Voyons ensemble ce chapitre sur la secte protestante menée par Luther, ainsi que ses revendications, ses infamies et sans oublier la Saint-Barthélémy tant scandé par les protestants pour se victimiser.
Une erreur d’ordre général, adoptée par des auteurs de partis différents, c’est de rejeter l’horreur de ces guerres sur les passions politiques. Des ennemis de la religion ont suivi ce parti, afin de montrer dans les chefs catholiques autant d’ambitieux hypocrites ; des auteurs catholiques y ont vu l’avantage de décharger le zèle religieux des accusations qu’il encourt.
La vérité est que cette décharge ne s’opère que par un jeu d’esprit, et qu’on pourrait aussi bien démontrer, par exemple, que les attaques de l’impiété ne sont pas dirigées contre la religion, mais contre son masque. Nous ne doutons pas du tout que l’intérêt politique se soit servi des guerres de religion. Mais où voit-on qu’un partage d’intérêt ôte aux événements leur caractère ?
L’ambition de dominer les hommes se trouve chez les docteurs de la Réforme eux-mêmes : dirons-nous pour cela que ces docteurs, que Luther, que Calvin, n’étaient que des politiques, masqués de l’intérêt du ciel? Certainement non, car l’ambition chez eux était d’ordre religieux ; c’est à l’autorité religieuse qu’elle tendait.
C’est le préjugé de quelques personnes de croire que toute corruption du sentiment religieux, toute déviation du zèle dévot, qui le tourne au mal, a pour effet doter à ce zèle le caractère proprement religieux. Ce caractère au contraire demeure, non il est vrai à l’objet de ce zèle, qui n’est plus Dieu, mais aux parties de l’âme qu’il intéresse. De là vient que la satire que l’on fait du faux zèle tend à décréditer le vrai et que la vogue du tartufe est le décri de l’Église.
Nos anciens, en nommant fanatisme cette corruption de la dévotion, parlaient mieux que les modernes, qui disent cléricalisme. Ce dernier mot n’est bon que pour les ignorants auxquels l’impiété contemporaine s’adresse ; il ne signifie réellement rien. Fanatisme est un caractère, une espèce authentique offerte à l’étude de ceux qui s’adonnent à la science des mœurs.
Les passions religieuses affranchies de toute règle, mises au service du sens propre, en composent la définition. Voltaire a feint qu’on pouvait l’appliquer aux catholiques ; mais il ne le ménageait aussi ni aux huguenots ni aux convulsionnaires de Saint-Médard.
C’est proprement aux sectes qu’il convient ; la Réforme du seizième siècle est son œuvre. Je n’aurai donc garde de contester le zèle religieux aux protestants. Il est ardent, il est extrême, il est abominable aussi. A défaut de ce zèle, qui les aurait soulevés ? En Allemagne, le mouvement dont profitèrent les princes était parti des docteurs ; en France, il a fallu trente ans pour que cette cause revêtît le caractère d’un complot des nobles contre le roi. En y mêlant leurs intérêts, on ne voit pas même que les princes d’Allemagne y aient épargné la dévotion.
Frédéric le Sage, Philippe le Magnanime, étaient des princes dévots, et même superstitieux. Le pauvre roi de Navarre Antoine, menant après soi, aux yeux de la cour de Fontainebleau, son fameux ministre David, donne une idée toute différente de celle d’une passion politique masquée. D’autre part, pourquoi marchander aux catholiques l’honneur des sentiments qui les animaient ?
Devant l’offensive des protestants, leur colère était légitime. Ils défendaient contre eux des croyances séculaires, troublées sous le plus hypocrite des prétextes : la réforme des mœurs par le relâchement des lois, la réforme de la discipline par la révolte ; ils défendaient le roi et la France, bouleversée dans ses fondements par de détestables évadés de l’Église, soutenus de l’applaudissement de quelques femmes curieuses et de quelques cuistres présomptueux.
Nous avons vu de nos jours, dans les querelles soulevées par l’affaire Dreyfus, ce que produit cette alliance. Quel zèle plus louable que celui de la combattre ? A ce zèle, quand le parti eut perdu toute mesure, se joignit, il est vrai, l’esprit de représailles. Mais les représailles sont légitimes à la guerre, et on ne distingue pas en quoi l’esprit de représailles, distinct des motifs de religion, en pourrait déshonorer la cause. Cette guerre permise et nécessaire, pouvait-elle exister sans cela? C’est un abus de nous présenter ici une espèce de balance égale entre les excès des deux partis.
L’un de ces partis était la France. Avec la vérité religieuse, il avait le droit historique ; j’ajoute, il comptait dans ses rangs, parmi ses capitaines, quelques-uns des plus nobles caractères qu’on ait vus. Je n’assure pas que la Réforme n’ait pas eu dans ses partisans quelques semblables caractères, ni que ses adversaires n’ont pas commis d’excès. Ce point n’importe pas ici.
Le véritable excès, c’est la cause même des Réformés, et les grands caractères n’ont de prix pour un Français que dans les rangs des catholiques qui participèrent à cette guerre. De bonne heure les huguenots apparurent comme des conjurés contre l’État, comme des ennemis publics. La dissidence religieuse eût suffi à leur donner ce caractère ; ce que j’ai dit des Albigeois s’applique à eux.
Toute la différence est qu’en un temps où plus d’Etats se partageaient l’Europe et où moins d’unité régnait en chacun d’eux, les Albigeois devaient davantage paraître comme des ennemis de la Chrétienté ; dans la France de François ler, c’est un danger proprement national que représentent les huguenots. Ils le représentent en principe ; ils le firent sentir dans les effets. Il ne fallut pas beaucoup d’actes de leur part pour que le peuple connût que, chez ces novateurs, l’intérêt de secte primait tout autre intérêt.
