Alain II de Bretagne, indigné de ce que parmi tant de nobles seigneurs, il n’y en eût pas un qui défendît l’honneur du roi, prit ses armes en secret et sortit, sans être vu de personne, à la rencontre de cet arrogant ennemi.
Alain, frère de Pasquiten, lui succéda au comté de Vannes en Bretagne, et Judicaël, fils de Gurvand et de la fille d’Érispoé, succéda au comté de Rennes.
Alain, ainsi que Pasquiten, était de la maison souveraine et tuteur de Gurmhailon, fils de Pasquiten. Alain et Judicaël eurent entre eux les mêmes différends que ceux auxquels ils avaient succédé, prétendant l’un et l’autre à la souveraineté de toute la Bretagne.
Judicaël ayant été tué l’année suivante dans un combat contre les Normands, qu’il vainquit, toute la Bretagne se vit réunie sous le gouvernement d’Alain Ier du nom, qui tantôt porta le titre de duc et tantôt celui de roi ; c’est lui qu’on appelle Alain le Grand
Il rétablit l’ordre dans ses États, y fit régner les lois et la justice, et mérita par sa modération autant que par ses exploits, le surnom de grand, que lui décerna la reconnaissance publique. Il rappela dans les villages les habitants dont les cités voisines avaient accueilli la misère. Il rebâtit les chaumières, les maisons, les monastères, les églises, que les flammes avaient consumés. Il s’associa au malheur commun, se fit peuple avec le peuple, visita l’habitation du pauvre comme la demeure du riche, et mourut en 907, comblé de gloire et adoré de ses sujets.
Son souvenir resta longtemps cher au pays qu’il avait servi avec un si grand zèle. Si les derniers jours d’Alain Ier s’écoulèrent en paix, ce ne fut pas faute de coupables tentatives pour exciter en Bretagne des guerres civiles, et lui communiquer la contagion déplorable qui ravageait alors la France. Le comte de Mayenne, Godefroy, saccagea l’Anjou, et essaya de séduire plusieurs nobles bretons ; mais ses efforts vinrent se briser contre leur caractère patriotique.
Ils repoussèrent avec le plus grand mépris celui qui voulait acheter leur honneur, et ils lui dirent avec une juste indignation, que si malheureusement, ils avaient parfois des querelles de famille à vider entre eux, ce n’était pas une raison pour embrasser des intérêts ennemis du pays, et qu’ils aimaient mieux perdre la fortune et la vie que de trahir la sainte cause de la patrie.
Dès que la mort d’Alain le Grand fut connue, les pirates du Nord, sachant que ses fils n’avaient point hérité de sa valeur ni de la générosité de ses sentiments, se précipitèrent de nouveau sur la Bretagne, « pour voir, disaient-ils, de quelle aire sortaient ces niais oiseaux. »
Ils entrèrent dans la Loire, et mirent le siège devant Nantes. Ses habitants, après l’avoir d’abord défendue avec courage, se laissèrent aller au désespoir, quand ils connurent le nombre immense des barbares qu’il leur fallait combattre. Ils s’enfuirent pendant la nuit, et les Normands, maîtres de cette ville abandonnée, la pillèrent et y portèrent l’incendie.
Poursuivant leurs courses victorieuses, ces pirates saccagèrent un grand nombre de cités. Peu de seigneurs leur résistèrent ; la plupart avaient délaissé leur infortuné pays, et s’étaient réfugiés, les uns en Bourgogne et en Aquitaine, les autres dans la Grande-Bretagne. Les deux fils d’Alain le Grand se cachaient dans quelque retraite impénétrable. Las enfin des cruautés qu’ils exerçaient dans une contrée en ruines, les Normands quittèrent la Bretagne, mais pour y revenir bientôt.
Vainqueur de la Neustrie et devenu gendre du roi de France Charles le Simple, Rollon, chef des Normands, reçut de son beau-père toutes ses prétentions sur le duché de Bretagne. Charles jugea parfaitement que si le guerrier dévastateur auquel il venait de donner Gisèle, sa fille, parvenait à soumettre les Bretons, il acquerrait lui-même, et sans nul danger, un arrière-fief important ; que si le duc des Normands succombait dans cette lutte suprême de la Bretagne, il ressaisirait la Normandie et avec elle l’hommage des portions conquises de la vieille Armorique ; que si cette contrée se défendait avec succès, tout resterait dans la situation présente, sans perte ni gain notable.
