C’est beaucoup, sans doute, de régner sur les intelligences, de réduire dix-huit siècles sous le joug de la foi, et d’ériger sur des mystères la monarchie universelle des esprits.
Nul homme qui réfléchit sérieusement ne verra dans cette domination une souveraineté humaine, mais une royauté divine. Toutefois, si Jésus-Christ règne en Dieu sur l’humanité, est-ce assez d’avoir captivé trois cents millions d’intelligences sous l’empire de la foi ? Est-ce assez pour un Dieu de gouverner les esprits ? Non, cela ne suffit point. Descendez en vous-mêmes et, après avoir touché votre front, mettez la main sur votre cœur, pour dire s’il n’y a point là une faculté plus puissante que la pensée, quelque chose d’impérieux et de souverain, qui tient aux racines mêmes de l’existence, qui se cache dans les plis et dans les replis de l’âme, qui pénètre enfin jusqu’aux dernières profondeurs de la nature humaine.
Avez-vous triomphé de l’esprit par les lumières de la science ou par celles de la foi ? Vous n’êtes encore qu’aux avant-postes de l’âme : derrière le rempart de l’esprit qui vient de s’ouvrir à la vérité, l’homme se retranche dans ce qu’il a de plus intime et de plus secret, il se replie vers ce fort intérieur avec sa puissance de haïr et sa puissance d’aimer et, ainsi retiré au-dedans de lui-même, il attend avec confiance qu’après avoir fait tomber les barrières de l’esprit, vous veniez à forcer les avenues du cœur.
C’est là, en effet, à la source de nos affections, au foyer même de la vie, c’est là, dis-je, qu’il faut pénétrer pour triompher de l’homme ; car si, après avoir subjugué son intelligence, vous venez à échouer contre son cœur, vous n’êtes victorieux qu’à demi ; l’homme vous échappe avec ce qu’il a de plus fort et de plus précieux. Conséquemment, pour saisir les caractères de divinité qui éclatent dans le règne de Jésus-Christ, nous devons nous demander si, après avoir établi sa souveraineté divine sur les esprits, il est parvenu également à régner en Dieu sur les cœurs.
C’est tout le sujet de cette conférence. Si je ne me trompe, Messieurs, vous avez retenu ce que c’est que régner. Régner, c’est diriger avec autorité, ou, si vous le voulez, c’est gouverner suivant une loi donnée. Or, qu’est-ce qui gouverne les cœurs ? Qu’est-ce qui triomphe de cette puissance intime, de ce pouvoir si faible en apparence et pourtant si réel ? Est-ce la crainte ? Mais la crainte, j’entends la crainte servile, fait taire le cœur, elle ne le gouverne pas. La crainte réussira peut-être à comprimer l’élan du cœur, à enchaîner son essor ; elle pourra se poser sur lui comme une main de fer, mais non l’empêcher de battre, de battre librement, de battre pour qui et aussi longtemps qu’il lui plaira : au milieu des chaînes et des violences, le cœur conserve sa liberté, et avec sa liberté, il se donne ou se refuse comme il lui semble bon.
« Empereurs, disaient aux Césars ces généreux chrétiens, vous avez tout pouvoir sur notre corps, il vous est facile de charger nos mains de fers, de nous enlever nos biens, nos familles, notre vie ; mais il nous reste un trésor que vous ne pouvez pas nous ravir, c’est notre cœur, et ce cœur est à Dieu. »
Oui, s’il y a sous le ciel quelque chose de libre et d’indépendant, c’est le cœur. La crainte a parlé, la tyrannie va sévir, je puis courber la tête sous la pression de la force, mais mon cœur ne s’inclinera pas avec mon front, il ne suivra pas ma main qui tremble, ni mon genou qui fléchit : il restera hors d’atteinte et maître de lui-même. Donc, ce qui gouverne les cœurs, ce qui triomphe des cœurs, ce n’est pas la crainte.
Mais si ce n’est pas la crainte qui gouverne les cœurs, serait-ce le respect ? Assurément, le respect va plus avant dans l’homme que la crainte. Car on est bien près du cœur lorsqu’on a réussi à frapper l’esprit par des qualités qui méritent la déférence ; et, par conséquent, le respect, après avoir traversé l’esprit, vient toucher au cœur ; mais il ne fait que l’effleurer, il ne le pénètre pas. On peut refuser son cœur même à ce que l’on respecte. Est-ce que vous ne respectez pas le génie, l’autorité, partout où ils se trouvent, et pourtant vous ne donnez pas votre cœur à tout ce qui possède une haute intelligence, à tout ce qui porte une forte épée.
