Rien n’est donc plus conforme à la doctrine et aux traditions de l’Église, que de propager l’instruction dans toutes les classes de la société ; et nous ne ferions aucune difficulté d’approuver sans réserve de pareils efforts, si l’on mesurait les différentes branches de l’enseignement à leur degré d’importance, pour assigner à chacune la place qui lui revient.
Mais, par suite d’un renversement d’idées que l’on a peine à s’expliquer, il n’est pas rare, dans les plans d’éducation modernes, de voir reléguer au dernier rang ce qui devrait occuper le premier. Nous voulons dire l’instruction religieuse. Autant l’on affecte de faire la part grande et large à toutes les autres connaissances, même aux plus indifférentes et aux moins utiles, autant l’on cherche à restreindre l’étude de la religion ; et il semble que, pour plusieurs, le temps consacré à cette étude capitale soit un temps perdu.
Vous devez comprendre, Nos très chers Frères, à quel point notre sollicitude pastorale est éveillée par de pareilles tendances ; car, de l’instruction religieuse, reçue dès le bas âge, affermie avec le temps, fortifiée par le progrès de la raison, dépend, pour l’homme, la direction de sa vie tout entière, l’intelligence de ses devoirs, la fidélité à sa vocation divine, l’accomplissement de sa destinée en ce monde et dans l’autre.
L’ignorance en pareille matière serait aussi coupable que funeste. Voilà pourquoi nous regardons comme un devoir, dans les circonstances présentes, d’insister auprès de vous sur l’importance et la nécessité de l’instruction religieuse. Que l’instruction religieuse doive occuper la première place dans l’enseignement, c’est ce qui ressort de son objet même. Car l’homme étant une créature de Dieu, il lui importe avant tout de connaître les rapports qui existent entre son Créateur et lui. Qu’est-ce que Dieu a fait pour l’homme ? Qu’est-ce que l’homme doit à Dieu ?
Tout s’efface devant cette double question dans laquelle se résume toute la religion. Quiconque ignorerait absolument ces vérités, à la fois les plus hautes et les plus nécessaires, mériterait à peine le nom d’être raisonnable. Car le sentiment religieux est le trait propre et distinctif de la nature humaine ; c’est par ce privilège, le moins discutable de tous, qu’elle se sépare du reste de la création terrestre, à tel point que l’un des philosophes les plus profonds de l’antiquité, Aristote, voulant définir l’homme par ce qui domine en lui, n’hésitait pas à l’appeler « un animal religieux. »
D’où il suit que, dans l’ordre de nos connaissances, celle de nos rapports avec Dieu, ou la connaissance des dogmes et des préceptes de la religion doit précéder toutes les autres, de même que, dans notre nature raisonnable, le sentiment religieux est tout ce qu’il y a de plus intime et de plus vital. Sans elle, il n’y a pas de savoir qui puisse échapper au reproche d’ignorance ; avec elle, l’homme le moins instruit d’ailleurs participe aux lumières de l’éternelle vérité. Pourquoi faut-il, Nos très chers Frères, que des principes si évidents par eux-mêmes soient trop souvent méconnus de nos jours?
Car rien n’est moins rare que de rencontrer des hommes possédant sur d’autres points des connaissances variées, mais auxquels l’instruction religieuse fait complètement défaut. Soit manque d’assiduité aux leçons du premier âge, soit négligence à entretenir et à développer les lumières acquises, ils en arrivent, sur cette grave matière, à un degré d’insuffisance vraiment humiliante pour la dignité de l’âme humaine. Aux questions qu’ils posent, aux réponses qu’on obtient d’eux, on s’aperçoit aisément que la doctrine religieuse n’est plus dans leur esprit qu’à l’état de lointain souvenir ; ils ne possèdent là-dessus que des notions vagues et incomplètes, ne sachant trop que penser sur ce qu’il importe le plus à l’homme de connaître : son origine, sa vocation, ses fins dernières.
Ne sont-ce pas là, en effet, les vérités les plus dignes d’occuper notre attention par leur excellence et leur sublimité? Mériterait-il bien le titre de savant, celui qui négligerait des connaissances si élevées pour absorber toute son intelligence dans les réalités d’un ordre infé- rieur? Il est utile, assurément pour les besoins et les nécessités de la vie présente, d’étudier la matière, ses forces et ses lois ; mais au-dessus de ce domaine livré aux recherches de l’esprit humain, il y a Dieu, sa providence, les vérités qu’il nous a révélées dans les saintes Écritures, ses rapports avec l’humanité par la médiation du Verbe fait chair, les devoirs que nous imposent les hautes destinées auxquelles il nous convie, toute cette merveilleuse économie de la grâce, de l’Incarnation et de la Rédemption, auprès de laquelle le cours des choses purement humaines n’a qu’une importance secondaire.
Ignorer cette grande doctrine, ou n’avoir qu’une légère teinture des vérités qu’elle comprend, c’est rapetisser l’intelligence et la priver des lumières qui devraient en éclairer les sommets. Aussi, nous n’hésitons pas à le dire, Nos très chers Frères, à l’ignorance en matière de religion, dût-elle être accompagnée par ailleurs du savoir le plus étendu, nous préférerions de beau coup l’instruction religieuse, alors même qu’il ne viendrait s’y ajouter aucune autre de ces connaissances qui forment la matière de l’enseignement. Car nous trouverions d’un côté la science essentielle qui manquerait de l’autre.
