Sous les pontificats de Grégoire XVI et Pie IX, l’Église catholique, avec cette audace déconcertante que donne la certitude de l’immortalité, entra en lutte ouverte contre les principes révolutionnaires.
De malveillants penseurs s’indignèrent ; de bienveillants penseurs se lamentèrent.
« L’Église, par cette imprudence, avançait l’heure de sa mort. Elle semblait proscrire toute liberté religieuse, toute liberté politique ; gardant le silence en face de la Révolution, elle eût vécu par l’équivoque ; rompant le silence, elle allait succomber à sa propre franchise. Elle attaquait les bases indestructibles et parfaites de la société présente et future : la société présente la répudiait, la société future ne la connaîtrait plus. »
Obstinément, la vieille Église continuait ses attaques : « Elle a donc soif de suicide ? » demandait-on.
Et cette mère, qu’on disait provocatrice, avait des fils plus provocateurs encore : ils s’en allaient, follement, traquant le « libéralisme » sur tous les terrains, même sur le terrain économique ; ils n’épargnaient même pas ce régime du travail, issu de la Révolution, et qu’une bourgeoisie éclairée se plaisait à croire éternel. Alors, dans les camps ennemis, beaucoup applaudirent, avec une ironie bruyante, à ces tentatives nouvelles ; ils s’empressèrent d’en conclure qu’on ne faisait pas sa part au Syllabus, et que l’Église du pape Pie IX était vouée à toutes les réactions, même à la réaction commerciale et industrielle.
De Mun subit ces imprudents sarcasmes, qu’il provoquait, du reste, par des imprudences de langage. Et dans leur marche, qu’on disait rétrograde, ces enfants perdus du cléricalisme, à un tournant du chemin, se rencontrèrent avec le peuple. La foule, qui travaille et qui souffre, se plaignait de l’état de choses actuel, de l’isolement des individus, de l’absence de syndicats ouvriers, de ce manque de groupement qui la laissait sans défense : par instinct, elle trouvait que tout n’était point parfait dans l’édifice social ébauché par la Constituante, achevé par Napoléon ;
« l’illusoire liberté que lui assurait l’individualisme révolutionnaire, elle semblait prête à la sacrifier pour obtenir de l’appui mutuel socialiste plus de garanties pour son bien-être et sa dignité »
À ces réclamations des masses, les libéraux optimistes, fils de la Révolution, hommes du XIXe siècle, opposaient une barrière d’hésitations et de préjugés. Au contraire, par l’effet même des sentiments contre-révolutionnaires dont ils se targuaient, les « syllabisants » dont je parle comprenaient, tout naturellement, les plaintes et les désirs de la foule. Réactionnaires par orthodoxie et souvent aussi par tempérament, attachés au passé par conviction et souvent aussi par goût, méprisant le XVIIe siècle et n’aimant guère le XIXe, il leur en coûtera peu, je crois, pour se mettre à l’unisson du XXe : car ils lui ont ouvert les voies.
Longtemps, ils n’eurent qu’une charte, le Syllabus, charte négative, ordre de destruction ; ils en ont une autre aujourd’hui, l’encyclique Rerum Novarum, charte positive, ordre de construction. Lorsque parut cette encyclique, des journaux déclarèrent que Léon XIII se rapprochait du monde moderne, dont Pie IX s’était séparé. Un tel langage est plein d’impropriétés. Il paraît impliquer que le Syllabus condamne la démocratie, et que l’encyclique Rerum Novarum canonise le « libéralisme » : l’une et l’autre affirmation sont fausses.
L’encyclique du pape Léon XIII sur la question sociale est un progrès issu d’une réaction : il fallait que le Syllabus opérât la réaction, afin que le progrès s’accomplît ensuite. Pie IX eut la tâche ingrate, et Léon XIII a la belle tâche. Le XIXe siècle était en train de s’adorer ; les principes qu’il avait reçus de 1789 lui paraissaient des dogmes indéfectibles et éternels devenait la plus orgueilleuse de toutes les époques : mauvaise condition pour le progrès ! Un peu brutalement, Pie IX écorcha l’idole.
S’ils étaient des idolâtres du siècle finissant, le pape de quatre-vingts ans et la génération de vingt ans, qui chaque jour grandissent l’un et l’autre, prépareraient-ils un autre ordre de choses, pour le siècle commençant ? Ils remontent au-delà de l’empirisme du XVIIIe siècle, au-delà de l’humanisme du XVe : et ce pape moderne, ce pape « recommencement de monde », cherche une loi dans la Somme. Son encyclique Æterni Patris sembla marquer le signal d’une réaction intellectuelle. Comment l’encyclique Rerum Novarum, signal d’une ère nouvelle, est en quelque façon la fille de l’encyclique Æterni Patris, je crois l’avoir expliqué.
Par l’effet même de ces réactions apparentes, scientifique, économique, politique, dogmatique, qui semblaient l’éloigner à jamais de la réalité présente, l’Église catholique se trouvait toute prête, entièrement armée, pour donner un avis sur ce qu’il y a de plus actuel, de plus urgent, de plus immédiatement nécessaire à régler : la question sociale. Mais, si nous regardons plus attentivement encore la naissance de cette encyclique, nous ne sommes pas au terme de nos étonnements.
