L’Ordre Noble et Sacré des Chevaliers du Travail représentait la plus grande et l’une des organisations ouvrières les plus importantes aux États-Unis dans les années 1880.
Son principal dirigeant était Terence V. Powderly. Les Chevaliers ont activement contribué au progrès social et culturel des travailleurs américains, rejetant le socialisme et le radicalisme, tout en prônant la journée de travail de huit heures et en promouvant l’idéologie républicaine des États-Unis. Bien qu’ils aient agi comme un syndicat dans certains cas, engagés dans des négociations avec les employeurs, l’organisation n’a jamais été structurée de manière stable. Après une expansion rapide au milieu des années 1880, elle a connu une chute rapide de ses effectifs, retrouvant une taille plus modeste.
Fondée en 1869, l’organisation comptait 28 000 membres en 1880, un nombre qui a augmenté à 100 000 en 1885. Cependant, sa structure organisationnelle fragile n’a pas résisté aux revers et à la répression gouvernementale. La majorité des membres ont quitté l’organisation au cours des années 1886-87, réduisant son effectif à 100 000 membres en 1890. Les vestiges des Chevaliers du Travail ont subsisté jusqu’en 1949, date à laquelle les derniers membres ont décidé de dissoudre l’organisation.
L’affaire du Noble et saint ordre des chevaliers du travail, attira l’attention de la cour de Rome. L »Ordre des Knights of Labour prétendait fédérer en un groupement imposant les masses ouvrières des États-Unis.
Il n’apportait pas la paix, mais la guerre. Son président, M. Powderly, avait déclaré à la Convention de Richmond, le 4 octobre 1885 :
« Cette guerre doit déterminer qui régnera : le monopole ou le peuple américain, l’or ou l’homme… Quand sera clos le règne du monopole, plus un anarchiste ne naîtra sur notre sol ; car l’anarchie est son enfant légitime. »
Il engageait le combat contre tout capitaliste qui ne faisait pas servir ses richesses à l’allègement des souffrances. Il réclamait, entre autres exigences, que la journée de l’ouvrier fût limitée à huit heures, que le même travail, quel qu’en fût l’auteur, fût récompensé par le même salaire, qu’il fût possible à l’ouvrier congédié de ne quitter son patron qu’au bout de trente jours, et de soumettre à une enquête, puis à un arbitrage, les motifs du renvoi, et qu’une taxe enfin frappât les terres non cultivées lorsque leur superficie dépassait cent soixante acres.
Dans toutes les régions des États-Unis, le Noble Ordre existait avec ses assemblées savamment hiérarchisées ; il tenait, chaque année, une convention générale. Cette force immense répudiait tout usage de la force brutale ; les demi-violences même, grèves ou boycottages, ne devaient être employées que comme pis aller. Les Chevaliers du Travail rêvaient une sorte de révolution industrielle, et ne voulaient réaliser ce rêve par aucune révolution.
Ils n’étaient pas contre l’Église, ils n’étaient pas pour elle. L’épiscopat canadien fut contre eux ; ils possédaient, dans le Dominion, une organisation spéciale, qui les exposait aux condamnations ecclésiastiques dont les sociétés secrètes sont l’objet. Presque tout l’épiscopat des États-Unis fut pour eux. En octobre 1886, douze archevêques se réunirent ; deux seulement votèrent la condamnation des Chevaliers. Et tel est le respect de la chrétienté américaine pour toute association, qu’un évêque ne peut condamner dans la province confiée à ses soins un groupement qui se ramifie dans les diocèses voisins : il est indispensable que le consentement unanime de ses collègues autorise une semblable rigueur.
Or, la majorité des prélats d’Amérique ne voulaient prendre contre les Chevaliers aucune mesure préventive, et suppliaient Léon XIII, à qui l’affaire fut déférée, de ne commander aucune mesure coercitive. Le cardinal Gibbons écrivit au cardinal Simeoni, préfet de la Propagande, un mémoire que bientôt on rendit public. Avec une impérieuse générosité, il plaidait pour les chevaliers attaqués. Il justifiait la raison d’être du Noble Ordre :
« On ne saurait nier avec vraisemblance l’existence des maux, le droit de résistance légitime, et la nécessité d’un remède. »
Il énumérait les effets déplorables qui résulteraient d’une condamnation.
« À parler franchement, écrivait-il, cela serait regardé par le peuple américain comme aussi ridicule que hardi. »
Ainsi parlait-il, « franchement », tout le long de son mémoire.
