Le gnosticisme ne se présente pas à nous comme une tentative isolée, sans précédent ni exemple dans l’histoire. Avant lui et à côté de lui, des mouvements analogues ou parallèles se sont produits au sein des religions et des philosophies anciennes.
Comme les castes sacerdotales de l’Orient, ces sectes primitives cherchent à constituer dans l’Église un enseignement ésotérique dont leurs fondateurs s’arrogent le privilège exclusif. Aussi dédaigneux pour le commun des esprits que les philosophes de l’antiquité païenne, ils se séparent de la foule qu’ils déclarent à jamais incapable d’arriver à la vérité.
À l’exemple de Philon, ils se croient seuls en possession du sens spirituel des Écritures qu’ils traitent avec une liberté encore plus audacieuse. Enfin, ils empruntent aux cabalistes l’idée d’une tradition secrète derrière laquelle ils abritent le travail d’une imagination déréglée. Or, ces tendances séparatistes aboutissaient à la négation même du christianisme, quelles dépouillaient de son caractère d’universalité.
C’est en s’attachant à réunir tous les hommes sous l’empire d’une même foi, que la religion chrétienne se distinguait précisément de tout ce qui l’avait précédée. Le gnosticisme brisait cette magnifique unité, pour substituer au plan d’une Église universelle les proportions étroites et mesquines d’une secte où s’agitent quelques rêveurs dans la contemplation d’eux-mèmes et dans le mépris des autres.
De là cette répulsion que le gnosticisme rencontrait chez les vrais fidèles. Et pourtant, Messieurs, la religion chrétienne, elle aussi, avait sa Gnose, distincte, mais non séparée de la foi. En faisant à tout homme un devoir d’adhérer aux vérités révélées, elle ne refusait à aucun le droit d’approfondir l’objet de sa croyance : à côté de la foi pure et simple, elle plaçait la science de la foi ou la véritable Gnose.
Mais entre la science de la foi, telle que l’entendait l’orthodoxie chrétienne, et la Gnose des hérétiques, il y avait cette différence, que l’une acceptait pour règle l’enseignement de l’Église, tandis que l’autre n’admettait ni frein ni contrôle. Celle-ci altérait le dogme en y mêlant des éléments contraires, empruntés aux religions orientales ou à la philosophie grecque ; celle-là s’efforçait d’acquérir l’intelligence des mystères de la foi, à l’aide des lumières que lui offraient l’Écriture sainte et la tradition.
Ici, c’est l’accord entre la foi et la science ; là, l’antithèse de la science et de la foi. Les gnostiques séparent ce que les Pères de l’Église cherchent à rapprocher et à unir. D’un côté, nous assistons aux premiers efforts de la raison pour construire la science en dehors de la foi et indépendamment d’elle ; de l’autre, au travail de l’intelligence s’appuyant sur le fondement même de la foi.
Bref, c’est la véritable Gnose en présence de la fausse Gnose. C’est ce qui m’oblige à déterminer le sens du mot Gnose employé dans les écrits du Nouveau Testament. Par lui-même le mot Gnose signifie tout simplement connaissance, et tous les auteurs grecs l’ont pris dans cette acception générale. On a prétendu, il est vrai, que déjà Pythagore et Platon entendaient par là une science supérieure, celle de l’Infini ou de l’Être ; mais les preuves alléguées à l’appui de cette assertion ne sont rien moins que suffisantes.
Dans la version des Septante, ce mot paraît avoir reçu une signification plus spéciale ; du moins le terme parallèle de Gnostès désigne-t-il chez eux un homme versé dans la science des choses divines. Or, tout le monde sait que le langage des Septante a été adopté par les écrivains du Nouveau Testament, qui attachèrent au mot Gnose l’idée de connaissance approfondie des vérités révélées, ce qui constitue en effet la science de la foi.
C’est ainsi que le Sauveur, voulant reprocher aux Pharisiens d’avoir introduit dans la loi mosaïque des traditions secrètes et un enseignement ésotérique qu’elle ne comportait pas, leur disait :
« Malheur à vous, docteurs de la loi, qui, après vous être emparés de la clef de la science, de la Gnose, n’y avez point pénétré et en avez fermé l’entrée aux autres. »
L’expression dont je parle est employée par saint Paul dans le même sens. L’Apôtre, exhortant les Corinthiens à s’abstenir des viandes consacrées aux idoles, pour ne pas scandaliser ceux d’entre leurs frères qui sont encore faibles dans la foi, leur dit :
« Nous avons tous la science, la Gnose, c’est-à-dire, nous savons tous que les idoles ne sont rien, que l’usage des viandes qu’on leur offre est indifférent par lui-même ; mais prenons garde d’être une occasion de chute pour ceux d’entre nos frères qui, nous voyant manger de ces mets, pourront en être scandalisés.
