La dignité de l’homme est toute comprise dans cette maxime : Tout ce qui n’est pas Dieu est indigne de l’homme.
Il ne faudrait que cette maxime bien approfondie pour retirer du vice les pécheurs, et pour élever les bons à la plus haute perfection. Nous croyons que, pour convertir les âmes ou pour les porter à la plus sublime vertu, il n’est pas besoin d’une multitude de considérations : il n’en faut qu’une seule, pourvu qu’on la médite, qu’on s’en pénètre, qu’on l’applique à sa conduite, et qu’on la suive en pratique jusque dans les dernières conséquences. Telle est la maxime que je propose ici. Convainquons-nous de sa vérité, et prenons ensuite le parti de la pratiquer avec la plus grande fidélité.
Tout ce qui n’est pas Dieu est indigne de l’homme, indigne d’occuper son esprit, indigne d’occuper son cœur, indigne d’être le motif ou l’objet principal de ses actions. Pouvons-nous en douter, pour peu que nous réfléchissions sur ce que nous sommes, sur l’intention que Dieu a eue en nous créant et en nous rachetant, sur ce que les autres créatures, soit qu’elles nous soient supérieures, égales ou inférieures, sont par rapport à nous ? Pouvons-nous en douter si nous considérons que notre esprit est fait pour connaître Dieu, notre cœur pour l’aimer ; que notre destination est de le posséder éternellement, et que la vie présente ne nous est donnée que pour mériter ce bonheur ? Pouvons-nous en douter si nous jetons les yeux sur les biens d’ici-bas ; et si nous les comparons avec la nature de notre âme, la grandeur de ses idées et l’immensité de ses désirs ? Ces biens sont ou corporels, et n’ont par conséquent aucune proportion avec une substance spirituelle, ou fondés uniquement sur l’opinion des hommes, et par conséquent sont faux et illusoires. Ils sont d’ailleurs bornés en eux-mêmes, fragiles, passagers, périssables. Pouvons-nous en douter si nous consultons notre cœur, et si nous faisons attention que, tant qu’il se fixe aux objets créés, il n’est heureux qu’en espérance, en idée, et jamais en réalité ; toujours avide, toujours inquiet, toujours tourmenté par la crainte ou par le désir : au lieu qu’il commence à être en repos et en paix du moment qu’il s’est donné à Dieu, et qu’il sent que nul homme, nul événement ne peut lui ravir sa paix, à moins que lui-même n’y consente ?
Si toutes ces raisons concourent à nous prouver la vérité de cette maxime, il n’est plus question que d’en faire la règle de notre vie, et d’en tirer toutes les conséquences. Car de la croire vraie et de n’en faire aucun usage dans sa conduite, de la violer même en toute rencontre, c’est agir en insensé, c’est prononcer sa propre condamnation.
Tout ce qui n’est pas Dieu est indigne de moi, dois-je me dire à moi-même : je ne dois donc accorder mon estime, je ne dois donc attacher mon affection à rien de ce qui passe avec le temps, c’est-à-dire à aucune chose créée, sans exception : première conséquence qui doit régler mon esprit et mon cœur dans l’usage des choses de la vie. Toutes ces choses sont passagères, elles se dissipent comme l’ombre ; et il n’y a que ce qui est éternel qui soit digne de moi. Dieu m’a assujetti à user de ces choses pour un temps ; mais il ne veut pas que j’en fasse cas ; il ne veut pas que j’y mette mon bonheur : il en a fait un moyen d’épreuve pour juger de mon amour et de ma fidélité, il me punira ou me récompensera suivant l’usage que j’en aurai fait.
Que dois-je donc penser de toutes les choses dont les hommes s’enorgueillissent, et pour lesquelles ils se passionnent ? Quel jugement dois-je porter de l’avantage de la naissance, du rang que j’occupe dans le monde de la considération dont j’y jouis, des honneurs qu’on m’y rend ? Tout cela est-il digne de moi ? Tout cela mérite-t-il de ma part la moindre attention, le moindre regard ? Ai-je raison, pour ce sujet, de me préférer à quelque autre homme que ce soit ?
Quel jugement dois-je porter des avantages de l’esprit et de ceux du corps ? Qu’est-ce encore que toutes ces misères dont on tire tant de vanité ? Que m’importe d’avoir un peu plus ou un peu moins d’esprit, un peu plus ou un peu moins de talents ou de connaissances, un peu plus ou un peu moins de beauté ? Tout cela me relève-t-il aux yeux de Dieu ? Tout cela doit-il me relever à mes propres yeux ? Dois-je m’affliger si j’en suis mal partagé ? Si j’ai quelque supériorité sur les autres, dois-je m’en estimer davantage ? Que ces avantages naturels sont au-dessous de moi, et que je me rends petit quand je m’en fais un titre pour m’exhausser !
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Et les biens de la fortune, qui me procurent les plaisirs et les commodités de la vie, sont-ils dignes de moi ? Tout ce qui va en ce genre au-delà du nécessaire mérite-t-il mes désirs, mes empressements ? Les richesses, après tout, n’ont pour objet que le corps et le bien-être du corps ; n’est-ce pas me ravaler jusqu’à la condition des animaux, que de faire de mon corps mon Dieu, mon idole, et de donner tous mes soins à une masse de chair qui sert de cachot à mon âme ?