D’ailleurs les Bretons pouvaient le débarrasser un jour ou l’autre d’un adversaire redoutable ; cet adversaire était celui dont il venait de faire son gendre. L’indignation des Bretons fut au comble quand ils apprirent que le roi de France les livrait pieds et poings liés, pour ainsi dire, aux brigands de la mer.
Pendant plus de cinq ans, les vaillants guerriers de l’Armorique combattirent Rollon et ses soldats. On se défendait dans les villes, dans les villages, dans les châteaux et jusque dans les chaumières les plus pauvres et les plus isolées. Après une guerre de cinq ans où le pillage et l’incendie ne purent que décimer les Bretons et non les réduire à la loi de l’ennemi, Rollon, qui ne régnait que sur des cadavres et des terres désertes, laissa reposer les Bretons, se contentant de députer chaque année des hérauts à Rennes et à Vannes, pour rappeler qu’on lui devait hommage et obéissance, et menacer de tous les effets de sa colère.
Rollon étant mort avant de pouvoir rentrer en Bretagne, son fils et successeur Guillaume Longue-Épée se chargea de réaliser les redoutables menaces de son père contre les Bretons. Mais, las d’une course sans but et sans gloire, il rentrait en Neustrie, quand son arrière-garde fut vivement attaquée, défaite et poursuivie jusqu’à Bayeux.
Dans cette expédition inattendue, les Bretons étaient commandés par un comte de Dol et un comte de Rennes nommé Bérenger. Guillaume revint à la charge, obligea le comte de Dol à quitter la Bretagne, et reçut Bérenger à composition. Cependant, l’espoir commençait à renaître dans le cœur des Bretons.
Bérenger n’avait pas survécu à sa défaite ; mais il laissait en son fils un vengeur, qui communiqua à ses compatriotes l’ardeur dont il était animé. Les Normands une fois vaincus, et cessant d’être réputés invincibles, bientôt le sol de la Bretagne fut purgé de ce peuple si longtemps redouté de nos pères. Le secours ne tarda pas à arriver aux Bretons ; il leur vint de la Grande-Bretagne.
Le comte de Poher, Mathuedoé, avait, en mourant, confié son fils Alain à l’amitié d’Athelstane, roi d’Angleterre, qui tint le jeune prince sur les fonts du baptême, surveilla son éducation, et le fit instruire au métier des armes. Quand Alain eut atteint l’âge de vingt ans, il s’entoura de tous les fugitifs, obtint de son parrain quelques vaisseaux, recueillit des volontaires et vint débarquer sur le rivage de Dol.
Les Normands furent surpris par le vaillant jeune homme au milieu des fêtes et des banquets : Alain les tailla en pièces, et ses troupes massacrèrent tous ceux qu’elles purent atteindre. La victoire ne l’abandonna pas un seul instant. Le bruit de ses exploits se répandit en Bretagne avec rapidité ; alors tous les gens de guerre, tous les hommes en état de porter les armes et qui gémissaient sous une cruelle oppression, accoururent sous ses drapeaux, et, pleins d’espérance, le proclamèrent duc et légitime successeur d’Alain le Grand.
Alain chassa successivement les ennemis de son pays de tous les postes qu’ils occupaient, et convoqua ensuite une assemblée générale, après avoir mandé près de sa personne les députés des villes et des communes, les seigneurs terriens, les évêques et le clergé. Des mesures utiles rendirent les paysans au travail et à la sécurité. Le commerce protégé devint aussi florissant qu’il l’avait été sous les rois bretons de la seconde race ; et les comtes s’empressèrent d’imiter l’exemple de leur souverain, dans les villes soumises à leur juridiction.
Cependant, Louis d’Outre-Mer, roi de France, était attaqué par l’empereur Othon, qui avait pour alliés Hugues duc de France, Arnoul comte de Flandre, et plusieurs autres princes. Alain, qui se souvenait d’avoir partagé en Angleterre l’infortune du fils de Charles le Simple, se rendit à son camp, où il déploya autant de valeur que de générosité.
