi de Navarre et des ennemis de Charles V et de la France.
En habile tacticien, au lieu d’attaquer les Anglais, Charles V les faisait attaquer par leurs voisins et détachait d’eux leurs alliés ; il les usait surtout en les ennuyant et en temporisant, comme avait fait, dans l’antiquité, Fabius, et comme devait le faire avec tant de succès, au commencement de notre siècle, Wellington à l’égard de nos armées, en Espagne et ailleurs : c’est de bonne guerre…
Peu avant Noël (1373), — poursuit M. Sismondi, — les Anglais arrivèrent à Bordeaux, après une marche de plus de deux cents lieues au travers de la France ; mais l’armée si brillante avec laquelle ils étaient partis de Calais était affaiblie, épuisée, découragée. Elle n’avait pas conservé quarante chevaux de plusieurs milliers avec lesquels elle était partie ; elle était hors d’état de rien entreprendre, et cependant son équipement avait tellement ruiné Edouard III, qu’il ne pût plus, pendant le reste de sa vie, faire un effort vigoureux pour recouvrer ses possessions françaises, tandis que Charles V s’applaudissait d’avoir dit à ses généraux :
« Laissez-les aller ; par fumières ne peuvent-ils venir à notre héritage ? Il leur ennuiera, et iront tous à néant. Quoique un orage et une tempête s’appert à la fois en un pays, si se départ depuis et se dégâte de soi-même ; ainsi adviendra-t-il de ces gens anglais. »
Le règne dont on vient de voir le tableau n’est pas une époque ordinaire, non plus que Charles V un roi du commun; on voit comment M. Sismondi traite l’un et l’autre, par ce système déplorable du parti pris dont M. Binaut a fait si complète justice, à propos de l’Etienne Marcel, de M. Perrens.
Cependant, le résumé de ce règne par l’irascible libéral est dans une note relativement adoucie, quoiqu’encore peu sympathique ; un aveu formulé dans de telles conditions n’en a, ce semble, que plus de prix, parce qu’on ne peut le soupçonner de partialité, — bien au contraire.
« Nous avons cherché à faire connaître Charles V tel qu’il s’était montré à ses sujets, tel que l’avaient jugé les étrangers, lorsqu’il était monté sur le trône ; entaché par un trait signalé de lâcheté à la bataille de Poitiers, et ayant donné depuis, dans ses deux régences, des marques incontestables d’incapacité, de pusillanimité, de négligence et de mauvaise foi, il n’avait alors inspiré à ses sujets, qui avaient eu tout le temps de le connaître, ni affection, ni estime.
Il était parvenu à la royauté dans les circonstances les plus défavorables : son trésor était vide et cependant chargé d’une dette énorme à payer aux étrangers ; son armée était humiliée et désorganisée ; ses sujets, diminués de moitié par la peste, la guerre et la famine, étaient foulés en même temps par ses propres officiers et par des brigands plus maîtres que lui dans le royaume. »
En somme et en dépit de son peu de sympathie pour Charles V, M. Sismondi n’en a pas moins consacré à ce roi près de trois cents pages du tome X de son Histoire des Français. Dont acte. Pour parler si longuement d’un hom[1]me que l’on n’aime pas, il faut qu’il y ait pourtant chez cet homme quelque mérite; sans cela, on ne s’y attarderait pas à ce point.
Laissons ici la parole à un savant élève de l’École des Chartes, M. Saint-Luce, dont nous avons déjà invoqué le témoignage, dans notre étude sur le révolutionnaire prévôt de Paris :
« On a dit pendant longtemps, en se fondant sur l’autorité de Froissart, que Charles avait pris honteusement la fuite à la bataille de Poitiers. M. Lacabane a l’honneur d’avoir réfuté le premier cette calomnie de la manière la plus péremptoire, en publiant une lettre du comte d’Armagnac qui établit que les jeunes princes ne quittèrent le champ de bataille que par l’ordre exprès du roi.
Les historiens les plus autorisés de ce temps, notamment MM. Michelet et H. Martin, se sont rangés à l’opinion du savant diplomate. Par malheur, en môme temps que M. Perrens nourrit une véritable tendresse pour Charles-le-Mauvais…, cet écrivain laisse percer partout la haine la plus passionnée et la plus injuste contre le dauphin Charles.
Rien n’est prouvé de ce qui ôterait à cette haine un prétexte et un aliment. Voilà pourquoi le jeune professeur, bien qu’il connaisse le document mis au jour par M. Lacabane, pièce authentique, originale et confidentielle dont l’autorité est irréfragable, n’en adopte pas moins la version de ce Froissart, si mal informé, surtout pour cette époque, si souvent pris en flagrant délit d’erreur :
« Quand la victoire — dit l’auteur d’Etienne Marcel, parut incliner vers les Anglais, on persuada facilement aux frères et aux fils du roi de prendre la fuite, et on leur donna une escorte de huit cent lances. »
Et plus loin :
« La fuite honteuse du duc de Normandie, à Poitiers, acheva de lui aliéner les esprits. »
Une chronique contemporaine, jusqu’à présent inconnue, qui se recommande en général par une rare impartialité, vient corroborer le témoignage de la lettre publiée par M. Lacabane et démontrer de nouveau la fausseté de l’opinion contraire.
On y lit que le duc de Normandie se retira du champ de bataille, non-seulement par l’ordre exprès de son père, mais encore tout à fait malgré lui :
« Ains que le roy fut prins, quant il aperçut que la bataille estoit doubteuse, il manda à son ainzné filz Charles duc de Normandie que, sur quanque il aimoit et doubtoit, il se retraist à Poitiers, combien que moult envys le feist. Mais il convinst qu’il obeist à son père comme raison estoit. »
Que devient en présence de ces deux témoignages si formels, dont l’un nous est fourni par un titre original, et l’autre par un chroniqueur contemporain plus exact que Froissart, — que devient l’accusation de fuite honteuse, la calomnie si malencontreusement reproduite par M Perrens.. ?
M. Perrens laisse percer pendant tout le cours de son livre une prévention passionnée contre le dauphin Charles, qui va souvent jusqu’à l’injustice. Non content de donner toujours tort à ce prince, de lui adresser les reproches les moins mérités, l’auteur d’Etienne Marcel ne veut même pas qu’on sache gré à celui qui fut plus tard Charles V des qualités que lui ont reconnues tous les historiens.
Si Charles fut chaste, ainsi que l’assure Christine de Pisan, M. Perrens prétend que ce fut par nécessité et par goût. Selon cet écrivain, la jeunesse du duc de Normandie aurait été remplie par toute sorte de désordres et de débauches, dont deux des frères d’Etienne Marcel, Jean et Guillaume, se seraient faits les compagnons et les ministres…
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Savez-vous pourquoi Charles V fit la guerre aux séducteurs ? Selon M. Perrens, c’est parce qu’il était jaloux des plaisirs des autres. Charles-le-Sage, non content de protéger les lettres et les sciences, ne dédaigna point de les cultiver lui-même toute sa vie avec ardeur.
Mais l’auteur d’Etienne Marcel ne veut pas qu’on fasse un mérite à ce prince de ces goûts si nobles, si élevés et si rares sur le trône…
Source : Erreurs et mensonges historiques – tome 10 – Charles Barthélémy – 1879