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Dans l’embarras d’en rapporter le détail et pour l’avantage du raccourci qui convient à cette étude, je m’en tiendrai à deux faits principaux. Ces faits ne survinrent qu’assez avant dans le siècle, après qu’une longue suite d’événements en eut préparé l’affreux éclat.
Sous François Ier les lettrés et une partie de la noblesse avaient donné dans la Réforme. Le roi en sentait le danger ; mais les pratiques habiles du parti paralysaient sa résistance par mille liens jetés autour de lui. D’autre part, l’alliance inévitable avec les Réformés d’Allemagne contre la puissance de Charles-Quint ajoutait à ces embarras. Une demi-tolérance s’ensuivait pour la secte, qu’on ne croyait pas si dangereuse alors.
Cet avantage l’enhardit : les Réformés commencèrent à s’adonner à ces violences, dont le pillage des églises était la plus sensible. Ces attentats demeuraient anonymes ; des hommes obscurs les renouvelaient dans le secret ; on en saisit plusieurs, qu’on condamna à mort. Par l’organe de ses chefs reconnus, le parti, qui sentait sa faiblesse, multipliait les déclarations d’obéissance. François 1″ était redouté ; la crainte qu’inspirait la monarchie se conserva sous son successeur, mais elle ne devait pas passer le règne de Henri II.
Alors des rois enfants et le royaume en régence allumèrent des espoirs soudains. Se faire admettre et vivre en paix sous un régime de liberté, n’était nullement ce que les protestants demandaient. Ce rêve idyllique est le fait des modernes ; ils s’accorde aux idées modernes de la liberté de conscience ; eux ne voulaient point cette liberté : leur vraie pensée, conforme à celle du temps, ne tendait qu’à s’emparer de la France et à imposer la Réforme. Les circonstances semblaient propices ; ils tentèrent le coup de main d’Amboise.
Cette célèbre conjuration, par où s’ouvre l’histoire des guerres civiles en France, constitue aux yeux de l’histoire impartiale la provocation la plus éclatante, l’attentat le plus audacieux qu’on ait vu. Ils s’agissait, pour les chefs réformés, de se saisir de la personne du roi, et, le tenant entre leurs mains, de disposer sous son nom du royaume. Ils coloraient cette impudence du prétexte de soustraire la couronne à l’influence des Guises, le fait avéré de cette influence ôtant, selon eux, le devoir d’obéir ; celle du prince de Condé, qu’ils voulaient établir, et dont la religion différait de celle du roi et de ses sujets, devait avoir pour effet de rétablir ce devoir. La Renaudie, fameux par ce coup, tenta l’enlèvement, qui échoua. Les conjurés furent pris : ce qu’on osa arrêter fut livré au supplice.
Qu’on se figure l’indignation, la colère, l’ardeur de représailles qui s’éleva par tout le royaume à la nouvelle du risque couru et du coup d’insolente audace qui venait d’y exposer le pays. La secte était haïe ; on ne la redoutait que peu, à cause de la place médiocre qu’elle tenait en France; du jour au lendemain on apprenait qu’elle avait failli s’établir et dominer tous les sujets du roi. Ce risque parut aussi exorbitant qu’affreux. Pour le comprendre, il faut imaginer, dans le XVIIIe siècle, avant la moindre annonce de troubles, au milieu de la paix publique, les loges maçonniques s’emparant de Louis XVI (s’il eût été mineur) et consommant la Révolution par un coup d’Etat. Qu’on imagine ce qu’eût été l’opinion à la nouvelle d’un pareil coup manqué ; tel fut à peu près l’effet produit par la conjuration d’Amboise.
Les Réformés alléguaient le supplice d’Anne Dubourg, qu’il s’agissait pour eux de venger. Pour venger un religionnaire coupable, ils s’en prenaient à tout l’Etat. Mais cette vengeance plus générale n’empêchait pas les particulières ; au président Minard, qui le jugeait, Anne Dubourg prédit sa mort prochaine. « Il est aisé de prophétiser, dit Bossuet, quand on a de tels anges pour exécuteurs. » Le président Minard fut assassiné le jour même. Dès ce moment on comprend que les protestants français se soient trouvés au ban de la nation.
Je viens maintenant au second fait, qui, dans la politique générale du parti, joue le rôle de l’action directe dans la propagande anarchiste.
Il faut savoir ce qu’étaient les Guises, la situation que leur composait, aux yeux du peuple comme des grands, le double éclat d’une fortune prodigieuse et de vertus incontestées. Qu’on ajoute le prestige de la retraite que menait dans Joinville la vieille Antoinette de Bourbon leur mère, formant ses filles d honneur à la modestie et à la piété; le grand esprit, les talents, la magnificence du cardinal de Lorraine ; le renom de bravoure et de grand caractère de celui qu’on appela M. de Guise le Grand : on pourra alors prendre l’idée des échos qu’éveilla la nouvelle de son assassinat dans toute la France.
C’était, en même temps que la mort d’un héros, une insulte à la France catholique, qu’il personnifiait dans l’effacement de la cour et une menace pour l’ordre public. Personne n’eut de doute sur la part qu’y avaient prise les chefs huguenots ; tout le parti en porta la haine. Ils alléguaient le massacre de Vassy, où il est vrai que les hommes du duc de Guise avaient eu part, mais dont lui-même ne fut pas cause. Puis, quelle comparaison pouvait-on faire d’une échauffourée de guerre civile et de ce détestable attentat ?
