Sermon du dimanche de Jacques-Bénigne Bossuet « Il pardonnera au pauvre et à l’indigent, et il sauvera les âmes des pauvres. Psaumes 72:13 ».
Encore que ce qu’a dit le Sauveur Jésus, que les premiers seront les derniers et que les derniers seront les premiers, n’ait son entier accomplissement que dans la résurrection générale, où les justes, que le monde avait méprisés, rempliront les premières places, pendant que les méchants et les impies, qui ont eu leur règne sur la terre, seront honteusement relégués aux ténèbres extérieures toutefois ce renversement admirable des conditions humaines est déjà commencé dès cette vie, et nous en voyons les premiers traits dans l’institution de l’Église.
Cette cité merveilleuse, dont Dieu même a jeté les fondements, a ses lois et sa police, par laquelle elle est gouvernée. Mais comme Jésus-Christ, son instituteur est venu au monde pour renverser l’ordre que l’orgueil y a établi, de là vient que sa politique est directement opposée à celle du siècle, et je remarque cette opposition principalement en trois choses.
Premièrement, dans le monde les riches ont tout l’avantage et tiennent les premiers rangs, dans le royaume de Jésus-Christ la prééminence appartient aux pauvres, qui sont les premiers-nés de l’Église et ses véritables enfants.
Secondement, dans le monde, les pauvres sont soumis aux riches et ne semblent nés que pour les servir ; au contraire, dans la sainte Église, les riches n’y sont admis qu’à condition de servir les pauvres.
Troisièmement, dans le monde les grâces et les privilèges sont pour les puissants et les riches, les pauvres n’y ont de part que par leur appui, au lieu que dans l’Église de Jésus-Christ les grâces et les bénédictions sont pour les pauvres, et les riches n’ont de privilèges que par leur moyen.
Ainsi cette parole de l’Évangile, que j’ai choisi pour mon texte, s’accomplit déjà dès la vie présente :
« Les derniers sont les premiers, et les premiers sont les derniers.»
Puisque les pauvres qui sont les derniers dans le monde sont les premiers dans l’Église, puisque les riches qui s’imaginent que tout leur est dû, et qui foulent aux pieds les pauvres, ne sont dans l’Église que pour les servir ; puisque les grâces du Nouveau Testament appartiennent de droit aux pauvres et que les riches ne les reçoivent que par leurs mains. Vérités certainement importantes et qui vous doivent apprendre, ô riches du siècle, ce que vous devez faire à l’égard des pauvres, c’est-à-dire honorer leur condition, soulager leurs nécessités, prendre part à leurs privilèges. C’est ce que je me propose de vous faire entendre avec le secours de la grâce.
Premier point
Le docte et éloquent Saint Jean Chrysostome nous propose une belle idée pour connaître les avantages de la pauvreté sur les richesses, il nous représente deux villes, dont l’une n’est composée que de riches, l’autre n’a que des pauvres, dans son enceinte, et il examine ensuite laquelle des deux est la plus puissante.
Si nous consultions la plupart des hommes sur cette proposition, je ne doute pas, chrétiens, que les riches ne l’emportassent, mais le grand Saint Chrysostome conclut pour les pauvres, et il se fonde sur cette raison que cette ville de riches aurait beaucoup d’éclat et de pompe, mais qu’elle serait sans force et sans fondement assuré.
L’abondance ennemie du travail, incapable de se contraindre, et par conséquent toujours emportée dans la recherche des voluptés, corromprait tous les esprits et amollirait tous les courages par le luxe, par l’orgueil, par l’oisiveté.
Ainsi les arts seraient négligés, la terre peu cultivée, les ouvrages laborieux par lesquels le genre humain se conserve entièrement délaissés ; et cette ville pompeuse, sans avoir besoin d’autres ennemis, tomberait enfin par elle-même, ruinée par son opulence.
