Aujourd’hui encore, nous pouvons palper plus que jamais ce malaise social en France, si vous pensez que ce fait est nouveau, il n’en est rien, ce déséquilibre social tire bien ses sources de quelque part.
Les doctrines de l’individualisme ont été introduites dans la vie sociale par la Franc-Maçonnerie, sous le couvert de la Révolution.
La doctrine de l’individualisme, où l’homme se prend pour sa propre fin et où l’humanité, se glorifiant elle-même, s’affranchit de tout devoir vis-à-vis du Créateur, est aussi ancienne que le monde, puisqu’elle est celle que l’ange rebelle soufflait au premier homme.
Elle s’est transmise à travers les âges, dans les civilisations païennes parce qu’elle est fille de l’orgueil, et que l’homme ne cherche trop souvent dans les bienfaits de Dieu que les moyens de s’affranchir de sa loi.
Elle a éclaté, au lendemain de la Renaissance, dans la Réforme, qui s’est faite au nom de la liberté de conscience et qui a exalté en fait le droit de la force.
Mais elle a surtout inspiré la Franc-Maçonnerie. Cette Société, née au commencement du siècle dernier, en Écosse, sur un sol où la Réforme avait fomenté plus encore qu’ailleurs la haine de l’Église, professait une philosophie inspirée de l’orgueil pharisaïque et du matérialisme des sectes de l’Orient, en même temps que ses pratiques étaient empruntées aux plus grossières idolâtries dans lesquelles les juifs étaient tombés. Elle mêlait toutefois à son langage un vague hommage à l’Être suprême, Dieu impersonnel dont les commandements se confondaient avec ceux de la nature, et à ses coutumes une puérile contrefaçon de la chevalerie ; pour faire des dupes dans son propre sein, elle s’affublait des ornements extérieurs de ce qu’elle allait s’acharner à détruire : la société chrétienne.
Lorsque la Franc-Maçonnerie eut gagné dans toute l’Europe les classes dirigeantes, et leur eut inspiré un grand dédain du menu peuple qu’elle n’admettait pas dans ses rangs, elle concentra ses efforts sur la France, qui tenait alors sans conteste la tête de la civilisation. Profitant de l’écroulement d’un régime politique qu’elle avait miné en même temps que corrompu, elle fit luire aux peuples, comme un Évangile nouveau, dans la proclamation des droits de l’homme, ce qu’on appelle encore les grands principes et que Le Play appela beaucoup plus justement les faux dogmes de 1789.
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Comme elle avait inspiré les cahiers des bailliages, elle fit les élections, gouverna les assemblées, imposa à l’État sa devise : « Liberté, Egalité, Fraternité, » et poursuivit avec la dernière violence tous les restes d’autonomie, tous les vestiges de solidarité, toutes les libertés publiques ou privées que l’ancien régime n’avait pas lui-mômes abolies : les corporations avec leurs « boîtes » de secours mutuels, les communautés religieuses avec leurs biens, toutes les fondations en faveur des pauvres. Tout ce qui formait leur patrimoine fut confisqué sous le bénéfice de cette déclaration, que la nation assumait la charge de fournir du travail aux citoyens valides et des aliments aux indigents.
Le siècle s’est écoulé, la Franc-Maçonnerie s’est maintenue au pouvoir, ses doctrines sont invoquées comme des dogmes à peu près par tous les partis. Mais ses promesses sont restées vaines, parce qu’elles sont en contradiction avec ses principes.
Comment le libéralisme économique a concouru avec l’individualisme impie et révolutionnaire à désorganiser la société.
« Laissez faire, laissez passer, disait l’école de Manchester. Ôtez toute entrave au commerce, toute lisière au travail. La loi de l’offre et de la demande et le libre échange suffiront à tout. Si l’équilibre est un moment troublé, il se rétablira. L’ouvrier malheureux ira chercher au loin des salaires plus avantageux, ou bien il se défendra par la grève.»
La plupart de nos économistes en sont encore là. C’est une illusion déplorable qui a concouru, avec la propagande révolutionnaire, à désorganiser la société.
L’ouvrier, privé des associations qui le soutenaient et des lois qui le protégeaient, est resté sans défense. La loi inéluctable de la concurrence conduit toujours à la production à bon marché et à l’abaissement des salaires.
L’ouvrier patient se prête à tout pour vivre et pour donner un peu de pain à ses enfants. Les journées s’allongent, les nuits s’y ajoutent, les femmes et les enfants travaillent, et le pain est toujours aussi rare à la maison. Alors l’ouvrier s’aigrit, et il est prêt à accepter toutes les mauvaises doctrines. C’est là que nous en sommes.
