Nous voici arrivés à la grande cassure dans la vie de François d’Assise, au point où quelque chose lui arriva qui doit rester très obscur pour la plupart d’entre nous, hommes ordinaires et égoïstes, que Dieu n’a point brisés pour les refaire à neuf.
L’histoire tourne pour une grande part autour des ruines de l’église de Saint-Damien, vieux sanctuaire d’Assise, qui était manifestement délaissé et tombait en morceaux. C’est là que François avait pris l’habitude de prier devant le crucifix pendant les jours sombres, transitoires et désœuvrés, qui suivirent le tragique écroulement de toutes ses ambitions militaires, écroulement que rendait sans doute plus amer encore une diminution de son prestige social, terrible pour sa nature sensible.
Tandis qu’il priait, il entendit une voix qui lui disait :
« François, ne vois-tu pas que ma maison est en ruines ? Va et répare-la pour moi. »
François se leva d’un bond et alla. Partir faire quelque chose, c’était l’une des aspirations motrices de sa nature, probablement partait-il, et la chose était-elle faite avant même qu’il eût seulement réfléchi à ce qu’il faisait. En tout cas, ce qu’il fit, ce fut une chose très décisive et très immédiatement désastreuse pour sa propre carrière sociale. Dans le grossier langage conventionnel de ce monde obtus, il vola. Au regard de son propre enthousiasme, il fit partager à son vénérable père Pierre Bernardone l’émotion exquise et le privilège inestimable de contribuer, plus ou moins inconsciemment, à la reconstruction de l’église de Saint-Damien.
Au regard des faits, ce qu’il fit, ce fut premièrement de vendre son propre cheval, puis d’aller vendre plusieurs ballots du drap de son père, sur lesquels il fit le signe de la croix pour indiquer leur pieuse et charitable destination. Pierre Bernardone ne vit pas les choses sous cette lumière. Pierre Bernardone, à vrai dire, n’était pas éclairé d’une grande lumière, quand il s’agissait de comprendre le génie et le tempérament de son extraordinaire fils.
Au lieu de comprendre dans quel souffle et dans quel feu d’aspirations spirituelles vivait le jeune homme, au lieu de lui dire simplement (comme le lui dit d’ailleurs ensuite le prêtre) qu’il avait fait une chose indéfendable, avec les meilleures intentions du monde, le vieux Bernardone prit la chose sur le ton le plus rude, se référant à la lettre et à la loi. Il eut recours aux pouvoirs politiques absolus, tout comme un père païen, et mit lui-même son fils sous les verrous comme un vulgaire voleur.
Il semble que beaucoup de ceux près de qui le malchanceux François avait été jadis populaire lui lancèrent à leur tour l’anathème, il n’avait donc réussi, en somme, dans ses efforts pour construire la maison de Dieu, qu’à faire tomber sa propre maison sur sa tête et à s’ensevelir sous les ruines. La querelle se traîna lamentablement sous diverses formes ; il semble qu’à un certain moment le malheureux jeune homme soit rentré pour ainsi dire sous terre, dans quelque caverne ou basse fosse où il demeura misérablement replié dans les ténèbres.
Quoi qu’il en soit, ce fut son heure la plus noire ; le monde entier s’était retourné, le monde entier était sur lui. Quand il sortit de là, on ne se rendit peut-être pas immédiatement compte que quelque chose était arrivé. Lui et son père furent appelés à comparaître devant le tribunal de l’évêque, car François avait récusé l’autorité de tous les tribunaux légaux. L’évêque lui fit des remontrances pleines de cet excellent bon sens que l’Église catholique tient en réserve permanente contre toutes les attitudes fougueuses de ses saints.
Il dit à François qu’il devait incontestablement restituer l’argent à son père, qu’aucune bénédiction ne pouvait s’attacher à une bonne œuvre faite avec des moyens injustes, et enfin (pour dire la chose crûment) que si le jeune fanatique rendait son argent au vieux fou, l’incident se terminerait là. Il y avait quelque chose de nouveau dans l’attitude de François. Il n’était plus écrasé, encore moins suppliant, tout au moins vis-à-vis de son père, pourtant ses paroles ne contiennent, je trouve, ni une juste indignation, ni une insulte irréfléchie, ni rien qui ressemble à la simple continuation de la querelle. Elles sont plutôt lointainement parentes de certaines des expressions mystérieuses de son grand modèle :
« Qu’ai-je à faire avec toi ? » ou même le terrible : « Ne me touchez pas. » Il se dressa devant tous et dit :
« Jusqu’à ce jour, j’avais appelé Pietro Bernardone père, mais désormais, je suis le serviteur de Dieu. Non seulement l’argent, mais tout ce qui peut être dit sien, je le rendrai à mon père, jusqu’aux habits qu’il m’a donnés. »
Et il arracha tous ses vêtements sauf un, et l’on vit que c’était un cilice. Il jeta les vêtements sur le plancher et lança l’argent sur le tas. Puis, il se tourna vers l’évêque, et reçut sa bénédiction, comme quelqu’un qui tourne le dos à la société, et d’après la légende, il sortit tel qu’il était dans le monde glacé. En vérité, c’était littéralement dans la circonstance, un monde glacé, et la neige couvrait la terre. Un détail curieux, que je trouve profondément significatif, est rapporté dans le même récit de cette grande crise de sa vie. Il sortit nu sous son cilice dans la forêt d’hiver, marchant sur la terre gelée entre les arbres givrés, homme désormais sans père. Il était sans argent, il était sans parents, il était selon toute apparence sans métier, sans projet, sans espoir en ce monde ; et tandis qu’il avançait sous les arbres givrés, il se mit soudain à chanter.
