Puisque l’orgueil philosophique renouvelait toute la turpitude du paganisme, il fallait bien que le christianisme renouvelât aussi tout le courage de ses premiers héros.
Au milieu de la tourbe païenne, un seul homme reste debout. Il regarde autour de lui, s’indigne et s’écrie :
« À l’idolâtrie ! lâches ; à l’idolâtrie ! »
Sa voix a dominé sur les tambours et les trompettes, sur toute la musique. Les vils adorateurs deviennent furieux, le menacent, lui crient à leur tour :
« À genoux, ou la mort. »
Il répond :
« Oui, la mort ; je ne connais qu’un Dieu du ciel et de la terre. Je ne fléchirai pas devant l’idole. »
Ses amis l’entourent, le pressent, le supplient pour le forcer à se mettre à genoux ; les sabres sont levés sur sa tête. Il est toujours debout, et toujours, il répond :
« Je ne fléchirai pas devant l’idole. »
Cet homme n’était pas du peuple le plus bas ; il était même assesseur du juge de paix ; il avait derrière lui son épouse qui le regardait depuis les fenêtres de sa maison. Pendant qu’on le pressait, qu’il résistait seul, il jette les yeux sur cette épouse. La voix de celle-ci ne peut se faire entendre, mais ses regards, son air, sa main, lui disent : Courage, mon ami, sois digne de ton Dieu.
Autour de cette femme se trouvent trois jeunes enfants qu’elle a placés en prière :
« Mes enfants, votre père combat pour votre Dieu ; priez-le, ce bon Dieu, qu’il lui donne la force de résister encore, de ne pas succomber. »
Le père se retourne de nouveau ; il voit encore sa femme et ses enfants. Cet aspect, et la crainte de ne pas mourir seul, pourraient l’attendrir jusqu’à la faiblesse ; il évite de rencontrer encore leurs regards, mais il résiste toujours. Enfin, ses amis ont honte, ils se lèvent, écartent les épées, et le ramènent chez lui. Ils se postent devant sa porte et chassent les furieux.
Son épouse l’embrasse en lui disant :
« Tu es digne de moi. Tiens, bénis à présent tes enfants, et que ton Dieu leur donne ta constance. »
Plus les fidèles montraient de cette constance qui vient d’en haut, plus les constitutionnels et les intrus montraient de ces fureurs qu’on peut dire inspirées par l’enfer seul. Leurs atrocités se multiplièrent dans un grand nombre de villes, de villages et dans chaque province. Langres, Bordeaux, Nîmes, Donzi, district de Cône, Mellerault, district de l’Aigle, Taillezai près de Saint-Flour, Vazieres près de Douai, Saint-Martin en l’île de Rhé, Mirecourt en Lorraine, Le Puy-en-Velay, et une infinité d’autres endroits furent le théâtre de ces scènes d’horreur. Elles renouvelèrent tout ce que l’Église avait eu à souffrir dans les schismes les plus cruels, y compris celui des circoncellions, peut-être les seuls hommes que l’histoire puisse comparer aux intrus et aux jureurs français.
Il est indubitable que certains parmi eux rougissaient de ces moyens honteux pour établir leur église, mais en général, ils en étaient les principaux instigateurs, souvent même les acteurs. On les voyait se mettre à la tête des bandits, les encourager et les exhorter. Même ceux qui s’étaient attachés à eux furent plus d’une fois scandalisés par les déclamations furieuses qu’ils se permettaient même depuis la chaire évangélique, dont ils avaient chassé les vrais pasteurs.
À Paris même, où le département tentait de maintenir la tolérance, un vicaire intrus de l’église de l’abbaye de Saint-Germain ne semblait monter en chaire que pour souffler le feu de la persécution. Là, prêchant contre de prétendus incendiaires, il poussa la violence de ses discours si loin que les auditeurs en frémirent dans toute l’église et lui annoncèrent qu’on ne lui permettrait plus de prêcher s’il ne mettait pas plus de modération dans ses prônes.
A Gondreville, district de Vezelize en Lorraine, les habitants se crurent obligés d’adresser au département de la Meurthe une requête contre leur curé constitutionnel, habitué à traiter dans ses prônes les fidèles de rebelles, de traîtres, d’ennemis de la patrie dignes de toute l’anathème publique, des hommes qui n’avaient d’autre crime que de vouloir rester fidèles à leur foi, sans se parjurer ni changer de religion.
Fanatisés par ses discours, quelques prétendus patriotes sortant de son sermon se répandirent dans les maisons des catholiques et leur infligèrent des traitements horribles. Une veuve et sa fille furent particulièrement victimes de cette explosion de violence. Leurs maisons furent saccagées, elles-mêmes furent battues, traînées et outrageées. Elles ne survécurent à tant de cruauté que pour montrer combien leur foi était supérieure à toute la noirceur de l’apostat qui les persécutait.