Tous ne sont pas encore parvenus à cette foi éclairée, à cette intelligence supérieure de la vérité qui s’appelle la science, la Gnose. C’est pourquoi unissons la charité à la science, car la science, enfle et la charité édifie. »
Tel est le sens de ce passage où le mot Gnose revient cinq fois comme synonyme de science de la foi. De même, lorsque saint Paul énumère ailleurs parmi les dons de l’Esprit saint la parole de la Gnose, il n’est pas douteux que ce terme ne signifie l’enseignement scientifique des vérités révélées.
Conséquemment, l’Apôtre n’hésite pas à reconnaître, à côté de la foi qui adhère à la révélation sur l’autorité du témoignage divin, la science qui s’efforce d’approfondir les motifs et l’objet de la foi. Après les épitres de saint Paul, la lettre de saint Barnabé est de tous les monuments des temps apostoliques celui où le mot Gnose apparaît le plus fréquemment dans le sens que lui donnait l’orthodoxie chrétienne.
En étudiant avec vous, il y a quelques années, ce précieux document du premier siècle, nous avons vu que saint Barnabé s’attache à élever l’esprit de ses lecteurs au-dessus de la lettre simple et nue de l’Ancien Testament afin d’en exprimer le rapport prophétique et figuratif avec le Nouveau. Or, cette connaissance des Écritures qui fortifie et développe la foi, il l’appelle à diverses reprises la Gnose.
Donc, Messieurs, aux yeux des apôtres et de leurs disciples, la foi n’exclut pas la science : sous le nom de Gnose, ils entendent une étude approfondie des dogmes de la religion, une intelligence supérieure des mystères, une interprétation plus large et plus élevée des saintes Écritures, en un mot, la science de la foi.
Mais, si les apôtres et leurs disciples admettent, sous le nom de Gnose, la véritable science, celle qui cherche à éclaircir les vérités révélées en prenant la foi pour règle et pour guide, ils repoussent de toute leur énergie cette Gnose pseudonyme, comme l’appelle saint Irénée, qui se sépare de la foi pour construire en dehors d’elle des théories contraires à la révélation divine.
Sans doute, du vivant de saint Paul, aucune des grandes écoles gnostiques n’était encore constituée ; mais déjà les éléments du gnosticisme existaient çà et là, comme autant de pierres d’attente pour ces constructions bizarres qui allaient surgir de tous côtés. Quelques hommes, sortis des rangs du judaïsme, des écoles de la philosophie grecque ou des religions orientales, transportaient dans le christianisme une partie des erreurs qu’ils avaient professées auparavant.
C’est ainsi que les mythes païens, les théories d’émanation qui avaient cours dans l’Asie occidentale, les spéculations de l’école juive d’Alexandrie et les rêveries de la Cabale faisaient invasion dans les églises naissantes où elles menaçaient d’altérer par ce mélange la pureté de la foi. Aussi l’Apôtre ne cesse-t-il de prémunir les fidèles contre ces novateurs qui posent les premières assises du gnosticisme.
Il conjure Timothée d’avertir « quelques-uns de ne pas enseigner des doctrines étrangères et de ne point s’attacher à des mythes ou à des généalogies interminables, plus propres à des disputes qu’à l’édification de Dieu qui est dans la foi. »
« Gardez, lui écrit-il ailleurs, le dépôt qui vous a été confié. Fuyez les profanes nouveautés et les antithèses d’une fausse Gnose, dont quelques-uns ont fait profession au point de s’égarer dans la foi. »
Comme vous le voyez, saint Paul fait consister le caractère de la fausse science dans sa séparation d’avec la foi. Au lieu de garder fidèlement le dépôt de la révélation, les novateurs y mêlent des fables, des généalogies sans fin, des antithèses, c’est-à-dire ces mythes orientaux, ces échelles d’êtres fantastiques procédant les uns des autres, ces luttes imaginées par le dualisme antique, qui se retrouvent au fond du gnosticisme.
C’est une philosophie purement humaine substituée à la foi, qu’elle détruit en l’altérant. Ainsi, Messieurs, l’idée de la véritable Gnose, en opposition avec la fausse Gnose, est nettement exprimée par les premiers écrivains du christianisme. Ils distinguent à leur tour la science et la foi, l’adhésion pure et simple aux vérités révélées sur l’autorité du témoignage, et la connaissance que donne un examen plus approfondi de la religion.