Mais la santé, mais la vie elle-même, envisagée par rapport au temps, est-ce un bien digne de moi ? Et dois-je si fort m’inquiéter pour la conserver ? Dois-je avoir tant d’appréhension de la perdre ? Si cette vie ne se rapporte point à Dieu, si elle n’est pas employée tout entière à son service, est-ce un bien ? N’est-ce pas plutôt un mal, et un grand mal pour moi, puisque les années ne font que multiplier mes peines et mes péchés ?
L’honneur, du moins, la réputation, l’estime des hommes, ne sont-ils pas un bien qui mérite nos empressements ? Ne doit-on pas craindre tout ce qui peut nous faire perdre cette estime, et rechercher tout ce qui peut nous la procurer ? Je conviens qu’il faut vivre d’une manière qui ne donne aucune prise à la médisance, mais en vue de Dieu, et non pas en vue des hommes. Si la conscience ne nous reproche rien, pourquoi nous alarmer, nous chagriner, nous tourmenter des faux jugements et des vains discours des hommes ? Leurs jugements et leurs discours sont-ils la règle du vrai ? Est-ce là-dessus que Dieu nous jugera ? Et si j’ai pour moi Dieu et ma conscience, quel autre suffrage ai-je à désirer ? Mais je passe pour ce que je ne suis pas ; je ne puis me montrer nulle part ; on répand, on publie de moi des choses qui me couvrent de honte, de mépris ou de ridicule. À parler humainement, c’est un mal sans doute, et même le plus grand mal de la vie. Mais est-ce un mal dans les idées de la religion ? Est-ce un mal dans les vues de Dieu, si vous faites le sacrifice de votre réputation ? N’est-ce pas un bien et un très grand bien, si votre vertu, votre piété, sont l’occasion des censures, des mépris et des railleries du monde ? Quand les choses iraient jusqu’à la persécution, jusqu’à la mort et aux supplices les plus infâmes, Jésus-Christ, la vérité éternelle, prononce que vous êtes bienheureux ; et il a choisi pour lui-même ce genre de bonheur.
Si Dieu seul est digne de moi, ce que Dieu aime et estime est uniquement ce qui mérite mon estime et mon amour. Or, qu’est-ce que Dieu estime ? Précisément tout ce que le monde méprise ; et réciproquement tout ce qui est grand, élevé, honorable, aux yeux des hommes, est une abomination devant Dieu : ce sont les propres paroles de l’Évangile. La raison de cette différence est que Dieu envisage les choses par rapport à lui, à sa gloire et à ses desseins éternels sur nous, au lieu que les hommes les regardent par rapport à eux et à la vie présente. Laquelle de ces deux règles dois-je suivre dans mes jugements ? Qu’est-ce que Dieu aime ? Précisément tout ce que le monde abhorre. Dieu aime la pauvreté, les croix, les humiliations, les souffrances, tout ce qui nous détache des biens présents, et porte nos pensées et nos désirs vers les biens à venir. Le monde, au contraire, aime tout ce qui l’attache à la terre, tout ce qui lui fait perdre la vue et le désir du ciel. Qui des deux juge mieux de la grandeur et de la dignité de l’homme ? Qui juge mieux de son bonheur et de ce qui en doit être l’objet ?
Que faut-il donc pour faire de nous des saints ? Une seule chose : appliquer continuellement à notre conduite et à nos actions cette maxime : Tout ce qui n’est pas Dieu, tout ce qui n’est pas infini, éternel, immense comme lui, n’est pas digne de moi. Je suis fait pour Dieu seul. Je ne dois aimer, estimer, rechercher que ce qui m’approche de Dieu, ce qui m’en procure ici-bas la jouissance par la foi, et ce qui m’en assurera un jour la possession éternelle. Je dois mépriser, haïr, éviter tout ce qui m’éloigne de lui, tout ce qui le chasse de mon âme, tout ce qui m’expose à le perdre éternellement. Et où trouverai-je le juste et l’infaillible discernement de ces objets ? Dans l’Évangile, dans la doctrine et les exemples de Jésus-Christ. Dieu s’est fait homme, il a conversé parmi les hommes, pour nous apprendre quelle est notre dignité, notre véritable grandeur. Ce n’est que dans l’Évangile que l’homme est grand, parce qu’on y voit son rapport intime avec Dieu. Partout ailleurs, même dans les écrits des plus sublimes philosophes, il est petit, parce qu’on n’y voit pas que Dieu seul est son objet, son centre et sa fin.
O mon Dieu ! Pénétrez-moi de cette vérité qui fait de moi un être si noble et si élevé à vos yeux : pénétrez-moi de l’idée de ma dignité. Ne souffrez pas que je me rabaisse et me ravale à rien de ce qui est moindre que vous. Soyez désormais le seul objet de mes pensées et de mes affections ; que je rapporte tout à vous ; que les leçons, que les exemples de Jésus-Christ soient l’unique règle de ma conduite ; et que je foule aux pieds toutes les créatures, mon orgueil et mon amour-propre, pour m’élever par la mort à toutes choses et à moi-même, jusqu’à vous qui êtes mon principe et ma fin, et l’unique source de mon bonheur. Ainsi soit-il.
Source : Manuel des âmes intérieures – Père Grou de la compagnie de Jésus – 1885