Mais tous ces Réformés haïssaient le duc de Guise. Ils professaient à son égard le sentiment que les hommes de désordre et d’émeute ont de tout temps porté à ceux qu’ils craignent. Bossuet a relevé les aveux enveloppés de la complicité de tous ces gens. Il est plaisant de voir Théodore de Bèze, la gloire la plus pure du parti, au premier rang des confidences que les chefs du parti avaient reçues du crime qu’on méditait.
Ce ministre, ministre du saint Evangile, avouait « avoir infinies fois désiré et prié Dieu, ou qu’il changeât le cœur du duc de Guise, ce que toutefois il n’a jamais pu espérer, ou qu’il en délivrât le royaume : de quoi il appelle à témoin tous ceux qui ont ouï ses prédications et ses prières ». II ajoute qu’ « il ne nommait pas ce seigneur de Guise en public ».
Cela n’était pas nécessaire en effet. Après de pareils encouragements, venus d’un tel lieu, il ne faut pas s’étonner si Poltrot fit le projet de tuer cet ennemi de la religion, s’il se sentit, dit Bèze, « ému d’un secret mouvement », c’est-à-dire d’une secrète inspiration. Entendez que cette inspiration vient de Dieu. Rien, en effet, ne tient plus du caractère de dévote entreprise que le récit que donne Bèze de cet assassinat. Près d’exécuter ce dessein, « il priait Dieu, dit ce docteur, très ardemment qu’il lui fît la grâce de lui changer son vouloir, si ce qu’il voulait faire lui était désagréable ; ou bien qu’il lui donnât constance et assez de force pour tuer ce tyran, et par ce moyen délivrer Orléans de destruction, et tout le royaume de si malheureuse tyrannie ».
Voilà les pensées qu’agitait cet assassin. Voilà l’usage qu’il fait de Dieu et de la piété ; voilà ce qu’approuve toute la secte, par l’organe du plus vénéré et du plus illustre de ses docteurs. Après Bèze, Coligny : autre renom de pureté. On verra au livre Ier de Bossuet sa conduite, et comment il approuva le crime, en évitant d’en encourir la honte devant l’opinion. Après la conjuration d’Ambroise, crime d’Etat, après cet assassinat, action de brigand, tout devait paraître permis contre le parti huguenot; tout devait sembler bon, pourvu qu’on en purgeât le pays.
La justification de la Saint-Barthélémy n’a rien à demander au genre de plaidoyer qu’inspirent les massacres de Septembre aux avocats de la Révolution. Ceux-ci nous représentent ces massacres comme des faits excentriques et miraculeux qui, suspendant les lois ordinaires de l’histoire, commandent à celle-ci un silence effaré ou des divagations d’illuminé. Nous ne parlerons pas ainsi de la Saint-Barthélémy. En effet, quelle que soit la violence de cet événement, il faut y tenir compte de quatre choses : qu’il eut lieu sur l’ordre du roi, en sorte qu’il est naturel d’y rechercher la défense de la monarchie ; qu’il fut obéi avec empressement par les foules, qu’ainsi on ne peut méconnaître que cet acte était conforme à l’opinion; que la cour ne s’y résolut qu’après de longues hésitations, preuve que ceux qui l’ordonnèrent n’étaient pas étrangers aux sentiments de l’humanité ; qu’enfin, adouci en je ne sais combien de cas sur tous les points du territoire par le secours que des catholiques portèrent aux huguenots poursuivis, il est certain que ces sentiments ne manquaient pas plus au peuple qu’au roi. Chez un historien véridique, la Saint-Barthélémy ne saurait donc compter ni pour un effet spontané de la sauvagerie des multitudes, ni pour un acte de froide cruauté du pouvoir, ni pour une pratique de cour honnie de la nation entière et en horreur au genre humain. Ajoutez qu’au fort des guerres civiles où cet événement prend place, entre deux des batailles sanglantes dont elles désolaient le royaume, la mort de tant de gens à la fois, dont le plus grand nombre portaient les armes, ne saurait causer le surcroît d’horreur dont on éblouit les ignorants.
La situation de la couronne avait de bonne heure vu croître ses difficultés. Les Guises, dont la cause s’était identifiée un temps avec celle du roi et de la nation, se formèrent bientôt en parti. En se défendant contre les protestants, il fallut que le roi leur tînt tête. On sait quelles ambitions déclara le Balafré, devenu chef de la maison. Du temps du duc François déjà couraient les généalogies qui, faisant descendre ces princes de Charlemagne, les mettaient sur le chemin du trône. Dès le mariage du même duc, en 1549, on les voit affecter le nom et les armes de la maison d’Anjou, dont ils descendaient par Yolande, fille du roi René. Ce nom les introduisait dans la maison de France. C’est pour le leur ôter que Catherine en fit l’apanage de son fils Henri, depuis Henri III On attribuait à François Ier la prévoyance de ces intrigues, témoin le quatrain suivant :
Le feu roi devina ce point,
Que ceux de la maison de Guise
Mettraient ses enfants en pourpoint
Et son pauvre peuple en chemise.
C’est en 1550 déjà que Ronsard, s’adressant au cardinal de Lorraine, disait :
Et ne veuille point apprendre
A te faire un nouveau Dieu.
En face d’ambitions déclarées, qui ne visaient à rien moins qu’à supplanter son fils, la reine mère eut à redouter que trop d’offensive contre les protestants ne la rendît prisonnière des Guises. Ce fut la raison politique des avantages que les religionnaires reçurent d’elle à plusieurs reprises. L’édit de janvier 1562, la paix d’Amboise ensuite, puis celle de Lonjumeau, enfin celle de Saint-Germain en 1570, eurent pour effet de les fortifier sans mesure. Cette dernière accordait l’amnistie, le culte dans deux villes par province, l’accession à toutes les charges de l’Etat, le droit de récusation des juges, la restitution de tous les biens, enfin quatre places de sûreté : la Charité, Cognac, Montauban, la Rochelle.
