Louis XVI, peut être regardé comme un de nos Rois qui a le plus fait pour justifier son titre héréditaire de Roi très-chrétien.
Jamais, aux jours d’abstinence, il ne paraissait de gras sur la table de nos Rois ; et s’ils mangeaient en famille, l’individu que l’état de sa santé dispensait du maigre était servi dans son appartement.
Depuis la fin seulement du règne précédent de Louis XV, à l’occasion d’une partie de plaisir appelée la grande Chasse de Saint-Hubert, à laquelle étaient invités les Princes et grands Seigneurs de la Cour, on avait dérogé à la règle ; et la table du Roi, les jours d’abstinence, offrait du gras à ceux des chasseurs qui en avaient, ou en prétextaient le besoin.
Louis XVI, encore Dauphin, avait remarqué que le nombre en était grand. Devenu Roi, il rétablit pour Saint-Hubert l’usage de Versailles. Mais dès lors, et quand il fallut, pour faire gras, s’exclure de la faveur de manger avec le Roi, le maigre fut du goût de tous, et n’incommoda plus personne.
Un léger mal-être, une de ces indispositions passagères, suite naturelle d’un changement dans les habitudes animales, ne paraissait pas à Louis XVI une raison de se dispenser de la loi ni d’en calomnier la sagesse ; et, sans s’étonner de ce qu’une pratique d’expiation et de pénitence pouvait avoir de gênant et même de pénible, il avait le courage de le supporter, et le faisait sans qu’on s’en aperçût.
Fatigué de quelques nuits d’un sommeil agité, au commencement d’un Carême, il ordonna un jour à son premier Valet-de-chambre de disposer toutes choses pour qu’il pût se remettre au lit, sans qu’on s’en aperçût dans le Château.
« C’est, dit-il, que, si la Faculté venait à s’emparer de moi, elle ne manquerait pas de faire de suite le procès au Carême, de me condamner au gras, peut-être même aux arrêts ; et vraiment, il n’y a pas de quoi.«
Il est tel contre-sens en morale qui circule dans le palais des Rois, et retentit quelquefois jusqu’à leurs oreilles, qu’on imaginerait ne pouvoir faire fortune qu’auprès du Vulgaire le plus ignorant. Ainsi Louis XVI se trouva-t-il un jour dans le cas de venger publiquement le précepte de l’Église du préjugé d’un vieux Militaire.
À l’occasion d’un Bref de Pie VI, accordé à la demande du Roi, pour dispenser les Troupes en marche, de l’obligation de faire maigre, cet Officier dit que le Souverain Pontife aurait bien dû accorder la dispense entière, pour empêcher qu’on ne la prit.
« Il est du devoir du Pape, répondit Louis XVI, de soutenir, autant qu’il est en lui, la discipline ecclésiastique, comme il est du nôtre de maintenir la discipline militaire.«
L’Officier répliqua, qu’il ne pouvait se faire scrupule de faire gras, sachant qu’il est écrit dans l’Évangile que ce qui entre au corps ne souille pas l’âme.
« Est-ce bien sérieusement. Monsieur, dit Louis XVI, que vous vous fondez sur cette autorité ?
– Très sérieusement, Sire, et bien d’autres, font comme moi.
– Et en cela, Monsieur, on décèle une grande ignorance des premiers éléments de la Religion, rétorqua Louis XVI.«
L’Officier répète son Axiome de l’Évangile, et dit qu’il ne voit pas ce qu’on peut y répondre. Le jeune Monarque alors, continuant de faire la leçon au vieux Général, reprend :
« Non, sans doute, Monsieur, ce n’est point précisément de manger de la viande qui souille l’âme et fait l’offense ; mais ce qui la constitue, cette offense, c’est la révolte contre une Autorité légitime et l’infraction de son précepte formel. Tout se réduit donc ici à savoir si Jésus-Christ a donné à l’Église le pouvoir de commander à ses Enfants, et à ceux-ci l’ordre de lui obéir.
Le Catéchisme l’assure : mais, puisque vous lisez l’Évangile, vous eussiez dû voir que Jésus-Christ dit quelque part : Que celui qui n’écoute pas l’Église doit être regardé comme un Païen ; et je m’en tiens là.«
L’Officier, qui était franc et loyal, remercia le Roi de l’avoir éclairé, et lui promit bien de ne plus opposer au devoir de la soumission le sophisme de l’ignorance.
La vraie Religion a cela de propre, qu’elle fait constamment des Apôtres de ceux de ses Disciples qui l’ont assez approfondie pour avoir la conscience de sa divinité. On ne peut être pénétré de l’excellence d’un si grand bien sans éprouver le besoin d’en faire le patrimoine du Monde ; et Louis XVI, sous ce rapport, peut être regardé comme un de nos Rois qui a le plus fait pour justifier son titre héréditaire de Roi très-chrétien.