Qu’on ne dise pas que l’ouvrier a la grève pour faire hausser le prix du travail. L’ouvrier n’a pas les ressources pour attendre. De fait, sur plus de cent grèves, il n’y en a que cinq ou six qui aient tourné au profit de l’ouvrier.
On dit aussi que le travail est libre, que l’ouvrier peut chercher ailleurs. Non, l’ouvrier ne peut pas facilement chercher ailleurs. Il y a peu d’usines semblables. L’ouvrier ne peut pas transporter partout son modeste foyer comme l’Arabe transporte sa tente au pâturage voisin. Et puis, ailleurs, que trouverait-il?
C’est la conception même du système qui est fausse. Le travail n’est pas une marchandise, une valeur régie par des lois économiques ; c’est un acte humain et social, qui a des conséquences morales pour l’individu, la famille et la société.
« Ah! S’écriait l’éminent cardinal Manning, si le but de la vie est de multiplier les aunes de drap et de coton, si la gloire d’une nation est de produire ces articles dans la plus grande quantité et au plus bas prix, c’est bien… En avant dans la voie où nous sommes!
Au contraire, si la paix et l’honneur du foyer, si l’éducation des enfants, les devoirs d’épouse et de mère sont écrits dans une loi naturelle autrement importante que toute loi économique ; si toutes ces choses sont autrement sacrées que tout ce qui se vend au marché, il faut agir en conséquence.
Si, dans certains cas, la non-réglementation du travail conduit à la destruction de la vie domestique, à l’abandon des enfants ; si elle transforme les femmes et les mères en machines vivantes, les pères et les époux (qu’on nous pardonne ces mots) en bêtes de somme, qui se lèvent avant le soleil et retournent au gîte le soir, épuisés de fatigue, et n’ayant plus que la force de prendre un morceau de pain et de se jeter sur un grabat pour dormir, alors la vie de famille n’existe plus, et nous ne pouvons continuer de ce pas. »
Et, comme quelques-uns accusaient le cardinal de socialisme, il répondait :
« Non, aider les ouvriers et les indigents, mettre à leur service le concours de l’Eglise, les forces de l’Etat et l’appui des associations, pour empêcher ce qui est contre la loi naturelle et chrétienne, ce n’est pas faire du socialisme, c’est accomplir un devoir. »
Comme quoi les principes de la société moderne ne peuvent produire que l’arbitraire dans les lois, l’instabilité dans les institutions, l’égoïsme dans les mœurs.
Le principe de la souveraineté du peuple est l’exagération de celui des monarchies absolues, car tandis que celles-ci sont obligées d’invoquer un droit divin ou un droit historique, qui s’appuient sur une loi supérieure ou sur des coutumes antérieures, le principe de la souveraineté du peuple ne rencontre dans son origine aucun frein pour son application. Le premier docteur de l’École, J.-J. Rousseau, l’a proclamé, et aucun depuis n’a pu le contester. Or, la souveraineté du peuple ne peut en réalité être exercée que par une faction qui s’empare de la majorité, et traite forcément en ennemie toute minorité dissidente. Environ une moitié des citoyens est ainsi réduite au rôle du vaincu dans un pays conquis, d’émigrés à l’intérieur. Dans la majorité même, tout citoyen en possession théorique de la souveraineté vit en réalité dans un état juridique peu différent de celui de l’esclavage, puisque rien ne garantit que ce qu’il appelle aujourd’hui son droit ne sera pas déclaré périmé par ses propres mandataires, et qu’il ne sera pas du même coup déclaré suspect, parce qu’on le supposera mécontent et rebelle parce qu’il ne peut manquer de l’être dans son for intérieur.
Que l’instabilité des institutions soit une conséquence inséparable du dogme de la souveraineté du peuple, cela va de soi, la mobilité naturelle du peuple n’étant contenue par rien, dès qu’il se croit le maître de tout. Ce n’est même pas seulement leur instabilité, c’est leur caducité qu’il faut dire, car toute institution ancienne a contre elle l’esprit de nouveauté que ce régime exalte outre mesure, tandis qu’il affaiblit l’esprit de tradition.
Mais que l’égoïsme des mœurs soit une autre conséquence des mêmes doctrines sociales ou plutôt antisociales, cela demande à être bien considéré.