Ne perdons pas notre temps à plaindre la politique qui conduisait à cela, s’il est sûr (comme on n’en peut douter) que les conjonctures n’en souffraient pas de meilleure. Catherine de Médicis ne pouvait espérer de prendre la tête des catholiques ; le long crédit qu’y avait la famille rivale l’en écartait absolument. Par l’effet du malheur des temps, les forces que la haine de l’ennemi public avait rassemblées de ce côté risquaient de perdre le trône et la France. Ces oscillations des intérêts n’ont rien dont un historien s’étonne ; ce qui rend exceptionnelles celles-ci, c’est que la monarchie fut obligée de les suivre, sans pouvoir d’abord s’en rendre la maîtresse, tant était grand l’excès de puissance des partis. Il fallut un temps que la monarchie se fît parti elle-même et sauvât à ce prix l’avenir.
L’événement de la Saint-Barthélémy est le résultat de cette nécessité. La monarchie, dans cette circonstance, emprunte pour régner l’arme des partis. Mise au point, par l’effet de la paix de Saint-Germain, de tout redouter des protestants, qui croyaient à peine à tant de fortune, Catherine n’avait de moyen de s’en affranchir qu’un coup de force. Les armes ordinaires des princes ne suffisaient pas à ses besoins. Tout le scandale de l’événement tient dans le caractère mêlé de cette situation. Car on ne saurait refuser au roi le droit de châtier des rebelles ; la manière dont cela fut fait ici fait seule l’énormité du cas. L’exécution en masse et sans distinction d’un si grand nombre d’hommes et de tout un parti accuse d’affreux temps de trouble et de révolution ; seulement il ne dépendait de personne de faire face à ces temps sans une action de ce genre. Ce que la politique y voit de maux n’avait d’auteur que les circonstances ; il n’avait de cause et d’auteur véritable, si l’on remonte aux origines, que la rébellion même des protestants.
L’opinion n’y fut pas trompée. Malgré tout ce qui, à la cour, dans l’Eglise et dans tous les rangs de la nation, s’effrayait de tant de sang versé, cette répression fut approuvée. La France y vit un juste retour des choses, et le châtiment exemplaire d’un crime public sans précédent.
J’ajoute que le résultat qu’on recherchait fut atteint. Le parti de la Réforme ne s’en releva jamais. Ainsi ce que tout Français doit à la défaite de ce parti, tout le bienfait que chacun de nous en retire, tient à la Saint-Barthélémy. Ce bienfait est inestimable.
Pour mieux l’apprécier, un retour sur la nature du protestantisme est nécessaire. Quant à la matière théologique, elle est tout entière dans Bossuet. Je ne l’analyserai point ici, mais j’en redirai quelques caractères extérieurs. L’ignorance courante touchant ces matières fait qu’on ne soupçonne pas seulement le ton amer des controverses qui mirent la Réforme dans le monde. Le vrai personnage de Luther n’est pas connu de ses sectateurs.
Il faut voir l’impudence inouïe avec laquelle discourait ce docteur, et quel air de révolution était porté par lui jusque dans ces exercices :
Un âne sait qu’il est âne, une pierre sait qu’elle est pierre et ces ânes de papelins ne savent pas qu’ils sont des ânes. .
Le pape ne peut pas me tenir pour un âne, il sait bien que par la bonté de Dieu et par sa grâce particulière, je suis plus savant dans les Écritures que lui et tous ses ânes…
Si j’étais le maître de l’Empire, je ferais un paquet du pape et des cardinaux pour les jeter ensemble dans ce petit fossé de la mer de Toscane. Ce bain les guérirait, j’y engage ma parole et j’en donne Jésus-Christ pour caution…
Le pape est si plein de diables, qu’il en crache, qu’il en mouche, qu’il en…
La suite des derniers mots ne se laisse pas transcrire. C’est ainsi que Luther parlait du pape et de l’Église. On n’évite pas, en lisant cela, d’admirer la profondeur d’erreur de nos conservateurs français, dédaignant (comme ils disent) l’insulte de l’adversaire et croyant de bonne foi que la grossièreté des termes fait tort à celui qui l’emploie, condamne du moins les révolutionnaires à la réprobation publique. À des hommes qui se supposent si sages, il ne faut que représenter ces faits : un tiers de l’Europe devenu protestant ; la religion nouvelle parvenant à se donner un air respectable ; ses ministres, ses rites, ses consistoires, ses missions, lui composant une figure dans le monde ; le nom de ses fondateurs élevé en un degré de vénération extrême, les bulles de Luther gravées en bronze sur les portes de Wittenberg, sa statue dressée sur une place de Dresde, en face de l’Église catholique de la Cour : tant et de si grands effets, auxquels ne manque pas même le pieux respect des foules unies dans la prière ; et à la base de tout cela, les sales, les dégoûtantes injures qu’on vient de lire. N’est-ce pas de quoi entretenir nos dédains, et nous assurer de la supériorité que donne en politique le ton d’homme bien élevé ?
Le pape, dit encore Luther, est un loup possédé du malin esprit. Il faut s’assembler de tous les villages et de tous les bourgs contre lui. Il ne faut attendre ni la sentence du juge, ni l’autorité du Concile ; n’importe que les rois et les Césars fassent la guerre pour lui, celui qui fait la guerre sous un voleur la fait à son dam.