La légende observe, évidemment, comme une chose remarquable, que la langue dans laquelle il chanta était le français, ou plutôt ce dialecte provençal qu’on a appelé français pour plus de commodité. Ce n’était pas sa langue natale, et c’est dans sa langue natale qu’il acquit finalement sa renommée de poète, en vérité saint François est l’un des tout premiers parmi les poètes nationaux qui ont écrit dans les dialectes purement nationaux de l’Europe. Mais c’était la langue qui avait incarné toutes ses ardeurs et ses ambitions adolescentes, c’était pour lui avant toutes choses la langue de la poésie.
Qu’elle ait jailli de lui dans cette étonnante extrémité me paraît à première vue chose très étrange, et en dernière analyse chose très significative. La signification, réelle ou possible, de cet incident, j’essaierai de l’esquisser dans le prochain chapitre, il suffit d’indiquer ici que toute la philosophie de saint François tourne autour de l’idée d’une nouvelle lumière surnaturelle sur les choses naturelles, ce qui implique la reconquête définitive, et non point le rejet définitif, des choses naturelles.
Il suffit ici, puisque nous ne voulons pour l’instant que raconter les faits, de rapporter que tandis qu’il errait dans la forêt hivernale, vêtu de son cilice, tel le plus farouche des ermites, il chantait dans la langue des Troubadours. Il nous faut revenir maintenant au problème de l’église ruinée, ou du moins abandonnée, qui avait été le point de départ de l’innocent crime du saint et de sa punition béatifique.
Le problème continuait de hanter son esprit, et ne tarda pas à mettre en œuvre ses activités insatiables ; mais ce furent des activités d’un nouveau genre, et François ne tenta plus de faire échec aux mœurs commerciales de la ville d’Assise. Il avait découvert un de ces grands paradoxes qui sont aussi des vérités premières. Il avait compris que le moyen de bâtir une église, ce n’est pas de s’empêtrer dans des marchés et dans des questions, pour lui effarantes, de revendication légale.
Le moyen de bâtir une église, ce n’est même pas de payer pour la faire bâtir avec son argent à soi. Le moyen de bâtir une église, c’est de la bâtir. Il se mit tout seul à rassembler des pierres. Il pria tous les gens qu’il rencontrait de lui donner des pierres. Il devint en fait un mendiant d’une nouvelle espèce, renversant la parabole : un mendiant qui ne demandait pas du pain, mais une pierre. Probablement, comme il arriva à maintes reprises tout au long de son extraordinaire existence, la bizarrerie même de la requête lui créa-t-elle une espèce de popularité, et toutes sortes d’oisifs et de débauchés entrèrent dans l’œuvre de bienfaisance, comme ils fussent entrés dans un pari.
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Il travailla de ses propres mains à la reconstruction de l’église, traînant des matériaux comme une bête de somme, et apprenant les dernières et les plus basses leçons du labeur. Il y a beaucoup d’histoires sur cette période de la vie de François, comme d’ailleurs sur toutes les autres. Mais pour le but que nous poursuivons ici, qui est un but de simplification, il est préférable de nous arrêter à cette rentrée bien définie du saint dans le monde par la porte basse du travail manuel. Une sorte de double sens court en vérité tout le long de sa vie, comme son ombre projetée sur le mur.
Toute sa conduite a comme un caractère allégorique, et il n’est pas impossible que quelque cuistre d’historien scientifique essaie de prouver un jour que lui même ne fut jamais rien d’autre qu’une allégorie. Cela est assez vrai en ce sens qu’il travaillait à une double tâche, et qu’il relevait un autre édifice en même temps que l’église de Saint-Damien.
Il ne découvrait pas seulement cette vérité générale que sa gloire ne devait pas être d’abattre des hommes dans les combats, mais de construire les monuments positifs et générateurs de la paix. Il construisait véritablement un autre édifice, ou commençait à le construire, un édifice qui était bien souvent tombé en ruines, mais jamais assez pour qu’on ne le pût pas relever ; une église qui pouvait toujours être rebâtie, fût-elle pourrie jusqu’à la première pierre de sa fondation, celle contre quoi les portes de l’enfer ne prévaudront point.
Source : Saint François d’Assise – Gilbert Keith Chesterton – 1923