Mettre notre intelligence au service de la foi et de la Parole de Dieu
Saint Thomas a un très grand respect envers Aristote et son intelligence. Il reconnaît qu’à certains moments Aristote n’est pas allé jusqu’au bout, et il n’hésite pas à le critiquer, et il n’hésite pas à aller plus loin.
( Ce texte est écrit par le feu théologien et prêtre Marie-Dominique Philippe, bien qu'il a fait face à des accusations graves de violences sexuelles, d'abus sous faux mysticisme, il était un théologien, je dissocie de fait l'homme et le théologien.)
Mais il se sert d’Aristote pour élaborer une théologie. Qu’est-ce que la théologie ? C’est la réponse intelligente de l’homme à Dieu. Nous recevons, dans la foi, la Parole de Dieu, comme de tout petits enfants. La foi demande la petitesse, la foi demande la réceptivité, elle réclame de nous d’être la « bonne terre ».
On reçoit la Parole de Dieu, et on la reçoit avec amour, pour contempler le mystère de Dieu. Mais la réponse de l’homme à ce don consiste aussi à mettre tout en œuvre pour répondre avec le plus d’intelligence possible à Dieu. Et donc la réponse du théologien consiste à s’efforcer d’atteindre par son intelligence (son intelligence métaphysique) tout ce que celle-ci est capable d’atteindre, puisque la grâce ne détruit pas la nature, puisque la foi ne détruit pas l’intelligence. Le théologien met toute son intelligence (son intelligence métaphysique encore une fois) au service de la Parole de Dieu, afin d’aller le plus loin possible dans la richesse de la Parole de Dieu, en se rappelant cette parole du Psaume (XI, 2, Vulgate) :
« Les hommes ont diminué la vérité ».
Quand Saint Thomas commente les Psaumes, il sait très bien ce que cela veut dire... « Les hommes ont diminué la vérité », parce que, instinctivement, quand ils reçoivent la Parole de Dieu, ils la reçoivent selon leur capacité. Regardez le dialogue de Notre-Seigneur avec Nicodème : quand Jésus dit qu’il faut « naître d’en-haut », et qu’il faut « naître de l’Esprit et de l’eau », Nicodème croit qu’il faut retourner dans le sein maternel.
Ce n’est pas très fameux, pour un Docteur en Israël ! Je crois que les théologiens d’aujourd’hui, du moins certains théologiens d’aujourd’hui, font exactement les mêmes erreurs. Ils reçoivent la Parole de Dieu sociologiquement, psychologiquement, c’est-à-dire matériellement, comme Nicodème. Ils matérialisent la Parole de Dieu. Quand Notre-Seigneur parle avec la Samaritaine, la Samaritaine ne comprend pas du tout Le don de l’eau vive.
Elle pense uniquement à l’eau qu’elle va puiser dans le puits ; elle comprend donc matériellement la Parole de Dieu. Et si nous ne sommes pas très attentifs, nous sommes toujours dans la même situation : ou celle de Nicodème, ou celle de la Samaritaine. Nous matérialisons la Parole de Dieu. Le théologien prend conscience de cela, et il répond à Dieu en essayant de matérialiser le moins possible la Parole de Dieu, en essayant d’y répondre avec le plus de lucidité et le plus de vérité possible.
C’est le souci du théologien, d’essayer de faire que la Parole de Dieu ne soit pas diminuée par les hommes, étant donné que cette Parole est donnée aux hommes pour que ceux-ci en vivent. Le rôle des théologiens — au Moyen Age c’était très net, on les appelait « les majores », ceux qui sont responsables —, c’est de recevoir la Parole de Dieu et de la communiquer aux autres, avec le souci de tout Taire pour ne pas diminuer cette Parole de Dieu. Or pour ne pas diminuer la Parole de Dieu, il s’agit d’être intelligent.
Intelligent pour Dieu ! Nous diminuons la Parole de Dieu quand nous ne comprenons pas que Dieu est plus intelligent que nous, quand nous pensons que cette Parole de Dieu, nous n’avons qu’à la recevoir tout simplement comme on reçoit n’importe quelle autre parole, et que nous allons pouvoir dialoguer avec Dieu comme on dialogue avec n’importe qui. Non ! Dieu est plus intelligent que nous ! Et donc la Parole de Dieu contient une intelligence qui dépasse tout ce que nous pouvons comprendre.
Elle contient une lumière qui dépasse tout ce que nous pouvons saisir. Et afin de ne pas diminuer la Parole de Dieu, nous essayons de purifier notre intelligence. C’est le but de tout l’effort métaphysique : purifier l’intelligence de tout le point de vue imaginatif, de tout le point de vue sensible, qui risquent toujours de matérialiser notre intelligence.
Nous purifions notre intelligence pour qu’elle soit plus capable de pénétrer le sens profond de la Parole de Dieu : de saisir, comme le dit Saint Thomas, « l’intention de l’Auteur principal » ; et cela, pour Saint Thomas, c’est le sens «littéral» de l’Ecriture. Il s’agit d’entrer dans l’intention de l’Auteur principal.
Qui est l’Auteur principal de l’Ecriture? L’Esprit Saint. Et donc le théologien doit toujours essayer, à travers la Parole de Dieu, de saisir ce que l’Esprit Saint désire nous transmettre, que ce soit à travers le Deutéronome, ou à travers le Cantique des Cantiques, ou à travers l’Evangile de Luc et de Jean.
