En la très Sainte Trinité, nous croyons, nous maintenons, nous enseignons, comme un dogme de notre foi, que le Père a engendré le Verbe.
C’est-à-dire la sagesse, créatrice de toutes choses, son Fils unique, un comme lui, éternel comme lui, souverainement bon comme lui, que le Saint-Esprit est ensemble l’Esprit du Père et du Fils, consubstantiel et coéternel à tous deux ; trinité à cause de la propriété des personnes, un seul Dieu à cause de la divinité inséparable, tout-puissant à cause de l’inséparable toute-puissance ; et toutefois chaque personne en particulier est Dieu et tout-puissant, et toutes ensemble ne sont ni trois dieux ni trois tout-puissants ; tant est inséparable cette unité des trois personnes qui a voulu rendre d’elle-même ce témoignage.
Mais le Saint-Esprit du Père souverainement bon et du Fils souverainement bon, en tant que commun à tous deux, peut-il être convenablement appelé la bonté de l’un et de l’autre ? Ici, je n’ose hasarder une opinion téméraire. Je dirais plutôt qu’il est la sainteté de tous deux, non pas en tant que qualité, mais en tant que substance et troisième personne dans la trinité.
Et ce qui m’amène à ce sentiment comme plus probable, c’est que, malgré l’unité du Père et du Fils en tant qu’Esprit, malgré l’unité du Père et du Fils en tant que Saints, cette troisième personne toutefois est proprement appelée Esprit-Saint, comme la sainteté substantielle et consubstantielle de tous deux.
Or, si la bonté divine n’est autre que la sainteté, c’est assurément le droit de la raison et non plus présomptueuse témérité de découvrir, sous le voile d’une expression obscure qui sollicite vivement notre intelligence, la secrète empreinte de la trinité dans cette question que chaque créature nous suggère : Par qui, comment et pourquoi elle a été faite ? Car, c’est le Père du Verbe qui dit :
« Soit! »
Ce qui se fait quand il parle, c’est le Verbe qui le fait :
« Dieu voit que cela est bon ; »
Preuve évidente que ni la nécessité ni un besoin de l’indigence, mais la bonté seule est la raison de l’œuvre divine ; Dieu l’a faite parce qu’elle est bonne ; aussi, n’est-ce qu’après sa création que l’Écriture la déclare bonne pour la montrer conforme à cette bonté qui est la raison de son existence.
Et si, dans cette bonté, il est permis de voir le Saint-Esprit, voilà donc la Trinité tout entière qui se révèle à nous dans ses ouvrages. En elle, la cité Sainte, la sublime cité des Saints anges a son origine, sa beauté, sa béatitude.
Demandez son auteur ? C’est Dieu qui l’a créée ; L’auteur de sa sagesse ? C’est Dieu qui l’éclaire ; L’auteur de sa fidélité ? C’est Dieu dont elle jouit ; Dieu, perfection de son être, lumière de sa contemplation, joie de sa fidélité ; elle est, elle voit, elle aime ; elle vit dans l’éternité de Dieu ; elle brille dans la vérité de Dieu ; elle jouit dans la bonté de Dieu.
Autant qu’il est permis d’en juger, tel est encore le principe de cette triple division de l’étude de la sagesse établie ou plutôt signalée par les philosophes, car assurément, ils n’ont pas fait, mais trouvé cette division en physique, logique, éthique ou naturelle, rationnelle et morale, expressions synonymes usitées déjà dans les lettres latines : non qu’il s’ensuive qu’ils aient eu selon Dieu quelque soupçon de la Trinité ; quoique Platon, l’inventeur de cette division, ne reconnaisse que Dieu pour auteur de toute nature, pour dispensateur de l’intelligence et inspirateur de l’amour qui fait la bonté et le bonheur delà vie.
Mais il est certain que malgré la diversité des sentiments sur la nature des choses, sur la recherche de la vérité, sur le bien final où doivent tendre toutes nos actions, les spéculations des philosophes sont renfermées dans le cercle de ces trois ordres de questions : et quelle que soit sur chaque point en particulier la variété des systèmes et la dissidence des opinions, il est admis sans conteste que la nature a une cause, la science une méthode, la vie une loi.