Pour achever l’odieux du personnage, il faudrait joindre tous les passages où le plus plat et le plus grossier orgueil de sa personne et de ses talents déborde ; montrer les traits de cette arrogance qui le faisait se donner pour titre à lui-même et de sa propre investiture, celui d’Ecclésiaste de Wittenberg, assurant que « très certainement Jésus-Christ le nommait ainsi et le tenait pour Ecclésiaste » (Bossuet chap 27).
Tous les docteurs de la Réforme ont jeté quelques éclats de cette vanité bouffonne ; Calvin, second en importance, égale Luther à cet égard. Toute la France, écrit ce réformateur, connaît ma foi irréprochable, mon intégrité, ma patience, ma vigilance, ma modération et mes travaux assidus pour le service de l’Église.
Ailleurs il vante « sa frugalité, ses continuels travaux, sa confiance dans les périls, sa vigilance à faire sa charge, son application infinie à étendre le règne de Jésus-Christ, son intégrité à défendre la doctrine de piété, et la sérieuse occupation de toute sa vie dans la méditation des choses célestes »
Et là-dessus, l’ouvrage étant de polémique :
M’entends-tu, chien ? m’entends-tu bien, frénétique ? m’entends-tu bien, grosse bête ?
Enfin il ajoute qu’il est bien aise « que les injures dont on l’accable demeurent sans réponse ».
Au surplus je concède que ce ton d’injure ne tient pas uniquement aux passions de ces docteurs. Il était dans les mœurs du temps ; les théologiens se le permettaient. Mais enfin le commun de ceux-ci ne se donnait pas mission de réformer l’Eglise, et le moins qu’on pût attendre d’hommes qui représentaient le succès de leur parole comme un miracle de Dieu aurait été qu’ils la respectassent.
Par le ton des prêcheurs, qu’on juge celui des fidèles. « Je les voyais sortir, dit Erasme, de leur prêche avec un air farouche et des regards menaçants, comme gens qui venaient d’ouïr des invectives sanglantes et des discours séditieux. »
Bossuet ajoute : « Aussi voyait-on ce peuple évangélique toujours prêt à prendre les armes et aussi propre à combattre qu’à discuter. »
Comme il arrive, un grand désordre des mœurs accompagnait ces grands écarts. Ne cessons pas de redire que l’affectation du zèle, cause de la violence des invectives, n’est pas moins source de relâchement. Dans un si court espace je ne saurais faire le compte de ce que la Réforme nous présente en ce genre ; aussi bien, des traits particuliers en pareille matière servent peu. Ce qui est de conséquence, ce qu’il importe d’extraire, c’est la fameuse histoire de la bigamie de Philippe le Magnanime, landgrave de Hesse, grand protecteur de Luther.
Cette bigamie fut formellement approuvée de Luther et des autres docteurs du parti, non pas en paroles seulement, mais par un acte écrit et motivé, revêtu de leurs signatures, que le prince exigea, craignant (ainsi qu’il s’en explique) d’aller en enfer faute de cela. En possession d’une femme légitime, il en désirait une seconde, et prétendit que sa religion lui permît de l’avoir en mariage. Emancipée du pape de Rome, l’Église de Wittenberg ne l’était pas des princes d’Allemagne ; il fallut en passer par où celui-là voulait.
Lorsque je m’expose, écrit-il à Bucer dans l’Instruction qui détermina les docteurs, lorsque je m’expose, dit le landgrave, à la guerre pour la cause de l’Évangile, je pense que j’irais au diable, si j’étais tué par quelque coup d’épée ou de mousquet. Je vois qu’avec la femme que j’ai, ni je ne puis, ni je ne veux changer de vie, dont je prends Dieu à témoin : de sorte que je ne trouve aucun moyen d’en sortir que par les remèdes que Dieu a permis à l’ancien peuple, c’est-à-dire la polygamie.
Je recommande la dernière réflexion, et cet effet imprévu de la lecture de l’Ancien Testament, recommandée par Luther, sur la réforme des mœurs.
C’est pourquoi, continue ce protestant fidèle, je demande à Luther, à Mélanchthon et à Bucer même, qu’ils me donnent témoignage que je la puis embrasser.
À l’autorité des Saints Livres, jugeant que d’autres moyens de persuasion ne seraient pas joints sans avantage, il ajoute :
Qu’ils m’accordent donc au nom de Dieu ce que je leur demande, afin que je puisse plus gaiement vivre et mourir pour la cause de l’Évangile et en entreprendre plus volontiers la défense, et je ferai de mon côté tout ce qu’ils m’ordonneront selon la raison, soit qu’ils me demandent le bien des monastères ou d’autres choses semblables.
L’honnêteté de tout cela n’est-elle pas admirable ! Notez que cela se passe au nom de l’Évangile, de réformateurs à réformés, et dans les rangs les plus illustres d’une secte qui brisait avec Rome dans le pur intérêt de la doctrine et des mœurs. Luther consentit. Il accorda le papier, dont la forme n’est pas moins remarquable que le fond :
Nous avons appris de Bucer et lu dans l’Instruction que Votre Altesse lui a donnée les peines d’esprit et les inquiétudes de conscience où Elle est présentement; et quoiqu’il nous ait paru très difficile de répondre sitôt aux doutes qu’Elle propose, nous n’avons pas voulu laisser partir sans réponse le même Bucer, qui était pressé de retourner vers Votre Altesse.
La mise en demeure, en effet, ne souffrait pas plus de retard que d’excuse.
Votre Altesse, continue ce document, n’ignore pas combien notre Église, pauvre, misérable, petite et abandonnée, a besoin de princes régents vertueux qui la protègent ; et nous ne doutons point que Dieu ne lui en laisse toujours quelques-uns, quoiqu’il menace de temps en temps de l’en priver et qu’il la mette à l’épreuve par de différentes tentations.