Qu’est-ce que l’Esprit Saint désire nous transmettre ? C’est la question que doit toujours se poser le théologien. Vous allez me dire : « C’est impossible ! ». De fait, l’exégèse moderne ne cherche plus l’intention de l’Auteur principal. Elle cherche à saisir l’intention de l’instrument. Qu’est-ce qu’Isaïe a voulu nous dire ? Qu’est-ce que Jean a voulu nous dire ? Qu’est-ce que Paul a voulu nous dire ? Et cela en fonction du conditionnement dans lequel ils se trouvaient. Paul se trouvait dans telles conditions, Jean se trouvait dans telles conditions, Luc dans telles conditions...
En fonction de leur culture et de leur conditionnement, qu’ont- ils voulu dire ? Tout cela est sans doute très intéressant, mais ce n’est pas suffisant. La Parole de Dieu dépasse le conditionnement de son instrument, et elle a une intention qui est au-delà de la culture. Dieu parle au cœur de l’homme, à l’intelligence de l’homme, au-delà du conditionnement. En respectant, certes, ce conditionnement, en utilisant les mots de l’époque. Dieu n’a pas inventé une nouvelle langue. Dieu n’a pas inventé une langue qui serait une langue d’éternité.
Il s’est servi du langage des prophètes, Il s’est servi de l’imagination des prophètes. Mais au-delà de ce conditionnement humain, Dieu nous transmet une vérité éternelle. Quand je lis Saint Jean, la première chose que je reçois, c’est une Parole vivante, unie à sa Source. La foi nous met au-delà du conditionnement du temps, elle nous fait vivre l’éternité ; et donc elle nous permet de rejoindre l’intention divine. Et c’est le propre du théologien de comprendre que la foi nous fait rejoindre, à travers toute l’Ecriture, l’intention de l’Auteur principal.
Je crois que cela est capital pour comprendre la perspective de Saint Thomas dans sa Somme. On a reproché à Saint Thomas d’être « en dehors de l’histoire ». Il est vrai que quand vous lisez la Somme de Saint Thomas, vous n’y voyez pas beaucoup les sentiments de Saint Thomas. Il ne dit pas : « Oui, là j’ai eu beaucoup de difficulté. Cela a été très dur pour moi, cela a été très pénible », etc.
Non ; Saint Thomas donne cela avec une sérénité extraordinaire, merveilleuse, et comme une vérité éternelle, comme une vérité qui doit dépasser le temps et l’espace. Alors aujourd’hui, où nous sommes très pris par le point de vue historique, nous sommes un peu déroutés, parce que Saint Thomas exige de nous de faire un effort pour dépasser ce conditionnement ; et nous avons de la peine à retrouver cette pensée qui rejoint l’intention éternelle de Dieu.
C’est pourtant cela qui caractérise la pensée théologique de Saint Thomas : rejoindre, à travers la Parole de Dieu, l’intention de l’Auteur qui est l’Esprit Saint, au-delà de ses instruments, à travers ses instruments. A travers toute l’histoire du peuple d’Israël, à travers toute l’histoire du peuple du Christ, à travers toutes les vicissitudes et les luttes de l’Eglise, il y a une vérité, une vérité d’amour, qui nous est communiquée.
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Et c’est cette vérité d’amour que nous devons retrouver ; c’est cette vérité d’amour que nous devons essayer de pénétrer toujours plus, en mettant toute notre intelligence (notre intelligence métaphysique) au service de la découverte de cette vérité (sans nous arrêter à l’intelligence métaphysique, mais en comprenant qu’elle doit coopérer avec la foi). Mettre notre intelligence au service de la Parole de Dieu, au service de la foi, c’est faire œuvre commune avec l’Esprit Saint.
Le théologien doit être un contemplatif, puisqu’il est serviteur de la Vérité, puisqu’il fait œuvre commune avec le mystère même de la foi, en ayant le souci de ne jamais diminuer la Parole de Dieu. Dieu veut que la Parole de Dieu soit une semence qui remonte vers Lui avec une fécondité merveilleuse.
Rappelez-vous la parole d’Isaïe (55, 10-11) : la Parole de Dieu est comme la pluie qui arrose la terre et qui remonte vers Dieu dans une fécondité merveilleuse. Le théologien fait partie de cette fécondité ; l’apôtre fait partie de cette fécondité. Il comprend que la Parole de Dieu doit remonter vers Dieu avec tout ce que lui-même lui apporte, en mettant son intelligence au service de cette Parole de Dieu.
Car il ne s’agit pas seulement de garder intégralement la Parole de Dieu ; ce n’est pas suffisant. On connaît la parabole de celui qui n’a reçu qu’un seul talent et qui, ayant très peur, l’enfouit pour être sûr de redonner le même talent. Et nous savons très bien le jugement de Dieu sur cet homme. Dieu veut que nous ayons confiance dans les dons qu’il nous a faits.
Or II nous a donné l’intelligence ; Il veut donc que nous mettions toute notre intelligence au service de sa Parole. Nous avons reçu cinq talents et nous devons faire fructifier ces cinq talents. Je crois que c’est cela que Saint Thomas a compris, et que c’est pour cela qu’il a eu ces audaces si fortes, l’audace de ne pas hésiter à accompagner la Parole de Dieu de son intelligence, de ne pas hésiter , à permettre à la Parole de Dieu de s’emparer de son intelligence, pour qu’elle retourne vers Dieu avec toute la fécondité de son intelligence.
Le souci de s’en tenir uniquement à « garder intégralement » se rencontre chez des êtres « trop » fidèles, ou plutôt matériellement fidèles, c’est-à-dire qui ont peur, qui n’ont pas assez d’audace, qui ne comprennent pas assez que Dieu aime qu’on soit intelligent.
Source : Bulletin du Cercle Thomiste Saint-Nicolas de Caen - 1976