Dans ce chapitre du livre de Sainte Thérèse d’Avila, elle nous parle de son combat pour rester fidèle à l’oraison ainsi que les fruits que cette pratique permet à notre âme.
Ce n’est pas sans dessein que je me suis tant appesantie sur cette époque de ma vie. Un si triste exposé ne plaira, je le vois bien, à aucun de ceux qui le liront. Aussi avec quelle sincérité je souhaite qu’ils me prennent en horreur, en voyant cette lutte obstinée d’une âme ingrate contre Celui qui l’avait comblée de tant de faveurs ! Que je regrette de ne pouvoir dire toutes les infidélités dont je me rendis coupable envers Dieu, durant ces années, pour ne m’être point appuyée à cette forte colonne de l’oraison !
Pendant près de vingt ans, je traversai cette mer pleine d’orages. Je tombais, je me relevais, faiblement sans doute, puisque je retombais encore. Me traînant dans les plus bas sentiers de la perfection, je ne m’inquiétais presque pas des péchés véniels, et quant aux mortels, je n’en avais pas une assez profonde horreur puisque je ne m’éloignais pas des dangers.
Je puis le dire, c’est là une des vies les plus pénibles que l’on puisse s’imaginer. Je ne jouissais point de Dieu, et je ne trouvais point de bonheur dans le monde. Quand j’étais au milieu des vains plaisirs du monde, le souvenir de ce que je devais à Dieu venait répandre l’amertume dans mon âme ; et quand j’étais avec Dieu, les affections du monde portaient le trouble dans mon cœur.
C’est une guerre si cruelle, que je ne sais comment j’ai pu la soutenir, je ne dis pas durant tant d’années, mais un mois seulement.
Toutefois, je vois clairement que Dieu usa à mon égard d’une bien grande miséricorde, en me conservant, au milieu de mes relations avec le monde, la hardiesse de faire oraison. C’est à dessein que je me sers de ce mot : je ne connais pas en effet ici-bas de hardiesse comparable à celle d’un sujet qui trahit son roi, et qui sachant que sa trame est connue de lui, ose néanmoins rester toujours en sa présence.
Tous, il est vrai, nous sommes constamment sous l’œil de Dieu ; mais l’âme qui s’adonne à l’oraison s’y trouve, à mon avis, d’une manière spéciale. Elle s’aperçoit que Dieu la considère tandis que les autres peuvent oublier, même pendant plusieurs jours, que cet œil divin ne les perd pas de vue ni seul instant.
Je dois néanmoins en convenir : je compte dans le cours de ces années plusieurs mois, et quelquefois une année entière de fidélité généreuse. M’appliquant avec ardeur à l’oraison, j’évitais avec soin les moindres fautes et je prenais de sérieuses précautions pour ne pas offenser le Seigneur. L’exacte vérité qui préside à : mon récit m’oblige à signaler ce fait. Mais il ne me reste qu’un faible souvenir de ces jours heureux ; ils durent être sans doute en plus petit nombre que les mauvais.
Néanmoins, il s’en écoula peu où je n’aie consacré un temps considérable à l’oraison, excepté quand j’étais très malade ou très occupée. Lorsque mon corps souffrait, l’union de mon âme avec Dieu était plus intime. Je tâchais de procurer le même bonheur aux personnes qui m’entouraient, je le demandais au ciel pour elles, et je leur parlais souvent de Dieu.
Ainsi, sauf l’année que je viens de mentionner, sur vingt-huit ans écoulés depuis que je commençai à faire oraison, j’en ai passé plus de dix-huit dans ce combat et cette lutte d’une âme partagée entre Dieu et le monde. Durant les autres années dont il me reste à parler, si la cause de la guerre fut différente, les assauts à soutenir ne furent pas moins rudes.
Mais la pensée d’être au service de Dieu, et la vue du néant du monde, étaient un baume qui adoucissait tout, comme je le dirai dans la suite.