Pourquoi cela ? Parce qu’il est des choses qui commandent le respect sans parler au cœur. Il se pourrait qu’un homme vit à ses pieds des millions de ses semblables, qu’il tînt une nation captive sous le respect de l’âge, sous le respect de la science, sous le respect du caractère, sans qu’avec tout cela cet homme vînt à toucher un cœur. Donc le cœur peut se refuser au respect comme à la crainte ; et, par conséquent, ce qui triomphe des cœurs, ce qui gouverne les cœurs, ce n’est ni la crainte, ni le respect. Qu’est-ce donc qui gouverne les cœurs, si ce n’est point la crainte, ni le respect ? Serait-ce que cette puissance si intime restât une force invincible et ingouvernable ?
Remontez, Messieurs, le cours des années jusqu’à l’origine de vos souvenirs : qu’est-ce qui, d’abord, a vaincu votre cœur ? Lorsque, aux premiers jours de votre enfance, une figure angélique s’est penchée sur votre berceau pour recevoir vos soupirs et sécher vos larmes, qu’une bouche souriante est venue se coller sur vos lèvres et que vos mains enfantines se sont enlacées dans d’autres mains, oh! alors, à l’approche de ce mélange de tendresse et de pureté qu’on appelle une mère, n’avez-vous pas senti que votre cœur vous échappait ? qu’il laissait flotter ses rênes au gré de ce souffle victorieux ? Qu’est-ce donc qui avait triomphé ?
Ah ! Messieurs, vous étiez vaincus, parce que vous aviez aimé. Lorsque, plus tard, votre ami d’enfance, le témoin et le confident de vos jeunes années est venu frapper à la porte de votre cœur, au nom de qui lui avez-vous ouvert ce sanctuaire de l’âme ? Au nom de l’amour : l’amitié avait parlé à votre cœur par la bouche de l’innocence, et votre cœur lui répondait par une affection réciproque. Et enfin, Messieurs, si Dieu ne vous fait pas la grâce de se réserver à lui-même votre vie tout entière, et sans partage, qu’est-ce qui gouvernera votre cœur ? Qu’est-ce qui en chaînera sa liberté ? Qu’est-ce qui liera sa puissance par un nœud indissoluble et sacré ? Ce sera encore l’amour, l’amour vrai, l’amour pur, l’amour chaste, car l’amour coupable ne gouverne pas les cœurs, il les tue : la débauche est un tyran, l’amour est un roi.
Donc ce qui gouverne les cœurs, ce qui triomphe des cœurs, ce n’est ni la crainte ni le respect, mais l’amour. J’en conclus que, régner sur les cœurs, c’est les gouverner par l’amour. Or, Messieurs, si on règne sur les cœurs en les gouvernant par l’amour, il s’ensuit que cette royauté est d’autant plus éclatante qu’elle est moins circonscrite. Eh bien ! quelle est, à cet égard, la mesure du pouvoir des hommes ? Et, d’abord, par qui peuvent-ils se faire aimer ? Quelque affection qu’ils rencontrent autour d’eux, ils ne parviendront jamais à se faire aimer que d’un petit nombre d’hommes. L’amour d’un homme se renferme dans une famille, dans un petit cercle d’amis, tout au plus dans un peuple, dans une nation : c’est l’extrême limite de son étendue.
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Voyez vous-mêmes : par qui serez-vous aimés ? Vous serez aimés par ceux que la nature et les liens du sang auront unis à votre destinée. Hors de là, vous aurez un ami fidèle, c’est beaucoup ; vous en compterez peut-être plusieurs, voilà tout. Mais, je le veux bien, vous êtes souverain, vous êtes le père du peuple, vous avez le cœur rempli d’amour, la main pleine de bienfaits. Assurément, vous serez aimé, mais à tout le moins, vous compterez autant d’ennemis que d’amis. Qui fut meilleur que cet Henri, dont, le nom est synonyme de bon roi, qui disait en pleurant sur sa capitale-affamée :
« J’aimerais mieux n’avoir point de Paris que de le voir en lambeaux? » Et, pourtant, malgré tant de bonté, la haine n’a-t-elle pas dirigé dix-sept fois contre la poitrine de Henri IV le poignard de l’assassin? Voilà l’humanité : en dépit de vos services, si dévoué, si généreux que vous soyez, vous ne serez jamais aimé que d’un petit nombre d’hommes.
Mais peut-être gagnerons-nous en profondeur ce que nous n’aurons pu obtenir en étendue ? Hélas ! Messieurs, dans quelle mesure sommes-nous aimés ? Nous ne régnons, à vrai dire, qu’à la superficie des cœurs, un rien suffit pour nous détrôner : l’absence affaiblit notre empire, l’intérêt sait convertir en haine l’amour le plus profond ; que dis-je ? un caprice, une fantaisie nous bannissent d’un cœur à jamais.
Source : La Divinité de N-S Jésus-Christ – Mgr Freppel – 1896