Il joignait à la pratique de la religion le zèle d’en propager la connaissance. Partout on le voit seconder les courageuses entreprises de ces hommes apostoliques qui vont planter la foi dans les climats les plus lointains. Non content d’entretenir les Établissements religieux fondés par Louis-le-Grand dans les Pays étrangers, il en crée lui-même de nouveaux et ses vaisseaux transportent gratuitement au-delà des mers et jusqu’aux Antipodes les jeunes Apôtres de la foi catholique.
Il fait les fonds d’une Mission pour l’île de Cayenne, dont il charge un Séminaire de Paris. Il protège efficacement le Séminaire appelé des Missions étrangères. Il soutient, des deniers de sa cassette particulière, d’anciens Jésuites qui se sont maintenus dans la Mission de Pékin ; et le vide immense que l’extinction de ces Religieux a laissé dans les Missions de la Chine, il essaye de le remplir en appelant à cette œuvre les Missionnaires de la Congrégation de Saint-Lazare.
Mais un événement marquant du règne de Louis XVI, qu’on ne saurait attribuer qu’au zèle connu de ce Prince pour la Religion de ses Pères, ce fut cette Ambassade, unique en son genre, qui lui vint du fond de la Chine, et à la tète de laquelle on voyait le fils aine d’un Roi et l’héritier de sa Couronne.
Ce jeune Prince était conduit par un Évêque, Missionnaire français, son Instituteur et son Conseil. On avait vu, sous Louis-le-Grand, les Ambassadeurs d’un Roi de Siam, complimenter le Monarque sur la célébrité de ses exploits ; l’Ambassade dirigée vers Louis XVI était d’un intérêt tout autrement touchant : elle avait pour but d’intéresser le cœur et la religion de ce Prince en faveur d’un Roi aux prises avec ses Sujets révoltés, d’un Roi encore idolâtre, mais déjà pourtant protecteur affectionné de la Religion chrétienne.
La Cochinchine, royaume de l’Inde, situé au-delà du Gange, était, depuis plusieurs années, agitée par une révolte qu’y avait excitée un puissant factieux nommé Tayssan. Durant ces troubles, le Roi avait reçu de fréquentes preuves de la fidélité de ses sujets et de ses soldats chrétiens, dont pas un seul n’avait passé sous les drapeaux ennemis.
D’un autre côté, le Chef des Révoltés faisait une guerre ouverte tant aux Missionnaires français qu’à l’Église chrétienne qu’ils dirigeaient. Ce contraste, d’inviolable attachement de ses sujets chrétiens et de lâche défection de la part des idolâtres, acheva de décider le Roi en faveur de la Religion chrétienne.
Il avait déjà donné des marques d’estime à l’Évêque d’Adran, Missionnaire du plus rare mérite, il lui donna sa confiance toute entière, au point d’en faire moins son Conseil que son ami, de lui confier même l’éducation de son fils, et de l’autoriser à l’instruire de la Religion qui rendait les Sujets si fidèles.
Cependant l’incendie révolutionnaire gagnait, et déjà les Révoltés étaient en possession de la plus grande partie du pays, lorsque le Roi, dans cette extrémité, appela l’Évêque d’Adran, et lui tint en substance ce Discours :
« Vous m’avez toujours parlé avec éloge du Roi de France, et je ne puis douter de son zèle pour la Religion chrétienne, puisqu’il fait gloire du nom de Roi très-chrétien, et qu’il vous envoie ici, à grands frais, travailler à la propagation de cette Religion. Mais, d’après l’idée que je me forme de ce Prince, adorateur de votre Dieu, et protecteur d’une Religion amie des hommes et de la justice, il pourrait n’être pas bien difficile de l’intéresser au sort d’un Roi, et de tout son peuple malheureux.
Je me flatte même que le succès de l’entreprise serait infaillible, si vous vous en chargiez, et que vous allassiez, vous, son Sujet, fidèle et grand-Prêtre de sa Religion, lui présenter en mon nom l’Héritier de ma Couronne, et l’assurer que cet Enfant, confié à vos soins, adore déjà le Dieu très-saint des Français et pourra un jour, plus heureux que son père, devenir un Roi très-chrétien.
À ces considérations, de nature à faire impression sur un Prince généreux par religion, j’ajouterai que, si quelqu’un peut être auprès de lui le garant de mes dispositions à faire jouir ses Sujets des avantages du commerce, c’est vous-même, dont les conseils m’ont détourné d’écouter les propositions des Anglais.