Arrêtons-nous sur une dernière considération. Il semblait, naguère, que le concile du Vatican donnait au pape le droit de s’isoler de l’Église, de légiférer sans elle et malgré elle ; on craignait que les successeurs de Pie IX ne perdissent avec le monde chrétien toute communication : leur pensée serait conduite, leur main serait guidée par deux ou trois favoris, — des jésuites sans doute, ajoutait-on.
Saint-Simon nous donne un récit, aussi piquant que mélancolique, du pape Clément XI écrivant la bulle Unigenitus sous la dictée de deux jésuites qui s’accordent à le fourvoyer : on eût dit, à entendre certains prophètes de malheur, que cette légende de la bulle Unigenitus serait l’histoire de toutes les bulles futures. Léon XIII a démenti ces prévisions.
Perpétuellement, le pape et le monde chrétien sont en contact. Jamais pape, peut-être, n’a plus consulté que Léon XIII ; il appelle les princes de l’église, et il appelle les laïques. Dans les conseils du Vatican, à côté du théologien, un nouveau personnage est entré : l’opinion. Le pape Léon XIII interroge et éclaire l’opinion. C’est une nouveauté, elle ne scandalise que ceux à qui elle peut nuire ; dans l’espèce, ils sont quantité négligeable et de qualité négligeable.
Ce sont les besoins du monde chrétien qui ont suscité l’encyclique Rerum Novarum, et je dirais volontiers que le monde chrétien y a travaillé. Cette Église catholique, qu’on disait asservie par le dernier concile, multiplie au contraire les initiatives individuelles, elle encourage et sollicite les efforts personnels ; guidée par une infaillible pensée, elle ne s’abstient elle-même de penser. Il existe à l’heure présente, dans le sein du catholicisme, un mouvement extraordinaire des esprits et des œuvres ; il n’y a plus de catholiques émancipés, il y a toujours des catholiques qui s’aventurent ; leur témérité résulte de la ferveur et n’entraîne pas la révolte, ils vont de l’avant, pour que la vieille Église les suive, et pour qu’elle les devance à son tour; et le pontificat de Léon XIII est pour eux un perpétuel encouragement.
Ces dévouements aventureux ne déplaisent pas à la papauté. Avant qu’on l’eût proclamée infaillible, elle les redoutait: elle sait, maintenant, qu’elle peut à son gré les discipliner ou les promouvoir. Depuis le concile du Vatican, la papauté a recouvré, je ne sais quelle sécurité, qui lui manquait auparavant ; elle se sent trop forte pour avoir besoin d’être ombrageuse. On craignait que ce dogme nouveau n’étouffât toute vie dans l’Église, et qu’il n’en fût du catholicisme de la Rome nouvelle comme de ces armées de la vieille Rome, où le soldat qui avait bien agi sans l’ordre de ses chefs était puni.
L’inverse est advenu précisément. Écoutez, dans l’Église catholique, le langage des chefs : ils demandent au soldat de collaborer avec eux, non de leur obéir servilement, de marquer le pas quelquefois devant eux, non de remboîter toujours derrière eux : ils sollicitent des requêtes avant de requérir eux-mêmes une soumission.
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En France, Mgr Langénieux, archevêque de Reims, dit aux membres du Congrès de Liège, en 1887 :
« L’Église, c’est la société des fidèles sous le gouvernement des pasteurs légitimes. Vous en êtes donc l’élément essentiel et nécessaire : les pasteurs, ils ne sont que pour vous et à cause de vous. »
Lorsqu’une Église s’exprime de la sorte, elle n’aspire pas à perdre les racines qui l’attachent au monde ; elle ne se considère pas comme l’un de ces organismes où la tête seule transmet la pensée. Il y a dans l’Église un flux et reflux d’idées et de désirs entre le pape et les fidèles, entre les fidèles et le pape, entre l’évêque et le prêtre, entre le prêtre et l’évêque, et le pape possède sur la société chrétienne une influence si incontestée qu’il peut se soumettre lui-même à l’influence de la société chrétienne, ce qui ne s’était vu depuis longtemps.
« Le laïque n’a pas besoin d’attendre le prêtre, ni le prêtre d’attendre l’évêque, ni l’évêque d’attendre le pape, pour suivre sa voie propre. Lorsque des efforts combinés sont requis, soyons toujours prêts et en tout temps prompts à obéir aux ordres donnés ; mais en ces dispositions il y aura encore un vaste champ pour l’action individuelle, et un grand bien peut être accompli par elle. »
Ainsi parlait Mgr Ireland, en 1889. Pendant quinze ans, sur le terrain des questions sociales, évêques, prêtres et laïques, sans « attendre le pape », ont « suivi leur voie propre » : certains se fourvoyèrent : l’Église les avertit ; certains s’égarèrent : l’Église les retrancha. Et tous les autres continuaient de suivre leur route. Ils marchaient toujours, avec une prudente hardiesse, lorsque, le 15 mai 1891, ils trouvèrent Léon XIII à leur tête : l’encyclique Rerum Novarum venait de paraître.
Source : Le Pape, les Catholiques et la question Social – Georges Goyau – 1893