Deux raisons m’ont déterminée à raconter avec tant de soin ces particularités : la première, pour faire voir la miséricorde de Dieu et mon ingratitude ; la seconde, pour faire comprendre de quel inestimable trésor Dieu enrichit une âme en la disposant à s’adonner résolument à l’oraison. Quoique cette âme ne réponde pas comme elle le devrait, à une si grande grâce, cependant, si elle persévère malgré les tentations, malgré les péchés et les mille sortes de chutes où le démon essaiera de l’entraîner, Notre-Seigneur, j’en suis sûre, la conduira enfin au port du salut, comme il semble m’y avoir conduite. Plaise à sa divine bonté que je ne m’expose pas de nouveau au naufrage !
Plusieurs auteurs, qui unissaient la sainteté à la science, ont fait d’excellents traités sur les avantages de l’oraison mentale, et nous devons en bénir Dieu. Mais quand ils ne l’auraient pas fait, malgré mon peu d’humilité, je ne serais point assez orgueilleuse pour oser en parler.
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Instruite par l’expérience, je me permettrai seulement de dire : Quelques fautes que commettent ceux qui commencent à faire oraison, ils ne doivent pas l’abandonner. Par elle, ils pourront s’en corriger : sans elle, ce sera beaucoup plus difficile. Qu’ils se tiennent également en garde contre le démon, qui, sous couleur d’humilité, les tentera d’y renoncer, comme il l’a fait pour moi.
Qu’ils croient à la parole infaillible du Seigneur : un repentir sincère et une ferme résolution de ne plus l’offenser le désarment ; il nous rend son amitié, il nous fait les mêmes grâces qu’auparavant, souvent même de plus grandes, si la vivacité de notre repentir le mérite.
Quant à ceux qui ne s’adonnent pas encore à l’oraison, je les conjure de ne pas se priver d’un bien si précieux. Là, rien à craindre et tout à désirer. Les progrès seront lents : soit. On ne fera pas de généreux efforts pour atteindre la perfection, ni pour se rendre digne des faveurs et des délices que Dieu accorde aux parfaits : soit encore. Mais, du moins, on apprendra peu à peu à connaître le chemin du ciel. Et si l’on y marche avec persévérance, j’attends tout de la miséricorde de Dieu : ce n’est pas en vain qu’on le choisit pour ami. Car, d’après moi, l’oraison n’est qu’un commerce d’amitié, où l’âme s’entretient seul à seul avec Celui dont elle sait qu’elle est aimée. Mais vous ne l’aimez pas encore, direz-vous. N’importe. Pour que l’amour soit vrai et l’amitié durable, il faut, j’en conviens, la ressemblance d’inclinations ; et Jésus-Christ, on le sait, n’a pas l’ombre d’un défaut, tandis que nous avons un naturel vicieux, sensuel, ingrat. Il doit, dès lors, vous en coûter d’aimer d’un parfait amour un Dieu dont les inclinations sont différentes des vôtres. Mais la vue d’une amitié si avantageuse pour vous, et qui part d’un cœur si aimant, doit être assez puissante pour vous faire passer par-dessus les difficultés que vous éprouvez à rester longtemps avec Celui qui est si différent de vous.
O bonté infinie de mon Dieu ! Je viens, ce me semble, de peindre au naturel ce qui se passe entre vous et moi. O délices des anges, je voudrais à cette vue me consumer d’amour pour vous ! Oui, vous souffrez en votre présence celui que votre société fatigue ! O mon Maître ! Quel excellent ami vous êtes à son égard ! Quels témoignages d’amour vous lui prodiguez ! Quelle bonté à le supporter, à l’attendre ! Avec quelle condescendance, jusqu’à ce qu’il se plie à votre humeur, vous daignez vous prêter à la sienne ! Vous lui tenez compte, Seigneur, de quelques moments qu’il donne à votre amour et un instant de repentir vous fait oublier toutes ses offenses. Je l’ai vu clairement pour moi, et je ne comprends pas pourquoi tout le monde n’aspirerait pas à s’approcher de vous par une amitié si intime.
