Dès le premier instant où nous apprîmes l’invasion des États pontificaux par les troupes italiennes, nous élevâmes la voix, le l4 septembre dernier (1870), pour protester contre cette usurpation sacrilège, et pour la flétrir comme une insulte à la France et un attentat aux droits de l’Église.
Depuis lors, le monde catholique tout entier a réprouvé cet acte d’iniquité par la bouche des évêques, du clergé et des fidèles jaloux de conserver intactes l’intégrité de leur foi et la liberté de leur conscience. Si, dans nos jours troublés, nous sommes condamnés à être témoins de violences de tout genre, il est du moins consolant de voir que ces victoires insolentes de la force matérielle ne passent jamais sans arracher aux âmes honnêtes un de ces cris d’indignation qui se prolongent à travers le monde comme un remords pour l’oppresseur et une espérance pour la victime.
Mais, aujourd’hui, une voix plus haute et plus solennelle retentit d’un bout de l’univers à l’autre, la voix du Souverain Pontife lui-même, condamnant avec l’autorité de sa charge suprême les actes criminels dont Rome vient d’être le théâtre. À la lecture de ce grave document, que nous nous empressons de vous communiquer, vos cœurs seront émus comme le nôtre et vous vous demanderez si jamais la violence jointe à l’hypocrisie ont étalé sous les yeux du monde, avec plus de cynisme, le scandale de leur impunité.
Après tout ce qui s’est dit et écrit dans ces dernières années en faveur du pouvoir temporel de la Papauté, cette grande question est jugée pour tout homme qui ne veut pas mettre le sophisme au service de l’irréligion. Inutile de revenir sur des arguments présentés tant de fois avec une raison victorieuse, et auxquels des esprits malveillants ou infirmes peuvent seuls refuser leur assentiment.
La nécessité d’une souveraineté territoriale pour assurer le libre et plein exercice d’une autorité spirituelle qui s’étend à l’univers entier, est devenue une vérité de sens commun ; et s’il avait fallu une dernière preuve pour achever la démonstration, le gouvernement de Florence se serait chargé de la fournir.
En retenant le Pape captif au Vatican, en poursuivant d’un espionnage odieux sa correspondance avec le monde chrétien, en frappant d’interdit les actes les plus élevés de la juridiction Pontificale, en posant une main brutale entre le chef et les membres, les envahisseurs viennent de prouver aux esprits les plus prévenus que toute domination étrangère, établie dans la ville de Rome, devient aussitôt le signal d’une oppression insupportable pour les consciences catholiques.
Oui, redisons-le pour la centième fois, Nos Très Chers Frères, c’est un article fondamental dans la constitution de l’Église catholique, que son chef, vicaire de Jésus-Christ sur la terre, la gouverne avec une autorité qui n’admet aucune entrave. C’est de Rome que nous arrivent, avec l’interprétation vraie et authentique de la doctrine, la règle infaillible du devoir et la direction suprême de nos actes.
Celui qui aurait la faculté d’arrêter à sa source ce courant de vie spirituelle qui va de la tête au reste du corps, celui-là pourrait troubler à son gré toute l’économie de la religion. Il n’y a pas de promesse verbale ni de stipulation écrite qui puisse nous donner une garantie suffisante contre les vertiges de l’orgueil ou les entraînements de la passion.
Vainement, offrirait-on de jeter un lambeau de pourpre sur les épaules du Pontife, en échange d’une souveraineté effective et réelle : ce semblant de pouvoir, ne reposant que sur des mots, le laisserait dans une dépendance complète, et ce qui se passe en ce moment nous montre assez ce que nous aurions à redouter pour l’avenir.
Voilà pourquoi nous avons le droit et le devoir de protester hautement contre l’invasion italienne qui met nos intérêts religieux en péril et menace les catholiques du monde entier dans la sécurité de leur foi. L’invasion italienne est en particulier une violation du droit public français qu’elle foule aux pieds.
La religion catholique est reconnue par l’État, et toutes les constitutions qui se sont succédé dans notre pays depuis le commencement du siècle ont assuré aux citoyens le libre exercice de leur culte. Or cette liberté deviendrait illusoire, si elle se bornait à une simple protection contre les entreprises de l’intérieur, tandis qu’il serait loisible à un prince étranger d’interrompre ou de détruire les relations nécessaires entre les fidèles et leur chef : ayant la force en main, il pourrait toujours en user pour empêcher les libres communications du Pape avec les évêques et même avec les représentants de l’autorité civile ; dès lors la situation de l’Église catholique en France, telle qu’elle est garantie par les lois et les traités, se trouverait profondément altérée.
Voilà pourquoi, nous protestons contre l’invasion italienne devant le gouvernement de notre pays ; et dès qu’une assemblée régulièrement constituée s’occupera de fixer les destinées de la patrie, nous lui demanderons de protéger trente-cinq millions de Français dans la première de leurs libertés et dans l’exercice de leur droit le plus précieux.