« La condamnation serait impuissante pour forcer à l’obéissance nos ouvriers catholiques, qui la regarderaient comme fausse et injuste… Elle pousserait les fils de l’Église à se révolter contre leur mère, et à se ranger parmi les sociétés condamnées, qu’ils ont jusqu’ici évitées… Elle serait presque ruineuse pour le soutien financier de l’Église chez nous, et pour le denier de saint Pierre… Elle tournerait en soupçon et hostilité le dévouement insignifiant de notre peuple envers le saint-siège… Le seul danger grave viendrait d’un refroidissement entre l’Église et ses enfants, que rien n’occasionnerait plus sûrement que des condamnations imprudentes. »
Ces raisons avaient du poids, et ce ton avait un sens. Lorsque le cardinal Gibbons écrivait ainsi, il avait derrière lui presque tout l’épiscopat des États-Unis, c’est-à-dire les chefs naturels de dix millions de catholiques. Ces évêques demandaient à Rome de ne pas infirmer leur jugement ; ces catholiques demandaient à Rome de ne pas contrarier leurs vœux, et le jugement des uns satisfaisait aux vœux des autres.
En faveur des masses populaires, les évêques américains avaient, si l’on peut ainsi dire, compromis leur autorité : par un acquiescement, Rome consolidait cette autorité ; par un anathème, elle la détruisait.
Le pape Léon XIII allait-il engager les prélats dans une impasse, d’où ils sortiraient diminués, et mettre les fidèles dans une alternative dont la rébellion serait l’un des termes ? En son archidiocèse de Westminster, le vieux cardinal Manning s’alarma : il écrivit en faveur des Chevaliers une lettre au cardinal Simeoni, un article dans le Tablet.
Manning était un vétéran de l’ultramontanisme : on le connaissait comme tel à Rome. En 1860, quittant cette Angleterre dont la religion officielle a pour devise : « No popery« , il était venu au concile du Vatican défendre les droits du pape avec une vigueur acharnée. Il fut au premier rang parmi ceux qui consommèrent la grandeur de Pie IX en proclamant l’infaillibilité.
En 1887, il se tournait vers cette papauté, qu’il avait puissamment contribué à rendre grande, et lui demandait de se laisser en quelque sorte faire violence par les humbles et les petits. Manning n’aurait pas toléré qu’un souverain de la vieille Europe parlât au Vatican comme parlaient les Chevaliers par la voix de Gibbons, avec des instances qui faisaient l’effet d’une sommation.
Mais il écrivait au cardinal Simeoni :
« J’ai lu, avec un assentiment complet, le document du cardinal Gibbons sur la question des Chevaliers du Travail. Le saint-siège sera, j’en suis sûr, convaincu de sa justesse. »
Derrière M. Powderly, président du Noble Ordre des Chevaliers du Travail, se dressaient Gibbons, Manning, toute la chrétienté anglo-saxonne. Cette chrétienté fut satisfaite, aucune condamnation ne frappa le Noble Ordre.
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Dans l’histoire du pontificat actuel, cet épisode fut décisif. Il fut la marque la plus bruyante de ce que M. Paul Desjardins appelait récemment « la conversion de l’Église ». Il déplut à toutes les réactions, monarchistes, aristocratiques ou bourgeoises. Il prépara l’opinion publique à comprendre l’esprit qui devait inspirer l’Encyclique.
Il avança, d’autre part, l’apparition de cette Encyclique. Des deux côtés de l’océan, l’humanité souffrait : les pèlerinages des ouvriers français, le pèlerinage de l’Américain Gibbons attestaient au pape ces misères. On réclamait une expression nouvelle de la doctrine sociale de l’Église, appropriée aux besoins des temps nouveaux. Ketteler, de Mun, Vogelsang et les modestes disputeurs de Fribourg avaient préparé et mûri ce travail.
Les temps étaient accomplis : il importait, au plus tôt, qu’au-dessus de ces sociétés émiettées et disloquées, en présence de cette misère internationale, l’Église de Rome élevât sa forte voix. N’est-ce pas la seule voix qui se propage aisément, d’un bout du monde à l’autre, la seule aussi dont l’écho se prolonge, sans expirer jamais, dans l’infini de la durée ?
Source : Le Pape, les Catholiques et la question sociale – Georges Goyau – 1893