La liberté, telle qu’elle est comprise dans la pratique de l’École, consiste à n’avoir vis-à-vis de personne de devoirs de subordination ; l’égalité, à n’être tenu davantage à aucun respect, à aucune déférence, à aucun égard. Où donc serait le lien social, dans cette conception ? Pas même dans la famille, où l’enfant devient bien vite l’égal du père — heureux quand il ne se croit pas plus que lui, par cela même qu’il est plus « dans le mouvement. »
Reste sans doute le troisième terme de la formule « Fraternité. » Mais, pour voir de quel ressort il peut être, il faut considérer le pivot. Ce n’est plus parce que nous avons un Père commun « qui est aux cieux » que nous sommes frères, dans la doctrine nouvelle, mais par une simple similitude de nature, et parce que nous descendons tous des singes. Ces dogmes nouveaux ne sont guère propres à inspirer aux hommes un véritable amour de l’humanité.
La fausse notion de la société a engendré la fausse notion de la propriété.
Le libéralisme, ou plutôt l’individualisme, puisque c’est le nom qui convient à la fausse notion de la société, devait engendrer de fausses notions sur toutes les institutions qui sont à la base de l’ordre social. Il a fait de la religion une opinion personnelle, et de sa pratique une affaire d’ordre purement privé, sans rapport avec la vie publique. Il a fait de la famille une société momentanée, de nature animale, également sans rapport avec la vie sociale ; l’État usurpe l’autorité du père de famille, et en affranchit le citoyen dès qu’il est adulte. Il a fait du travail une forme d’esclavage, dont les conditions sont déterminées et imposées à la pauvreté par les détenteurs de la richesse, sans autres règles de droit que celles qui naissent de la force. Il a fait, enfin, de la propriété, une puissance sans conditions, une puissance sans frein, une source de droits sans devoirs.
La doctrine de l’individualisme est donc responsable, en plus du mépris de la religion, de la famille et du travail, de cette forme particulière du mépris de la pauvreté qui a sa source dans l’avarice, et se traduit par cette définition païenne de la propriété : le droit d’exclure tout autre de la disposition et de l’usage d’un bien ; tandis que sa définition chrétienne est le droit d’administrer et de dépenser en vue du bien commun: Potestas procurandi ac dispensandi. (S. Thomas.).
La fausse notion de la propriété a engendré l’usure.
La propriété, affranchie de tout devoir, conserve ce que, en termes modernes, on appelle des disponibilités. Du moment où elle ne croit plus devoir les employer en services gratuits, il est naturel qu’elle fasse payer les services qui eussent dû être gratuits, et qu’elle mesure le prix de ces services, moins sur ce qu’ils lui coûtent et sur ce qu’ils rapportent, que sur le besoin d’autrui et sur la nécessité où il est de se les procurer.
C’est là le principe de l’usure. Il rend la pauvreté tributaire de la richesse, tandis que c’est celle-ci qui a reçu de la Providence la charge de répartir ses dons.
L’usure s’est d’abord exercée par le prêt dit de consommation et par le gage hypothécaire ; puis par la rente excessive imposée à la terre ainsi engagée ; ensuite, par la location des capitaux à un taux excessif, tandis que la location d’ouvrage se traduisait en salaires insuffisants.
Cela est facile à toucher du doigt dans la statistique des premières entreprises industrielles : lorsque les capitaux ont décuplé, les salaires n’ont pas même doublé, alors que la valeur de l’argent a diminué davantage.
Une dernière forme de l’usure est venue s’exercer, non seulement en proportion du capital employé, mais en vertu du crédit supposé. Opérant à terme, c’est-à-dire sur des différences, la spéculation vient encore imposer tribut au producteur comme au consommateur, sans faciliter en rien la production ou la consommation, mais simplement en s’emparant du marché.
L’usure a produit la prolétarisation des classes inférieures.
Les classes inférieures, c’est-à-dire celles qui, vivant d’un travail journalier peu rémunéré, ont droit au dévouement des classes supérieures, se sont trouvées, sous le régime de l’usure, non seulement abandonnées à elles-mêmes, mais exploitées par les possesseurs du capital et, comme nous l’avons dit, tributaires de ceux-ci.
Le résultat de cette exploitation a été la prolétarisation, autrement dit la perte d’une existence assurée, telles que la possession d’un foyer, d’un métier et de ses instruments, en un mot, d’un état.
Aussi le régime, dit de la liberté du travail et du commerce, a-t-il été stigmatisé dans les termes suivants :
« Une usure vorace est venue ajouter encore au mal. Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l’Église, elle n’a cessé d’être pratiquée sous une autre forme par des hommes avides de gain et d’une insatiable cupidité. À tout cela, il faut ajouter le monopole du travail et des valeurs, devenu le partage d’un petit nombre de riches et d’opulents qui imposent ainsi un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires ».
L’usure-amène la disparition des familles gardiennes des traditions, au profit de quelques spéculateurs.
Partant de celle fausse notion de la propriété, les classes élevées, sans se livrer directement à la spéculation usuraire, n’ont pas craint de participer à ses profils par le moyen des capitaux qu’elles pouvaient lui fournir. D’où une première cause de déconsidération.