La tentation de résister au landgrave et de lui interdire la bigamie était heureusement conjurée. Les docteurs déjouaient cette embûche du malin. La suite comporte en premier lieu des considérations de grande dévotion et toutes les réserves de principe possibles, puis des exhortations morales où il est dit que « la peine du déluge est attribuée aux adultères » ; enfin des plaintes contre le siècle, dépourvu (à ce que disent ces docteurs) de toute indulgence envers les ministres du saint Évangile : « C’est maintenant la coutume du siècle de rejeter sur les prédicateurs de l’Evangile toute la faute des actions où ils ont eu tant soit peu de part, lorsque l’on y trouve à redire. »
Là-dessus et pour montrer combien une telle apparence est injuste, ils ajoutent :
Mais enfin{ce mais enfin dit tout), si Votre Altesse est entièrement résolue d’épouser une seconde femme, nous jugeons qu’Elle doit le faire secrètement, c’est-à-dire qu’il n’y ait que la personne qu’Elle épousera et peu d’autres personnes fidèles qui le sachent, en les obligeant au secret sous le sceau de la confession. Il n’y a point ici à craindre de contradiction ni de scandale considérable, car il n’est point extraordinaire aux princes (menacés tout à l’heure pour ce fait du déluge) de nourrir des concubines, et, quand le menu peuple s’en scandalisera, les plus éclairés se douteront de la vérité ; et les personnes prudentes aimeront toujours mieux cette vie modérée que l’adultère et les autres actions brutales. L’on ne doit pas se soucier beaucoup de ce qui s’en dira (admirable trait de tartufe) y pourvu que la conscience aille bien.
Enfin, et terminant de si édifiants propos, la dispense et autorisation :
« Votre Altesse a donc, dans cet écrit, non seulement l’approbation de nous tous en cas de nécessité, etc. »
Signé : Martin Luther, Philippe Mélanchthon, Martin Bucer, Antoine Gorvin, Adam, Jean Leningue, Juste Vintferte, Denis Melanther.
Ce monument de honte, dont l’ombre seulement, chez nous, ferait le sujet de tous les brocards et de toutes les insultes des sectes, demeure, tombant sur la Réforme, providentiellement ignoré de tout le monde. Longtemps il resta secret dans les archives de la maison de Hesse. Enfin le prince Ernest, qui se fit catholique, le révéla à quelques personnes. L’électeur palatin Charles-Louis le publia en 1679, sous ce titre : Considérations consciencieuses sur le mariage, avec un Éclaircissement des questions agitées jusqu’à présent touchant l’adultère, la séparation et la polygamie. Après le document obtenu, le mariage fut célébré dans les formes.
Il y a quatre ans, l’université de Marbourg, fondation de Philippe le Magnanime, fêtant un de ses anniversaires, mit au jour, sous forme de cartes postales, un portrait populaire de ce prince, avec un huitain à sa louange, qui ne contenait que de pieux propos. La pièce commençait en ces termes :
Dem Worte Gottes schuf er Bahn.
Il a frayé la voie à la parole de Dieu.
Tel est un premier trait du culte qu’on rend à ce prince. Que ceux qui seront curieux de traits d’un autre genre cherchent la vie du personnage au Dictionnaire de Moréri. L’article émane d’un protestant. On y verra en fin de récit la remarquable excuse de sa grande intempérance. Jointe au huitain dévot, elle fait un bon exemple de la manière dont la Réforme compose l’apologie de ses fondateurs.
J’ai à peine besoin de dire que tout ceci ne tend pas à déconsidérer la vie que les protestants en général pratiquent autour de nous. Sans doute la religion qu’ils pratiquent est pour eux la source du bien moral en plus d’un genre. L’ordre qui finit par s’établir, avec la paix, dans les Eglises a puissamment servi ce résultat. Mais, avant que fussent calmés les affreux éclats des débuts et pansées tant de plaies qu’ils avaient faites, quels déchirements, quelles convulsions!
Il est fort bien d’arguer en faveur de la Réforme de la tranquillité et des mœurs qui régnent maintenant de ce côté, des idées conservatrices même dont, en Angleterre, en Hollande, en Suède et dans quelques cercles de l’Allemagne, nous les voyons s’accommoder. Mais cet état ne doit pas faire oublier celui où la secte jeta d’abord l’Europe.
En Allemagne, la révolte des Paysans, la guerre des Anabaptistes, Jean de Leyde et la prise de Munster, sont autant d’événements sanglants, dont le souvenir fait honte à la Réforme. Tout se termina par la guerre de Trente ans et par une ruine si profonde que le pays ne devait pas s’en relever en deux siècles. En Angleterre, c’est le règne d’Henri VIII, celui d’Elisabeth, le supplice de Marie Stuart ; dans les Pays-Bas, c’est l’affreuse guerre des Gueux. Tout cela compose un livre d’horreur et de sang, où, soit bourreaux soit victimes, les protestants ne peuvent renier le rôle de cause.
Mais ce qui est plus frappant encore, ce sont les effets de la Réforme dans le siècle suivant. On nous objecte que le sort des sociétés ne saurait se modifier sans de grandes secousses et sans beaucoup de sang versé. Mais comment expliquer que ces secousses se reproduisent au bout d’un siècle ? Le venin de l’hérésie travaille les profondeurs des Etats dont elle s’est emparée. Dans les pays dont elle est maîtresse, les révolutions recommencent. En Angleterre, c’est celle de 1640 et le supplice de Charles Ier ; en Hollande, c’est la guerre civile entre Maurice de Nassau et Barnevelt, plus tard le massacre de Jean de Witt, son remplacement par le stathoudérat. Contester que ces troubles eussent la religion pour cause, ce serait mentir à l’histoire. L’élévation de Cromwell vient du puritanisme, et le supplice de Barnevelt en 1519 est l’effet du fameux synode de Dordrecht.