À La Rochelle, un curé intrus ne rougit pas d’assembler lui-même une horde de brigands dans l’église des Augustins et d’invoquer la protection divine sur leurs actions, actions encore plus révoltantes. Ces fanatiques, galvanisés par le détestable Mathan, se ruèrent sur les catholiques. Le premier qu’ils rencontrèrent fut grièvement blessé d’un coup de sabre à la tête. Deux femmes furent piétinées et étouffées sous leurs pieds, tandis que des jeunes filles et leurs mères furent fouettées.
Deux des prêtres fidèles furent jetés en prison, tandis que tous les autres, y compris des vieillards octogénaires, sans force et sans ressources, furent impitoyablement chassés de leurs maisons et de la ville, sous peine d’être pendus s’ils tentaient de revenir. Cette cohorte de fanatiques se répandit dans les couvents, brisa les portes, somma les religieuses de prêter serment de fidélité à l’intrus, et lorsqu’elles refusèrent, elles furent fouettées et soumises à des outrages odieux.
Cependant, ces saintes filles prièrent pour leurs bourreaux, et aucune d’elles ne céda aux coups de fouet ni aux outrages. Toutes remercièrent le Dieu qui leur donna la force de maintenir leur foi. Le démon et l’intrus exhalèrent en vain leur rage. L’acharnement de ces prêtres apostats envers ceux qui montraient plus de constance se traduisit par des excès inouïs. Il ne suffisait pas de les accuser eux-mêmes de traduire leurs anciens confrères, parfois leurs parents et bienfaiteurs, devant les sections pour les faire expulser. Le dépit mêlé à leur rage pouvait seul expliquer ces excès.
En février 1792, le sieur Jardin, curé jureur de Caulcé, diocèse du Mans, voyageait en compagnie d’un chirurgien du village, nommé Barbet, presque aussi hostile aux prêtres non assermentés que le curé jureur lui-même. En traversant les hameaux de Ligné, l’apostat se souvint qu’il y avait dans cet endroit un vicaire, M. Robbeville, son ancien paroissien, mais qui avait refusé de suivre son exemple dans le parjure. Il ordonna à son compagnon de voyage et de fourberie de le chercher et de le lui amener, attaché à la queue de son cheval. Le fidèle villageois, armé d’un pistolet et d’un sabre, se présenta chez le vicaire qui priait paisiblement son bréviaire. Il lui dit :
« Suis-moi, ou je te brûle la cervelle. »
À ce moment-là, M. Robbeville ne portait que des sabots aux pieds. Modestement, il suivit le brigand qui l’appelait.
Le curé jureur attendait à la porte. Dès qu’il vit le vicaire paraître, il lui jeta une sorte de bride, l’enroula autour de son cou et la noua, puis l’attacha à la queue du cheval de Barbet. Pendant ce temps, Barbet, tenant toujours son pistolet d’une main et son sabre de l’autre, menaçait de tirer et de frapper s’il rencontrait la moindre résistance. La victime ainsi ligotée, les fanatiques remontèrent à cheval. Barbet, d’un seul coup de fouet, incita son propre cheval à galoper, tout en maintenant le prêtre qu’il traînait. L’infâme curé jureur prit position derrière le vicaire vertueux, le força à avancer et pressa son cheval jusqu’à ses talons.
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Le bon prêtre, essayant vainement de suivre à pas égaux, trébucha, tomba et s’essouffla. Le jureur, usant de son fouet avec cruauté, le releva à plusieurs reprises. Cette scène atroce, à travers des chemins difficiles en cette saison, ne se termina qu’après un parcours de cinq quarts de lieue, au moment où M. Robbeville, épuisé, s’effondra et où même les coups de fouet ne purent plus le faire se relever. Ses deux bourreaux le virent à moitié mort, l’abandonnèrent près de quelques pierres et s’enfuirent.
Seule la vérité et l’authenticité peuvent justifier la mention de telles horreurs dans l’histoire. Pourtant, en lisant ce récit, le lecteur peut se demander : qui étaient donc ces individus qui prêtèrent serment à l’Assemblée, devenant ainsi les nouveaux prêtres de l’Église constitutionnelle ? Leur caractère seul justifie le refus de ceux qui ont choisi de rester fidèles à leur foi. Sous ces nouveaux bergers, sous ces nouveaux législateurs, quelle était donc la véritable Église de France ? Et quel était ce gouvernement qui, malgré la connaissance publique des auteurs de ces atrocités, laissait impunies leurs actions ?
Ce fut surtout aux approches des grandes fêtes religieuses, telles que Pâques et la Pentecôte, que les intrus et les jacobins intensifièrent leurs efforts pour se débarrasser complètement des prêtres non assermentés. Les premiers craignaient que cette période, où les fidèles s’approchaient plus fréquemment des sacrements, ne révèle davantage la nudité de leur église par le nombre de ceux qui cherchaient des prêtres dignes de confiance. Les seconds savaient que plus les citoyens se rapprocheraient de la vraie religion, plus l’horreur des factions et de l’impiété se manifesterait.
Source : Histoire du Clergé pendant la révolution française – Abbé Barruel – 1801