Au contraire, dans l’autre ville où il n’y aurait que des pauvres, la nécessité industrieuse, féconde en inventions et mère des arts profitables, appliquerait les esprits par le besoin, les aiguiserait par l’étude, leur inspireront une vigueur mâle par l’exercice de la patience et n’épargnant pas les sueurs, elle achèverait les grands ouvrages qui exigent nécessairement un grand travail. C’est à peu près ce que nous dit Saint Jean Chrysostome au sujet de ces deux villes différentes. Il se sert de cette pensée pour adjuger la préférence à la pauvreté.
Mais à parler des choses véritablement, nous savons que la distinction de ces deux villes n’est qu’une fiction agréable. Les villes, qui sont des corps politiques, demandent, aussi bien que les naturels, le tempérament et le mélange, tellement que, selon la police humaine, cette ville de pauvres de Saint Chrysostome ne peut subsister qu’en idée.
Il n’appartenait qu’au Sauveur et à la politique du ciel de nous bâtir une ville qui fût véritablement la ville des pauvres, cette ville, c’est la Sainte Église, et si vous me demandez, chrétiens, pourquoi je l’appelle la ville des pauvres, je vous en dirai la raison par cette proposition que j’avance, que l’Église dans son premier plan n’a été bâtie que pour les pauvres, et qu’ils sont les véritables citoyens de cette bienheureuse cité que l’Écriture a nommée la cité de Dieu.
Encore que cette doctrine vous paraisse peut-être extraordinaire, elle ne laisse pas d’être véritable ; et afin de vous en convaincre, remarquez, s’il vous plaît, Messieurs, qu’il y a cette différence entre la Synagogue et l’Église que Dieu a promis à la Synagogue des bénédictions temporelles, au lieu que, comme dit le divin Psalmiste « toute la gloire de la sainte Église est cachée et intérieure ».
« Dieu te donne, disait Isaac à son fils Jacob, la rosée du ciel et la graisse de la terre. » C’est la bénédiction de la Synagogue. Et qui ne sait que dans les Écritures anciennes, Dieu ne promet à ses serviteurs que de prolonger leurs jours, que d’enrichir leurs familles, que de multiplier leurs troupeaux, que de bénir leurs terres et leurs héritages ?
Selon ces promesses, Messieurs, il est bien aisé de comprendre que les richesses et l’abondance étant le partage de la Synagogue, dans sa propre institution, elle devait avoir des hommes puissants et des maisons opulentes. Mais il n’en est pas ainsi de l’Église. Dans les promesses de l’Évangile, il ne se parle plus des biens temporels par lesquels l’on attirait ces grossiers, ou l’on amusait ces enfants.
Jésus-Christ a substitué en leur place les afflictions et les croix, et par ce merveilleux changement, les derniers sont devenus les premiers, et les premiers sont devenus les derniers, parce que les riches qui étaient les premiers dans la Synagogue n’ont plus aucun rang dans l’Église, et que les pauvres et les indigents sont ses véritables citoyens.
Quoique ces différentes conduites de Dieu dans l’ancienne et dans la nouvelle alliance soient fondées sur de grandes raisons qu’il serait trop long de rapporter, nous en pouvons dire ce mot en passant, que dans le Vieux Testament, Dieu se plaisant à se faire voir avec un appareil majestueux, il était convenable que la Synagogue son épouse eût des marques de grandeur extérieure et au contraire que dans le Nouveau, dans lequel Dieu a caché toute sa puissance sous une forme servile, l’Église son corps mystique devait être une image de sa bassesse et porter sur elle la marque de son anéantissement volontaire.
Et n’est-ce pas pour cela, mes frères, que ce même Dieu humilié, « voulant, dit-il, remplir sa maison, », ordonne à ses serviteurs de lui aller chercher tous les misérables ? Voyez comme il en fait lui-même le dénombrement : « Allez-vous-en, dit-il, dans les coins des rues, et amenez-moi promptement, qui ? les pauvres et les infirmes qui encore ? les aveugles et les impotents ».