Il n’y a peut-être pas de plus grande preuve du caractère profondément révolutionnaire de la Réforme. Bossuet l’a bien déduit dans son oraison funèbre de la reine d’Angleterre. Malherbe le sentait dans la chair de la France quand il écrivait ces vers d’airain ;
Par qui sont aujourd’hui tant de villes désertes,
Tant de grands bâtiments en masures changés,
Et de tant de débris les campagnes couvertes
Que par ces enragés?…
Fais choir en sacrifice au démon de la France
Les fronts trop élevés de ces âmes d’enfer,
Et n’épargne contre eux, pour notre délivrance,
Ni le feu ni le fer.
Quelques-uns ont osé là-dessus taxer Malherbe d’intolérance. Il serait pourtant bien difficile de contester ce qu’il allègue.
Cet aperçu général sur le siècle nous permet maintenant d’aborder la révocation de l’édit de Nantes.
On se trompe au sujet de cet événement, parce qu’on se méprend communément sur le sens de l’édit lui-même. Cet édit était inévitable de la part d’un roi comme Henri IV, qui avait été protestant. Le dessein qui le lit accorder tenait à cette circonstance ; jamais l’édit ne fut regardé en France comme une constitution du royaume ; c’était, aux yeux de tous, un état temporaire, qu’atteste assez l’octroi de faveurs exceptionnelles, comme celles des assemblées triennales, des chambres mi-parties dans chaque Parlement, enfin des places de sûreté.
Louis XIV ne devait donc absolument pas se croire obligé de garder ces mesures. Nous savons que d’autre part il tenait à rétablir l’unité de religion chez ses sujets. Dans ses Éclaircissements sur les causes de la Révocation de l’édit de Nantes, parus en 1793, Rulhière cite de ce dessein un témoignage tiré du testament de ce monarque ;
« Sur ces connaissances générales, dit le roi, j’ai cru que le meilleur moyen pour réduire peu à peu les huguenots de mon royaume était de ne les point presser du tout par aucune rigueur nouvelle contre eux, de faire observer ce qu’ils avaient obtenu sous les règnes précédents, mais aussi de ne leur accorder rien de plus. »
Rulhière en conclut que la révocation de l’édit se fit malgré l’intention de Louis XIV et contre sa volonté ; mais cette conclusion ne saurait être admise, car, à mieux lire ce texte, on y trouve quelque chose de plus fort que le moyen prévu par le roi, c’est sa volonté arrêtée de prendre le meilleur moyen pour réduire les huguenots, partant d’y réussir à tout prix.
On imagine entre l’édit de Nantes et sa révocation une période d’un siècle, durant laquelle il ne fut pas touché au régime des protestants en France ; à cet état aurait succédé la suppression violente de ce régime : cela encore n’est pas exact. Au temps de Richelieu premièrement, et surtout depuis la majorité de Louis XIV, plusieurs dispositions qu’on prit à l’égard des protestants avaient changé leur situation.
La première fut la loi des Relaps, en 1661, qui défendait sous les peines les plus sévères le retour d’un converti à la Religion ; la seconde, en 1667, fut la loi contre l’Émigration, par où fut interdit aux sujets protestants du roi d’émigrer sans sa permission. Toutes ces précautions étaient prises en vue de l’obligation de rentrer dans l’Église, qu’on pensait imposer à la fin. On pressait de toute part les conversions ; de grandes prédications avaient lieu dans ce but ; pour joindre quelque prestige de force aux moyens ordonnés à la seule persuasion, on faisait paraître dans les villages huguenots du Gévaudan et du Nîmois ces régiments de dragons dont le passage fait dans l’histoire ennemie tant de tapage sous le nom de dragonnades.
On donnait aussi de l’argent, pensant que tant de moyens unis dispenseraient de contrainte matérielle. A la fin, les pasteurs furent chassés ; ce fut la dernière étape de cet effort : la révocation de l’édit de Nantes, en 1685, ne consiste précisément qu’en cela. Un lecteur moderne se fera, je crois, un tableau assez exact de toute cette entreprise en la comparant à celle que la République a menée en France contre le Concordat de 1801. Ce concordat pris pour l’équivalent à l’égard de l’Église catholique de ce que l’édit de Nantes fut pour les protestants ; l’avènement de la République représentant celui de Louis XIV ; les diverses lois de persécution édictées par ce régime imitant les mesures préparatoires à la révocation de l’édit ; enfin la loi de séparation équivalant à cette révocation : tels sont les points de cette comparaison. Ils peuvent nous servir à comprendre et de plus à justifier, quand on y regarde de près, l’entreprise de Louis XIV.
Qu’on ne s’étonne pas de cette assertion. Nos conservateurs croient faire merveille en reprochant au présent régime ce qu’ils trouvent de ressemblances entre lui et l’ancien. Tout au contraire, quand ces ressemblances existent, elles font l’éloge de l’esprit politique pratique du vieux parti républicain. Dans une mauvaise cause, ce parti a su prendre les moyens de rendre son autorité durable et de déjouer la contradiction. S’il réussit ainsi à garder le pouvoir, sachez en reconnaître la cause dans le soin qu’il eut d’observer quelques-unes des lois éternelles du gouvernement des hommes.