Et puis, chez tout artisan, trois circonstances concourent à l’accomplissement de son œuvre : la nature, l’art, l’usage. La nature se reconnaît par le génie, l’art par l’instruction, l’usage par le fruit. Et je n’ignore pas qu’en réalité le fruit ne concerne la jouissance, l’usage, l’utilité : on jouit de l’objet qu’on aime pour lui-même ; on use de celui qu’on aime dans un autre but.
Il faut donc plutôt user que jouir des choses temporelles pour mériter la jouissance des éternelles. Les méchants veulent jouir de l’argent et user de Dieu ; loin d’employer l’argent pour Dieu , ils honorent Dieu pour l’argent. Toutefois, suivant le langage accoutumé, on use des fruits, on jouit de l’usage… Ne dit-on pas en effet les fruits de la terre ? et cependant nous ne faisons qu’en user dans le temps.
C’est donc en ce sens que je prends l’expression d’usage par rapport aux trois circonstances que j’ai signalées dans l’homme : la nature, la doctrine, l’usage. Et telle est l’origine de cette triple division que les philosophes assignent à la science dont le but est d’atteindre la vie heureuse : division en naturelle à cause de la nature, en rationnelle à cause de la doctrine, en morale à cause de l’usage.
Si donc nous étions nous-mêmes les auteurs de notre nature, nous serions aussi les pères de notre science et n’aurions nul besoin d’enseignement, c’est-à-dire nul besoin de puiser, pour la recevoir, à une source étrangère ; et notre amour, s’il n’avait d’autre principe et d’autre fin que nous, suffirait à notre bonheur ; le besoin d’un autre bien n’affligerait pas son indigence; mais, comme notre être vient de Dieu, la vérité de notre science vient de son enseignement et la vérité de notre bonheur, de l’intime effusion de son amour.
Et toutefois, bien inférieure à Dieu, que dis-je ? infiniment distante de Dieu, ni coéternelle ni consubstantielle à Dieu ; de toutes ses œuvres, celle qui, approchant le plus de sa nature, veut être reformée pour en approcher de plus près encore par la perfection, une image de Dieu est en nous, que nous reconnaissons, une image de la Trinité souveraine.
Car, nous sommes, et nous connaissons que nous sommes, et cet être, et cette connaissance, nous l’aimons. Or, en ces trois circonstances, aucune illusion ne nous abuse. Il n’en est pas ici comme des objets extérieurs que l’on ne peut atteindre sans l’intermédiaire des sens ; la couleur, par exemple, sans la vue ; le son, sans l’ouïe ; les senteurs, sans l’odorat ; les saveurs, sans le goût ; la dureté ou la mollesse des corps, sans le toucher ; toutes choses sensibles reproduites par des images fidèles, et toutefois incorporelles, dont notre pensée se saisit, que notre mémoire conserve et qui nous incitent au désir des réalités mêmes qu’elles retracent ; mais ici, sans aucune illusion de l’imagination ou de la fantaisie, je suis par moi-même très certain que je suis, que je connais et que j’aime mon être.
Et cette certitude défie toutes les objections des académiciens : en vain ils me diront :
Quoi donc ! si tu te trompais ?
— Si je me trompe, je suis. Qui n’est pas, ne peut se tromper ; donc, je suis si je me trompe. Or, puisque je suis, si je me trompe, comment me tromperai-je à croire que je suis, puisque, si je me trompe, je suis ? Donc, comme je serais moi qui me tromperais, si je me trompais, indubitablement, en tant que je connais que je suis, je ne me trompe point.
Donc, en tant je connais que je me connais, je ne me trompe point. Comme, en effet, je connais que je suis, je connais aussi que je me connais. Et quand j’aime cet être et cette connaissance, j’ajoute à ce que je connais un troisième élément, mon amour, dont je suis également certain.
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Car, il n’est pas faux que j’aime, puisque ce que j’aime est certain, et, fùt-il faux, il n’en serait pas moins vrai que j’aime faux. Et comment serais-je légitimement repris d’aimer faux, si cet amour même n’était pas une vérité ? Mais l’objet de mon amour étant véritable et certain, qui pourrait douter de la vérité et de la certitude de mon amour ? Or, il n’est personne qui ne veuille être heureux : et comment être heureux, sans être ?
Source : Saint Augustin – La cité de Dieu – Par L.Moreau.