Que les méchants, dont les inclinations sont différentes des vôtres, consentent à passer seulement deux heures par jour en votre compagnie, même avec un esprit emporté loin de vous, comme. Jadis le mien, par mille préoccupations et mille pensées du monde, et vous les rendrez bons. En retour de l’effort qu’ils feront pour rester en si bonne société, effort indispensable dans les commencements, et quelquefois même dans la suite, vous, Seigneur, vous empêcherez les démons, de les attaquer, vous affaiblirez l’empire de ces esprits de ténèbres, et vous donnerez à vos serviteurs la force de triompher.
Vie de toutes les vies, vous ne tuez aucun de ceux qui se confient en vous et qui veulent vous avoir pour ami. En donnant la vie à l’âme, il vous plaît de donner même au corps une nouvelle vigueur.
Je ne comprends pas les craintes de ceux qui redoutent de commencer à faire l’oraison mentale. Je ne sais vraiment de quoi ils ont peur. Mais le démon sait bien ce qu’il fait : il nous cause un mal réel quand, par ces vaines terreurs, il nous empêche de penser à Dieu à nos devoirs à nos péchés, à l’enfer, au paradis, aux travaux et aux douleurs que Notre- Seigneur endura pour nous.
Telle fut, au milieu des dangers toute mon oraison ; telles étaient les vérités que je m’appliquais à approfondir, lorsque je le pouvais. Mais très souvent, et pendant des années, je me préoccupais oins d’utiles et saintes réflexions, que du désir d’entendre l’horloge m’annoncer la fin de l’heure consacrée à la prière. Bien des fois, je l’avoue, j’aurais préféré la plus rude pénitence au tourment de me recueillir pour l’oraison. C’est un fait certain, j’avais à lutter énergiquement contre le démon ou ma mauvaise habitude pour me mettre en oraison, et en entrant dans l’oratoire, je me sentais saisie d’une telle tristesse, que je devais pour me vaincre, faire appel à tout mon courage, qui, dit-on, n’est pas petit.
Dieu me l’a donné bien supérieur à celui d’une femme, comme on l’a vu en plus d’une circonstance ; seulement, j’en ai fait un mauvais usage. Le Seigneur venait enfin à mon aide, et lorsque je m’étais ainsi vaincue, je goûtais plus de paix et de délices qu’à certains jours où l’attrait m’avait conduite à la prière.
Si Dieu me supporta si longtemps malgré tant de misère et si, comme il est visible, il me fit trouver dans l’oraison le remède à tous mes maux, quel est celui, si méchant qu’il soit, qui devra craindre de s’y appliquer ? Certes, il ne se rencontrera personne qui, après avoir reçu de Dieu de si grandes grâces, persévère dans sa méchanceté autant d’années que je l’ai fait.
Qui pourrait manquer de confiance, en voyant combien de temps il m’a soufferte, uniquement parce que, désirant sa compagnie, je m’efforçais de trouver des heures et de la solitude pour être avec lui ? Souvent même, loin de céder à l’attrait, j’avais à surmonter, ou plutôt le Seigneur surmontait, en moi une extrême répugnance.
Si l’oraison est un si grand bien, une nécessité même pour ceux qui, loin de servir Dieu, l’offensent ; si par elle-même elle n’offre aucun danger, tandis qu’il y en a de grands à vivre sans elle, pourquoi ceux qui servent le Seigneur et veulent lui être fidèles renonceraient-ils à s’y exercer ? Je ne le comprends pas, à moins que ce ne soit pour aggraver les peines de la vie, et pour fermer leur âme à Celui qui pourrait y répandre la consolation.
En vérité, je les plains, ils servent Dieu à leurs dépens. Il n’en est pas ainsi de ceux qui font oraison. Cet adorable Maître fait les frais pour eux. En échange d’un peu de peine, il leur donne des consolations qui leur permettent de porter toutes les croix.
Comme je dois traiter au long des douceurs dont sa divine Majesté favorise ceux qui persévèrent dans l’oraison, je n’en parlerai point ici. Je dirai seulement : Dieu n’accorde les grâces si élevées qu’il m’a faites que par l’oraison. Si nous lui formons cette porte, je ne vois pas comment il pourrait nous les donner. En vain voudrait-il entrer dans une âme pour y prendre ses délices et l’en inonder, il ne trouve aucun chemin ouvert ; car pour de telles faveurs, il la veut seule, pure et enflammée du désir de les recevoir.