C’est de quoi il prétend remplir sa maison ; il n’y veut rien voir qui ne soit faible, parce qu’il n’y veut rien voir qui n’y porte son caractère, c’est-à-dire la croix et l’infirmité. Donc l’Église de Jésus-Christ est véritablement la ville des pauvres. Les riches, je ne crains point de le dire, en cette qualité de riches, car il faut parler correctement, étant de la suite du monde, étant pour ainsi dire marqués à son coin, n’y sont soufferts que par tolérance, et c’est aux pauvres et aux indigents, qui portent la marque du Fils de Dieu, qu’il appartient proprement d’y être reçus. C’est pourquoi le divin Psalmiste les appelle « les pauvres de Dieu »
Pourquoi les pauvres de Dieu ? Il les nomme ainsi en esprit, parce que dans la nouvelle alliance, il lui a plu de les adopter avec une prérogative particulière. En effet, n’est-ce pas à eux qu’a été envoyé le Sauveur ? « Dieu m’a envoyé, nous dit-il, pour annoncer l’Évangile aux pauvres. » Ensuite n’est-ce pas aux pauvres qu’il adresse la parole, lorsque faisant son premier sermon sur cette montagne mystérieuse, où ne daignant parler aux riches, sinon pour foudroyer leur orgueil, il porte la parole aux pauvres comme à ceux qu’il devait évangéliser ?
« O pauvres, que vous êtes heureux, parce qu’à vous appartient le royaume de Dieu. » Si donc c’est à eux qu’appartient le ciel qui est le royaume de Dieu dans l’éternité, c’est à eux aussi qu’appartient l’Église qui est le royaume de Dieu dans le temps. Aussi comme c’est à eux qu’elle appartenait, ce sont eux qui y sont entrés les premiers.
« Voyez, disait le divin Apôtre, qu’il n’y a pas dans l’Église plusieurs sages selon le monde, il n’y a pas plusieurs puissants, il n’y a pas plusieurs nobles, mais Dieu a voulu choisir ce qu’il y avait de plus méprisable »
D’où il est aisé de conclure que l’Église de Jésus-Christ était une assemblée de pauvres. Et dans sa première fondation, si les riches y étaient reçus dès l’entrée, ils se dépouillaient de leurs biens et les jetaient aux pieds des apôtres, afin de venir à l’Église, qui était la ville des pauvres, avec le caractère de la pauvreté, tant le Saint-Esprit avait résolu d’établir dans l’origine du christianisme la prérogative éminente des pauvres membres de Jésus-Christ.
Je pourrais encore, mes frères, établir la prééminence des pauvres sur d’autres raisons convaincantes, par lesquelles vous reconnaitriez qu’ils sont les vrais enfants de l’Église et que c’est pour eux principalement que cette cité spirituelle a été bâtie.
Mais il vaut mieux tirer quelque instruction et recueillir quelque fruit de cette doctrine salutaire. Elle nous doit apprendre, Messieurs, à respecter les pauvres et les indigents, comme ceux qui sont nos aînés dans la famille de Jésus-Christ, et que son Père céleste a choisis pour être les citoyens de son Église, qui, portant ses marques les plus assurées, sont aussi ses membres les plus précieux.
C’est de l’apôtre Saint Jacques que j’ai appris cette excellente morale.
« Écoutez, nous dit-il, mes très-chers frères. »
Sans doute, il a dessein de nous proposer quelque chose de bien remarquable, quelle âme assez endurcie refusera son attention, à laquelle il est excité par l’organe d’un si grand apôtre, qui est honoré dans les Saintes Lettres de la qualité glorieuse de frère de Notre-Seigneur ?
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Mais entendons ce qu’il veut dire, voici ses propres paroles :
« N’est-il pas vrai que Dieu a choisi les pauvres afin qu’ils fussent riches dans la foi et les héritiers du royaume qu’il a promis à ceux qui l’aiment ? Et après cela, poursuit-il, vous osez mépriser les pauvres »
Cet apôtre, comme vous voyez, nous veut faire considérer en ce lieu l’éminente dignité des pauvres et cette prérogative de leur vocation que j’ai tâché de vous expliquer.
Source : Oeuvres complètes de Bossuet – Par F.Lachat – 1862
Merci.