Entrons donc dans les raisons dont on se sert de nos jours pour justifier ce parti, et que les organes républicains répandent, pour comprendre celles de Louis XIV.
Il ne faut pas dire, il ne faut pas croire, que toutes ces raisons sont mauvaises. L’indignité de la République, dans la guerre qu’elle fait à l’Église, ne consiste ni dans les violences, qu’elle s’applique très attentivement à éviter ou à réduire ; ni dans la volonté, considérée en soi, de faire l’unité entre les citoyens ; ni dans la persuasion que la base de cette unité réside dans les sentiments et dans les croyances des hommes. Tout cela est raisonnable, et ceux qui le contestent ne font que montrer par là un esprit d’anarchie plus extrême que celui même des républicains. Non, l’injustice de la République dans ses rapports avec l’Église est autre. Elle consiste dans trois points que voici :
1- Dans un temps où la tolérance est devenue une loi des circonstances, cette injustice consiste à méconnaître les faits qui l’imposent, qui l’imposent même à la monarchie catholique, qui partant l’imposent bien davantage à ceux qui se vantent d’en remontrer à cet égard à la monarchie ;
2- À confondre dans les mêmes organes le pouvoir politique et le pouvoir spirituel qui leur sert d’allié, je veux dire la libre pensée maçonnique ; renseignement de cette dernière est remis en apparence à des organes spéciaux, mais ces organes sont rattachés en fait, par des liens d’étroite obéissance, à l’appareil de la puissance civile ; l’instituteur, qui représente le principal de ces organes, est à la nomination du préfet ; l’instruction publique tout entière, synthèse de ce pouvoir spirituel, est un département d’État ;
3- À faire l’unité de la France au profit d’une secte ; secte anarchique, nuisible à l’État français.
Telles sont les causes qui, du point de vue de l’ordre public, condamnent l’offensive de la République. J’ajoute qu’elle n’est pas libre de se corriger là-dessus, son caractère de secte l’empêchant de s’en remettre aux pratiques qui suffisaient à défendre un gouvernement national. La confusion des deux pouvoirs est l’essence de notre République et la tolérance la tuerait.
Aucun de ces trois reproches ne tombe sur Louis XIV. En effet, l’unité qu’il recherchait était au profit de la France, et les pouvoirs religieux étaient indépendants. Ils l’étaient à ce point que, dans la révocation de l’édit, le sentiment des pouvoirs religieux se manifesta au contraire de celui du roi. On eût aimé, du côté du clergé, que l’entreprise continuât d’être confiée à la prédication : cette préférence est naturelle aux pouvoirs spirituels ; une lettre souvent citée de Fénelon nous rend témoins des plaintes qu’on fit à ce sujet. Elle contient en même temps la preuve que ces plaintes étaient injustes. Fénelon remarque la manière imparfaite dont cette action spirituelle était conduite, il critique l’insuffisance des docteurs ; cependant on avait fait en ce genre tout ce qu’on pouvait : la conclusion à tirer de ce qu’il dit, c’est que les moyens d’assurer les résultats par la seule prédication manquaient. Aussi longtemps que l’art de réussir consistera dans l’emploi des moyens qu’on possède, non dans le regret de ceux qu’on n’a pas, la conduite que tint Louis XIV méritera d’être approuvée.
Le rétablissement de l’unité était un projet arrêté. Quand il eut donné à la persuasion ce qu’il était en mesure de donner, il termina par la contrainte.
Cette contrainte eut sans doute des effets dont la pitié peut s’émouvoir ; en soi, on ne saurait prétendre qu’elle ait choqué aucun droit essentiel. Les protestants ne pouvaient s’en étonner. Tout le long du siècle écoulé, leur situation de secte tolérée par faveur ne fut contestée par personne ; les grandes diminutions qu’ils subirent dans leur nombre par l’effet de conversions dont plusieurs sont illustres n’avaient fait que mettre cette situation dans une plus grande évidence. On ne pouvait s’étonner que cette tolérance cessât ; l’avantage de l’unité rétablie fut unanimement apprécié.
Le tapage des revendications postérieures nous fait imaginer qu’il y eut alors une grande réprobation ; mais l’histoire n’enregistre rien de pareil : toute la France fut avec le roi. Il en est de même du dommage de nos arts, dont nos manuels de classe rapportent mensongèrement que l’émigration des protestants fut cause.
A vrai dire, on s’étonne que des partisans si chauds de la cause internationale, qui devraient se féliciter que nos arts, portés à l’étranger, aient instruit le genre humain, se retrouvent nationalistes quand il s’agit de critiquer Louis XIV. Quant à la France, jamais les arts n’y fleurirent plus précisément qu’à cette époque ; dans ceux qui touchent à l’industrie et dont on allègue le dommage, la fin du règne de Louis XIV et la Régence sont signalées par un éclat plus brillant que jamais. C’est en ce temps-là que, par le moyen du meuble et de l’équipage, le goût français gagna cet empire sur toute l’Europe dont le spectacle admirable emplit le XVIIIe siècle.
Le nombre des émigrés huguenots n’a jamais été établi ; chacun le fixe à sa fantaisie ; mais on peut assurer que la perte qu’il représente ne composa jamais pour le pays ce malheur unique dont on nous parle. La France n’en ressentit nul dommage qu’on puisse prouver, dont on puisse même dire la nature. Tout le détriment vient du décri que les nations ennemies s’empressèrent de jeter sur la France à ce propos.
L’effet produit fut quelque chose de pareil à celui du procès Dreyfus. Mais il n’y avait en ce temps-là personne pour épouser en France la cause de l’étranger et l’honneur national était aux mains du roi.
Source : Les préjugés ennemis de l’histoire de France