On est trop porté de nos jours à exagérer, au détriment de nos pères, la supériorité intellectuelle de leurs enfants. Sans doute, parmi les générations qui ont précédé la nôtre, l’on s’appliquait moins à apprendre beaucoup de choses qu’à bien savoir ce que l’on apprenait. Mais il n’était permis à personne d’ignorer les dogmes de la religion ; et cette science fondamentale, que chacun s’efforçait d’acquérir et de conserver, donnait aux esprits une rectitude et un sérieux que l’on ne retrouve pas toujours au même degré chez nos contemporains.
Tous, nous avons pu connaître de ces chrétiens de l’ancienne marque, moins avancés peut-être en histoire et en géographie que leurs petits-fils, mais rachetant par une raison ferme et droite le manque de littérature ou d’érudition. C’est l’instruction religieuse qui, à défaut d’autres secours intellectuels, développait en eux ce sens du juste et du vrai, par les lumières dont la parole de Dieu éclairait leur conscience. Appuyés sur les principes de la foi, on ne les voyait pas flotter à tout vent de doctrine, et sacrifier aux opinions du lendemain les convictions de la veille.
L’erreur et le mensonge, auxquels on cède si facilement autour de nous, n’avaient que peu de prise sur leur esprit fortifié par les leçons du christianisme contre les attaques de l’incrédulité. A la clarté de ce flambeau céleste, ils savaient se gouverner au milieu des difficultés de ce monde et diriger leur vie vers la fin suprême où doivent tendre tous les efforts de l’homme. Car l’importance et là nécessité de l’instruction religieuse ressortent de sa fin, non moins que de son objet. S’il est utile à l’homme d’acquérir certaines connaissances profitables aux intérêts de sa vie terrestre, ne serait-ce pas de sa part une inconséquence et une folie de négliger la science souveraine qui devra le préparer à ses éternelles destinées?
Or c’est la religion qui, joignant aux lumières de la raison celles de la révélation divine, nous apprend avec une autorité infaillible par quels moyens nous devons arriver à nos fins dernières. Vérité et justice, croyances et vertus, préservatifs pour le bien, remèdes contre le mal, secours spirituels, sources de grâce et de salut, la religion met l’homme en face de ce merveilleux ensemble de doctrines et d’institutions où il trouve autant de clartés pour son intelligence que d’énergies pour son cœur et pour sa volonté. En vain se flatterait-on de pouvoir se passer de cet enseignement indispensable, et, sans le secours de la religion, de rendre l’homme meilleur par cela seul qu’on lui aurait appris, selon la formule du moment, à lire, à écrire et à compter.
Étrange aberration, contre laquelle protestent non seulement les hommes de foi, mais ceux-là même qui sont le plus éloignés de nos croyances, pourvu, toute fois, que la passion irréligieuse n’ait pas troublé leur esprit. Écoutez l’un d’entre eux, et non des moins célèbres :
« La confiance dans les effets moralisateurs de la culture intellectuelle, que les faits contredisent catégoriquement, est du reste absurde en elle-même. Quel rapport peut-il y avoir entre apprendre que certains groupes de signes représentent des mots, et acquérir un sentiment plus élevé du devoir? Comment la facilité à former couramment des signes représentant les sons pourrait-elle fortifier la volonté de bien faire? Comment la connaissance de la table de multipji cation ou la pratique des divisions, peuvent-elles développer les sentiments de sympathie au point de réprimer la tendance à nuire au prochain?
Comment les dictées d’orthographe et l’analyse grammaticale pourront-elles développer le senti- ment de la justice, ou des accumulations de renseignements géographiques accroître le res- pect de la vérité ? Il n’y a guère plus de relations entre ces causes et ces effets qu’avec la gymnas tique qui exerce les mains et fortifie les jambes. La foi aux livres de classe et à la lecture est une des superstitions de notre époque. »
Nous ne serons pas aussi sévère que le philosophe anglais pour des exercices et des procédés dont l’avantage nous paraît incontestable, à la condition, toutefois, que l’on n’y attache pas une vertu dont ils sont totalement dépourvus ; que, parmi les livres de classe le catéchisme continue à tenir le premier rang, et que la lecture de l’Évangile précède ou domine toute autre application de l’intelligence.
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Car ce qu’il importe à l’homme de savoir avant tout, en vue de ses fins dernières, c’est qu’il a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ; qu’il est placé sur terre pour connaître Dieu, l’aimer, le servir, et mériter ainsi la vie éternelle ; que Jésus-Christ, le Fils du Dieu vivant, le Verbe incarné, le Médiateur unique entre le ciel et la terre, est venu en ce monde pour racheter par le sacrifice de la Croix l’humanité déchue et ouvrir devant elle une perspective illimitée de gloire et de bonheur; que l’Église, avec sa hiérarchie de pouvoirs et de fonctions, a été divinement établie pour continuer l’œuvre de la Rédemption à travers les siècles, par le moyen de la doctrine confiée à sa garde, et des sacrements dont elle est la dispensatrice; que les préceptes du Décalogue et ceux de l’Évangile sont la règle souveraine de nos mœurs ; et qu’enfin tout l’édifice des vertus chrétiennes, œuvre surnaturelle de la grâce et de la prière, est appuyé sur la foi, sou- tenu par l’espérance et couronné par la divine charité.
Voilà, Nos très chers Frères, le fonds d’instruction que tout chrétien doit posséder dès la première enfance, sauf à le fortifier et à le développer dans tout le cours de sa vie. Car si telle est l’importance et la nécessité de l’instruction religieuse, envisagée dans son objet et dans sa fin, il serait aussi déraisonnable que funeste de la traiter comme une matière accessoire ou secondaire, au lieu d’y apporter le soin et l’application que mérite la première et la plus indispensable de toutes les sciences.
Source : Oeuvres de Mgr Freppel – 1883