Je ne puis vous donner à vous-même une plus haute preuve de ma confiance en votre probité qu’en vous établissant le gardien de ce que j’ai de plus cher au monde. Je vous laisse maître de désigner ceux qui accompagneront mon Fils. Partez donc si vous m’aimez, le Dieu que vous adorez vous conduira et vous ramènera avec un détachement des Soldats invincibles de Louis XVI qui ont triomphé des Anglais.
Mon attente sera longue ; mais l’espoir du secours ranimera mes Fidèles : je saurai disputer le terrain pied à pied ; et, ne me restât-il qu’un soldat pour second, je ferai tète à mon ennemi en attendant votre retour.«
Quoique le Monarque indien sût se prévaloir avec habileté de tous les moyens propres à rendre son invitation pressante, on ne peut disconvenir que, si jamais entreprise dut paraître hasardeuse, et en quelque sorte chimérique, c’était celle d’aller mendier en Europe des secours pour un Roi qu’on détrônait à la Chine.
Cependant l’Évêque d’Adran, homme accoutumé à compter plus sur les promesses de la foi que sur les calculs de la sagesse humaine, crut que l’intérêt de la Religion et la gloire du Dieu dont il était l’Apôtre, pouvaient autoriser une démarche insolite et courageuse ; il accepta la direction de l’Ambassade vers Louis XVI.
À son arrivée en France, en 1788, tout semble dire à l’Évêque qu’il s’est fait illusion. Il trouve le Trône assiégé des plus cruels embarras, et les Esprits au plus haut degré de fermentation. C’était bien, à la vérité, un Archevêque qui était à la tète du Ministère ; mais cet Archevêque était Brienne, Brienne l’ulcère du Corps épiscopal.
Un si fâcheux contre-temps ne décourage point celui qui compte moins sur les hommes que sur le Dieu qui règle la destinée des Empires. L’Évêque d’Adran paraît à Versailles, avec toute la modestie d’un saint Missionnaire, et aussi avec tous les moyens d’un homme d’esprit.
Auprès d’un Ministre, qui venait de se déclarer le patron du Sectaire et du Juif, il croit prudent de mettre en avant des appâts judaïques d’intérêt et de bénéfices commerciaux ; mais auprès du religieux Louis XVI, le pieux Évêque s’étendit spécialement sur le grand intérêt de la Religion, à laquelle le Monarque pouvait, au prix de légers sacrifices, assurer un triomphe mémorable.
Cette considération fut d’un poids décisif auprès du Monarque, qui, dès lors, fit de cette affaire son affaire personnelle. La circonstance des temps, qu’on eût cru défavorable, avait son avantage. L’orage révolutionnaire, qui grondait autour du Trône français, inclinait les esprits à la commisération en faveur d’un Prince aux prises avec ses Sujets révoltés.
L’Ambassade reçut du Roi et de la Famille royale l’accueil le plus affectueux ; et le Prince royal de Cochinchine, de l’âge du Dauphin de France, intéressa toute la Cour. Louis XVI donna des ordres pour faire équiper une Escadre à Pondichéry, et porter sur les cotes de la Cochinchine les forces jugées nécessaires pour rétablir le Monarque indien sur son trône.
Cette expédition étrangère était oubliée, et le souvenir s’en était perdu dans la succession rapide des événements calamiteux qui pesaient immédiatement sur nous, lorsque tout-à-coup le plus étonnant des contrastes vint frapper nos imaginations, et les fixer sur l’instabilité des choses humaines.
Quoique le Gouverneur de Pondichéry n’eut exécuté qu’en partie les ordres qui lui avaient été transmis en 1788 ; deux ans après, en 1790, lorsque Louis XVI, captif dans son palais, voyait sa puissance anéantie, et la Religion de ses pères proscrite dans ses États, à cette époque précise, on reçut la nouvelle à Paris, que la puissance du Roi des Français, se survivant à elle-même sous un autre hémisphère, y faisait triompher un Roi de ses Sujets rebelles, et protégeait, dans des contrées idolâtres, la Religion qu’abjurait alors la France catholique.
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En effet, le Roi de Cochinchine, qui s’était bravement défendu dans l’espoir du secours, se crut sauvé dès qu’il parut. Son Parti se ranima, le découragement se jeta dans celui des rebelles ; et bientôt l’Armée royale, exercée à l’européenne, reprend l’offensive, gagne des batailles, recouvre trois provinces ; et Louis XVI, dans le malheur de sa situation, s’applaudit d’avoir amélioré en Inde les affaires de la Religion et du Trône.
Source : Louis XVI et ses vertus aux prises avec la perversité de son siècle – Abbé Proyart – 1808