Mais si nous hérissons d’obstacles les avenues de notre âme, sans nous mettre en peine de les enlever, comment viendra-t-il à nous, et comment voulons-nous qu’il nous fasse des faveurs de si grand prix ? Pour qu’on voie sa miséricorde, et l’avantage considérable que je retirai de n’avoir abandonné ni l’oraison ni la lecture, je dévoilerai ici, vu l’importance du sujet, la batterie mise en jeu par le démon pour gagner une âme, et le divin artifice, la miséricorde du Seigneur, pour la rappeler à lui. Mes paroles, je l’espère, feront éviter les dangers que je n’ai pas évités moi-même. Ce que je demande avant tout, au nom de Notre-Seigneur, au nom de cet ineffable amour avec lequel ce tendre Maître travaille à nous ramener à lui, c’est qu’on s’éloigne des occasions.
Dès qu’on s’y engage, plus de sécurité : il y a trop d’ennemis pour l’attaque, et en nous trop de faiblesse pour la défense.
Je voudrais savoir peindre la captivité où gémissait alors mon âme. Je voyais bien qu’elle, était captive, mais je ne pouvais comprendre en quoi. J’avais aussi de la peine à me rendre au témoignage de ma conscience, qui voyait tant de mal dans des choses jugées légères par mes confesseurs. Un d’eux, à qui je faisais part de mon scrupule, me dit un jour que, quand bien même je serais élevée à une sublime contemplation, ces compagnies et ces entretiens n’auraient aucun inconvénient pour moi.
Ceci eut lieu vers les derniers temps ; à cette époque j’avais déjà commencé, Dieu aidant, à m’éloigner avec plus de soin des grands périls, mais je ne fuyais pas encore entièrement les occasions. Mes confesseurs, voyant mes excellents désirs et tout le temps que je donnais à l’oraison, s’imaginaient que je faisais beaucoup ; mais mon âme se sentait loin de cette fidélité que lui imposaient tant de célestes faveurs.
Pauvre âme ! Qu’elle eut alors à souffrir ! Quand je songe qu’elle se vit sans presque aucun secours, si ce n’est de la part de Dieu, et avec une pleine liberté de s’abandonner à des passe-temps et à des plaisirs qu’on disait permis, je ne puis maintenant m’empêcher de la plaindre.
Un autre tourment pour moi, et il n’était pas petit, c’étaient les sermons. J’aimais extraordinairement à les entendre. Quand je voyais un prédicateur éloquent et zélé, je sentais pour lui spontanément un amour tout particulier, et je ne savais d’où me venait un tel sentiment.
En vain un discours était-il défectueux et jugé tel par les autres, je l’écoutais toujours avec plaisir. Mais lorsqu’il était bon, alors j’en éprouvais une vraie joie. Au reste, depuis que j’avais commencé à faire oraison, je ne pouvais en quelque sorte me lasser jamais de parler ou d’entendre parler de Dieu. Mais, si d’un côté j’éprouvais une consolation si vive à entendre la parole des prédicateurs, de l’autre elle faisait mon tourment, car elle était pour mon âme un miroir fidèle, où je me voyais bien différente de ce que j’aurais dû être.
Je conjurais le Seigneur de venir à mon secours. Mais il manquait, ainsi que j’en juge maintenant, une condition à ma prière : il eût fallu mettre entièrement ma confiance en Dieu, et n’en avoir plus aucune en moi-même. Je cherchais activement un remède à mes maux, mais je ne comprenais pas, sans doute, que tous nos efforts servent de peu, si nous ne renonçons complètement à la confiance en nous-mêmes pour nous confier uniquement en Dieu.
Je désirais vivre ; car je le sentais, ce n’était pas vivre que de me débattre ainsi contre une espèce de mort ; mais nul n’était là pour me donner la vie, et il n’était pas en mon pouvoir de la prendre. Celui qui pouvait seul me la donner avait raison de ne pas me secourir ; il m’avait tant de fois ramenée à lui, et je l’avais toujours abandonné.
Source : Le livre de la vie – Sainte Thérèse d’Avila – 1588