Les motifs qui conduisirent, surtout en France, au rapide perfectionnement de la nouvelle manière de construire les églises se trouvent dans l’ensemble du développement historique, et sont pour cela aussi simples et aussi rapprochés que possible.
Les guerres nationales avaient cessé, le calme était rétabli, et la royauté, solidement assise, favorisait, par la sécurité qu’elle inspirait, le développement du commerce et des transactions.
Le commerce était en outre alimenté par les nouvelles sources et les nouveaux buts que lui fournissaient les croisades. Les villes s’épanouissaient dans une splendeur inconnue jusqu’alors, et provoquaient de toutes parts le goût du luxe et de la richesse. Il était dans l’esprit du temps de satisfaire ce goût en l’appliquant tout d’abord aux édifices religieux et à l’ornementation des sanctuaires.
Les anciennes églises étaient, pour la plupart, de dimension moyenne, sombres, et, au moins pour la grande nef, couvertes de bois. On résolut d’en construire de nouvelles, dans des proportions assez vastes pour qu’on pût y réunir de grandes foules et y faire des processions aux jours de fête. Ces nouvelles églises devaient être couvertes de pierres, être plus élevées pour produire une impression plus grande sur l’esprit du peuple chrétien, et aussi pour ne pas offrir un aliment facile au feu, qui détruisait si souvent les édifices dans lesquels le bois entrait comme matière principale.
D’autre part, il fallait, dans les pays du Nord surtout, où les hivers sont longs et les journées courtes, ménager aux églises des ouvertures plus nombreuses et plus considérables, afin d’y laisser pénétrer plus de lumière. Telle était la tâche, tel le problème. La solution se trouva dans le style ogival.
Il serait ici d’un immense intérêt d’être initié, par un habile architecte comme M. Viollet le Duc ou M. Ballu, au développement progressif de cet art merveilleux auquel nous devons la Sainte-Chapelle et cette multitude de superbes cathédrales qui ont depuis sept siècles l’admiration des générations qui se suivent.
Cet architecte-archéologue nous dirait comment chaque difficulté d’exécution a été résolue, comment de chaque solution trouvée sont sorties de nouvelles difficultés, comment chaque modification dans le plan a amené des modifications obligées dans la construction; comment enfin, à travers mille et mille obstacles, la sublime harmonie devant laquelle nous nous arrêtons éblouis, est éclos d’éléments qui en apparence semblent se combattre et parfois même s’exclure.
Comparons maintenant à cette transformation survenue dans l’art architectonique celle qui s’est opérée également dans la science au XIIIe siècle. Ce qui distingua la transformation scientifique ne fut en aucune manière le résultat d’un accroissement de force que la science aurait trouvé en elle-même.
La spéculation philosophique se fortifia sans doute en remaniant de plus en plus ce matériel, si dénué de vitalité, que l’antiquité lui avait légué, et en l’appliquant à des buts déterminés. Mais ce remaniement ne suffit même pas pour élever la science au-dessus du niveau où elle était, quoiqu’elle se fût émancipée de l’école, qu’elle se fût déclarée autonome, et qu’elle eût mis toute sa vigueur à renouveler le monde, en faisant rejaillir sur la nature et sur l’histoire les aperçus nouveaux qu’elle avait trouvés dans l’épanouissement complet de la doctrine révélée.
L’évolution scientifique au XIIIe siècle vint de ce que l’on mit à la place du matériel dont nous parlons la méthode d’Aristote, le plus grand savant de l’antiquité.
La science antérieure, correspondant, selon son côté humain, à la nature de ses sources, avait été en grande partie le produit de la logique. Mais à cette époque l’Occident catholique acquit par la médiation de savants arabes et juifs les écrits d’Aristote.
Or Aristote avait étudié la nature sous tous ses aspects; il avait pénétré même jusqu’au fond de la métaphysique générale, et l’avait rendue intelligible en lui appliquant les lois de la pensée et du raisonnement, qu’il avait érigées en système. Aussi fut-ce avec ardeur qu’on se livra à l’étude de ces idées nouvelles, pour s’approprier ce système formé de conceptions inconnues et la terminologie perfectionnée qu’on y trouva.
On crut avoir mis la main sur les éléments les plus propres à construire la vraie science de Dieu. La différence, nous dirons même le contraste de ces deux transformations, saute aux yeux. Là un développement dans le vrai sens du mot, agissant lui-même et venant du dedans au dehors, puis des problèmes posés par ce développement et résolus par lui; ici un élargissement, une diffusion par une connaissance plus étendue d’éléments étrangers, un essor par suite de matériaux d’une richesse incomparable venant du dehors.
En conséquence, d’un côté une dépendance plus grande et plus étroite des traditions antiques, et de l’autre une libération de plus en plus ascendante de cette même antiquité.
Nous trouvons dans la partie de la construction de l’église de Saint-Remi, de Reims, qui fut faite en dernier lieu une grande quantité de fûts de colonnettes cannelées. L’architecte en avait pris l’idée à une ancienne porte de Reims. Il les reproduisit si bien, qu’il négligea de donner des chapiteaux aux colonnettes de l’église, parce qu’on les avait abattus aux colonnettes de la porte. Cette manière d’agir constitue évidemment un anachronisme.
À lire aussi | Doctrine de la Foi : On ne peut pas être catholique et franc-maçon
Or, comme on avait dans la construction copié originairement les anciens et que dans la suite on les surpassait de beaucoup, on n’en eut plus non plus besoin comme modèles dans l’ornementation. La richesse qui se développa successivement, et qui atteignit dans la décoration tout ce que l’on pouvait imaginer de plus parfait, fut la conséquence des exigences du culte et de l’architecture elle-même. En effet, la pompe du culte fut en proportion de l’essor et de l’extension du christianisme.
Quant à la scolastique, elle resta enclavée dans l’ordre d’idées de l’architecte de Reims dont nous avons parlé tout à l’heure.
Si nous prêtons attention aux efforts que font aujourd’hui les interprètes en apparence les plus sérieux de cette science, pour donner à certains passages corrompus du texte aristotélique, non pas seulement un sens intelligible, un sens qu’ils cherchent à faire correspondre aux vues générales du philosophe grec (ce qui leur réussit au-delà de toute attente), mais encore pour signaler dans ces mêmes endroits une disposition féconde en idées nouvelles, nous ne pouvons nous empêcher d’être étonnés.
En effet, il y a longtemps que les vrais savants ont reconnu, dans ce que de nos jours on nous indique comme des sources cachées jusqu’ici, ont reconnu, disons-nous, des interpolations postérieures dans le texte original ou des transmissions défectueuses, attribuables non pas à Aristote, mais à l’un ou à l’autre de ses disciples.
Source : Albert le Grand et Saint Thomas d’Aquin ou la Science au Moyen Âge – 1880