L’invasion italienne, avons-nous besoin de le dire ? est la négation même des principes de la morale et du droit des gens. Fondre à l’improviste sur un État faible et inoffensif, sans qu’il y ait eu ombre de provocation ; s’emparer des possessions d’autrui, sous le seul prétexte d’agrandir un territoire ; massacrer froidement de braves jeunes gens qui défendent leur Père, ce sont là des procédés qui feraient reculer la civilisation chrétienne de plusieurs siècles, s’il n’y avait des retours certains contre ces triomphes momentanés du nombre et de la force.
L’invasion italienne est une menace pour les propriétés que possèdent à Rome les nations catholiques. Il n’en est pas de la ville éternelle comme des autres cités : capitale du monde chrétien, et non de l’Italie, elle renferme dans son sein une multitude d’établissements qui dépendent de peuples divers. La France, l’Espagne, la Belgique, l’Angleterre, l’Allemagne, toutes les contrées de la terre s’y trouvent représentées par des fondations et des monuments qui ont été leur œuvre et qui doivent rester leur bien.
Sous la sauvegarde du Pontificat souverain, toutes ces possessions demeurent à labri de l’injustice et de la violence. Mais le jour où un prince étranger se verra maître de Rome et de son territoire, rien ne l’empêchera de mettre la main sur le patrimoine des nations catholiques, pour exercer sa vengeance ou assouvir sa cupidité.
Aujourd’hui l’on débute par le collège romain, fondé avec l’argent des fidèles de tous les pays ; demain, ce sera peut-être le tour de Saint-Louis-des-Français. On protestera sans doute ; on échangera des notes diplomatiques ; mais à moins de guerres sanglantes, l’iniquité sera consommée, et le spoliateur jouira en paix du fruit de ses rapines.
L’invasion italienne introduit dans le monde un despotisme nouveau et le pire de tous. Est-il une nation assez peu soucieuse de sa propre grandeur pour ne pas s’effrayer de l’omnipotence d’un tribun ou d’un soldat pouvant tenir en tutelle la plus haute autorité qu’il y ait sur la terre, et cherchant à faire de cette immense force morale l’instrument d’une ambition sans bornes ?
Qu’un tel rêve puisse obséder le cerveau de quelques Italiens, on le conçoit à la rigueur, comme réminiscence païenne d’une domination jadis universelle ; mais ce que l’on ne concevrait pas, ce qui serait le comble de la faiblesse et de l’imprévoyance, c’est qu’une pareille perspective pût trouver le reste du monde calme ou indifférent.
Et qu’on ne vienne pas, Nos Très Chers Frères, nous parler de la comédie plébiscitaire qui vient de se jouer à Rome, sous la menace des baïonnettes italiennes, pour couvrir la spoliation d’un faux semblant de légalité. En droit, l’insurrection contre un pouvoir légitime n’est pas plus licite à Rome qu’ailleurs, ou c’en est fait de toute autorité, monarchique ou républicaine.
En fait, jamais peuple, dans les temps modernes, n’a vécu plus content sous un sceptre moins dur ni mieux respecté. Ayant passé les deux dernières années dans la capitale du monde chrétien, nous pouvons parler en connaissance de cause et vous dire ce que nous avons vu et entendu. L’une des choses qui nous ont frappé davantage durant ce séjour prolongé, c’était l’air de satisfaction répandu sur tous les visages.
Tandis que l’émeute faisait le tour des villes de l’Italie, Rome jouissait d’un calme profond. Pas le moindre déploiement de force publique au milieu des plus grandes réunions populaires dont nous ayons été témoin dans notre vie : l’ordre matériel naissait sans effort du contentement des esprits. Et comment aurait-il pu ne pas en être ainsi ?
L’absence de tout service militaire obligatoire, des charges moindres que dans n’importe quel État, une aisance générale entretenue par l’affluence des étrangers, une extrême facilité à se procurer à bon compte les moyens de subsistance, des foyers d’instruction publique plus nombreux que dans toute autre capitale, une organisation administrative et judiciaire qui ne craint pas le parallèle, des travaux d’industrie et d’art, comme l’entreprise récente de l’Aqua Marcia, qui ont fait de Rome la ville du monde la mieux approvisionnée pour les premières nécessités de la vie, certes, voilà bien de quoi exciter l’envie de tout peuple qui ne place pas son bonheur suprême dans les menées de quelques ambitieux ou dans le désordre des rues.
Pour troubler cet état de choses, les excitations du dehors, quelque violentes qu’elles fussent, n’auraient jamais suffi. Depuis quinze ans, le langage et les actes du Piémont ont été pour l’État pontifical une provocation permanente à la révolte, et malgré ces appels réitérés à l’insurrection, personne n’a bougé.
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Il a fallu, pour jeter la perturbation dans un milieu si paisible, il a fallu l’invasion étrangère, un régime de terreur étouffant la libre expression du vœu général, un ramassis d’Italiens venant prendre la place du vrai peuple de Rome, et je ne sais quel amalgame de listes de scrutin dressées sans discernement ni contrôle, c’est-à-dire la plus amère dérision du droit du suffrage et la mystification la plus odieuse que Ton ait vu se produire à notre époque si fertile en tours de main réussis.
Grand Dieu ! Dans quels temps vivons-nous!
Source : Les œuvres de Monseigneur Freppel – Tome IV – 1893