À leurs yeux, le véritable gnostique ou le vrai savant est celui qui scrute les Écritures au flambeau de la Tradition pour en trouver l’esprit sous l’écorce de la lettre ; qui s’élève au sommet de la doctrine ou plonge dans ses profondeurs sans perdre de vue la parole divine qui lui sert de guide ; qui embrasse dans leur ensemble et dans leurs rapports les différentes parties de l’économie chrétienne.
Au contraire, le faux gnostique est celui qui transporte dans les Écritures les erreurs qu’il a puisées à des sources étrangères ; qui s’égare dans des spéculations où il ne consulte plus que sa raison propre ; qui s’éloigne enfin de l’enseignement général pour se construire à l’écart un système particulier.
Saint Irénée a parfaitement exprimé cette différence entre la notion de la science chrétienne et l’idée de la Gnose telle que l’entendaient les hérétiques de l’époque. Aux tendances séparatistes du gnosticisme, il commence par opposer le caractère d’unité et d’universalité qui distingue la religion chrétienne.
« L’Église, répandue dans le monde entier, garde avec soin la foi qu’elle a reçue des apôtres et de leurs disciples, comme si elle habitait une seule maison. Elle adhère à cette doctrine traditionnelle, comme si elle ne formait qu’un cœur et une âme ; elle la communique, l’enseigne, la proclame avec un tel accord qu’elle semble n’avoir qu’une seule bouche.
Les peuples ont beau parler des langues différentes ; la tradition qui a cours parmi eux conserve partout une seule et même force. Ni les églises fondées dans les Germanies, ni celles qui sont établies parmi les Ibères, chez les Celtes, en Orient, dans l’Égypte, dans la Libye ou au centre de la terre, n’ont une croyance ou une tradition différente ; mais de même que Dieu n’a créé qu’un soleil pour éclairer l’univers, il n’y a aussi qu’une seule prédication de la vérité, dont la lumière brille partout et illumine tous ceux qui veulent la connaître.
Prenez parmi ceux qui sont à la tête des églises l’homme le plus puissant en parole, il tiendra le même langage que le moins éloquent, car nul n’est au-dessus du maître. Ni la supériorité de l’un n’ajoutera au dépôt de la tradition, ni l’infériorité de l’autre ne pourra rien en retrancher, par la raison qu’il n’y a qu’une seule et même foi. »
Voilà dans quel sens l’Église primitive comprenait l’unité de la foi. Déjà, Messieurs, vous pouvez voir par ce passage que le traité de saint Irénée contre les hérésies atteint les sectes protestantes par-dessus les écoles gnostiques.
Car, remarquez-le bien, il s’agit ici de l’objet même de la croyance, des vérités révélées qui forment le dépôt de la tradition ou de l’enseignement chrétien. Or, le disciple de saint Polycarpe n’admet pas qu’une église particulière ait le droit de professer un seul article de foi qui ne se trouve également dans le symbole de toutes les autres.
Il n’admet pas davantage que la foi du savant puisse différer au fond de celle de l’ignorant, qu’il y ait une vérité pour l’un qui soit une erreur pour l’autre. On ne saurait mieux exprimer l’idée catholique de la foi, ni condamner avec plus de force ces mille sectes protestantes qui ne s’accordent entre elles que sur un seul point, l’opposition à l’Église catholique.
Le tableau que l’évêque gaulois trace de l’Église de son temps répond trait pour trait au catholicisme, et forme tout juste la contrepartie du système protestant. Au XIXe siècle comme au IIe les différentes églises particulières, dont se compose l’Église catholique, ont absolument le même symbole de foi, tandis qu’il règne entre les communions protestantes le parfait accord et la touchante unanimité que tout le monde connaît.
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Saint Irénée nous démontre que le protestantisme est en effet un retour vers le passé, vers les sectes primitives dont il reproduit exactement les divisions, et non vers l’Église primitive dont l’unité le condamne.
Mais laissons là les hérésies de Luther et de Calvin, que nous retrouverons à chaque pas sur notre chemin, tant il est vrai que toujours les mêmes arguments s’appliquent aux mêmes erreurs. Nous venons de voir avec quelle précision le docteur du IIe siècle exprime l’idée catholique de la foi
Source : Saint Irénée, l’éloquence chrétienne dans la Gaule – M. L’Abbé Freppel – 1861