Puis elles se sont abandonnées à l’oisiveté, à la faveur de ces revenus dont la rentrée n’exigeait aucun travail ; elles n’ont plus songé à se distinguer des classes inférieures que par le luxe et le bien-être.
La richesse, dès lors, n’est plus apparue chez elles comme un produit des nobles labeurs, ni comme un attribut du pouvoir acquis. Elle a cessé d’inspirer le respect.
N’étant pas restée non plus une source de libéralités, inhérentes à sa nature, elle a cessé d’appeler la reconnaissance. Elle est devenue une jouissance d’ordre inférieur, qui ne peut plus inspirer que le dédain à ceux qui n’en sentent pas le besoin, et l’envie à ceux qui souffrent de la médiocrité ou qui endurent la pauvreté. En même temps qu’elle créait l’éloignement entre les riches et les pauvres, la propriété ainsi conçue amenait un nivellement anti-social entre les usuriers de profession et leurs associés inconscients.
Les juifs prenaient de droit la première place dans une Société ploutocratique ; leur clientèle bénévole ne songeait plus à ce qui devait la distinguer d’eux ; après les avoir remorqués, elle tombait à leur remorque, perdant ainsi jusqu’au droit à l’existence. C’est bien là propter vitam vicendi perdere causas ((pour vivre, perdre les causes de la vie).
La démocratie socialiste devient forcément l’idéal du peuple
Dans ces conditions d’abaissement moral des classes élevées, l’inégalité des conditions ne peut plus apparaître comme le produit de l’équitable rémunération des divers services sociaux, mais comme celui de la force ou de la ruse au service de la cupidité.
Le peuple ne peut s’en faire une autre idée puisqu’il ne lui aperçoit pas une autre utilité que celle de stimuler le travail des uns au profit de l’oisiveté des autres. Il ne se paye plus du sophisme « que s’il n’y avait pas de riches, il n’y aurait
pas de travail pour les pauvres » ceux-ci, en effet, se chargeraient très volontiers de la consommation qui paraît être l’unique fonction de ceux-là.
Dès lors que les classes élevées ne sont plus que des classes riches, et que les riches n’apparaissent plus que comme des parasites, leur suppression revêt les apparences de la justice sociale et devient l’idéal de la démocratie. L’égalité politique ne lui apparaît plus comme le dernier mot de l’évolution moderne, mais simplement comme le moyen de réaliser l’égalité économique. D’ailleurs, celle-ci est-elle plus que celle-là contre nature et droit ?
La notion de la hiérarchie des rangs sociaux correspondant à l’ordre des services ayant disparu avec le fait, ne peut être remplacée que par celle de l’exploitation des masses qui forment la base de la pyramide sociale par les classes qui s’élèvent à la richesse.
Alors, à l’écrasement réel ou apparent du plus grand nombre, correspond le soulèvement général des esprits.
L’anarchie paraît au peuple le moyen le plus sûr de réaliser cet idéal.
Le programme nettement égalitaire de la démocratie sociale étant adopté par les masses trouve néanmoins encore d’immenses résistances dans la Société moderne, non seulement parce qu’il est contre nature, mais parce qu’il bouleverserait l’enchevêtrement des intérêts les plus nombreux.
Ses adeptes, lorsqu’ils sont gens de sens rassis ou qu’ils sont à l’aise pour attendre, le considèrent volontiers comme celui d’une évolution historique qui se produira et se poursuivra fatalement, par l’excès même du système inverse.
Ce système, en effet, qu’ils nomment le capitalisme, et qui repose sur l’usure, doit amener le monopole des richesses en un nombre de mains toujours décroissant ; si bien que, forcément, ces richesses se confondront avec la richesse publique, soit que les rois du capital s’emparent de l’État, soit que quelque opération, facilitée par leur petit nombre, les fasse tomber eux-mêmes au pouvoir de l’État.
Mais les esprits plus absolus ou les appétits plus pressés n’entendent rien à cette évolution légale, à cette lente transformation. C’est à la violence qu’ils sont prêts à demander ce qu’ils appellent la justice ; et en attendant qu’ils possèdent la force, ils procèdent par la terreur.
On les appelle « anarchistes. » Ils ne le sont pas plus que ceux qui ont employé ces mêmes moyens pour l’établissement d’un ordre social qui n’a pas réalisé ses promesses. Ce n’est donc pas sans causes que l’on sent la menace d’une Révolution sociale.
Source : Le manuel social chrétien – rédigé par la Commission d’études sociales du Diocèse de Soissons ; sous la présidence de M. le chanoine Dehon…. 1894