Parmi les généraux d’Othon, qui en ce moment assiégeait Paris, se trouvait un prince saxon qui chaque jour défiait au combat les comtes et les barons de Louis d’Outre-Mer, et prétendait trancher ainsi, d’un seul coup d’épée, la question de la propriété de la couronne. Sa taille élevée, sa force, son audace, étaient telles, qu’aucun guerrier n’avait osé répondre à son appel.
Alain, indigné de ce que parmi tant de nobles seigneurs, il n’y en eût pas un qui défendît l’honneur du roi, prit ses armes en secret et sortit, sans être vu de personne, à la rencontre de cet arrogant ennemi. Ayant abaissé sa visière, il s’élança sur le Saxon et le combattît à la vue des deux armées.
Les deux guerriers montrèrent une égale adresse. Le Saxon, qui se croyait assuré de la victoire, accablait déjà le duc de Bretagne de ses sarcasmes, quand Alain, lui donnant le coup de la mort, lui cria :
« Je te fais trop d’honneur de me servir avec toi des nobles armes de la chevalerie, moi qui ne tue les loups, les sangliers et les ours qu’avec un simple bâton ! »
Au même instant, le colosse roulait à terre. Alain lui trancha la tête, la suspendit à l’arçon de sa selle et rentra dans la ville avec ce trophée, tout à la fois hideux et glorieux, qui lui valut les acclamations du peuple et de la noblesse, et leurs remerciements pour avoir si bien vengé l’honneur de la France.
Alain obtint du roi Louis que tout serf ou affranchi qui viendrait demeurer en Bretagne y pût résider franc de toute servitude, sans crainte d’aucune revendication. Cette convention si généreuse, et qui fait tant d’honneur au duc Alain, contribua au repeuplement des villages que les Normands avaient dévastés.
Cependant, la reine de France, qui ne pardonnait pas à Alain la mort du géant, son frère, tenta de le faire empoisonner au milieu des fêtes données en réjouissance de la paix. Averti de ce complot contre ses jours, le duc de Bretagne regagna ses États, après avoir épousé la sœur de Thibault, comte de Blois et de Chartres.
Peu d’années après, Alain, se sentant frappé d’une maladie mortelle, manda son beau-frère, ses comtes, ses barons et ses évêques, et leur parla en ces termes :
« Mes seigneurs, que croyez-vous que j’aye encore de jours à vivre ?
– Il n’est pas temps de vous occuper de penser si tristes, dit Thibault ; mais expliquez-nous vos volontés, et, à la vie ou à la mort, vous nous trouverez prêts à nous y conformer.
– Je sens la mort qui s’approche, répondit le duc ; et, plein des consolations que m’a données le révérend père en Dieu, messire l’archevêque de Dol, je me présenterai, tout pécheur que je suis, avec quelque peu moins de crainte, au tribunal de notre Seigneur Jésus-Christ.
Je lui raconterai tout ce que j’ai tenté pour le bien de mon peuple, les dangers et les travaux par lesquels j’ai passé afin de pacifier le pays, le délivrant des Normands païens, qui sont ses ennemis, et par sa sainte grâce ayant rendu la Bretagne libre, et rétabli chacun dans ses biens, titres et honneurs.
Or, Sire Dieu, lui dirai-je, si j’ai observé votre sainte loi autant qu’il est possible à faiblesse humaine, ne considérez pas mon peu de mérite ; mais daignez répandre votre bénigne protection sur la personne de mon fils ; je le laisse innocent et dans sa plus jeune enfance, et exposé à toutes les entreprises, si les serviteurs et amis que vous m’aviez donnés ne lui font service de leur loyauté, et ne le soutiennent contre les ambitieux, méchants et jaloux.
– Eh ! s’écria Thibault, ne vous tourmentez point, beau-frère de Bretagne ; notre divin Maître donnera certes attention à votre progéniture ; mais nous, nous voici tous prêts, à le reconnaître après vous, si à Dieu servateur plaît de vous retirer à lui, et nul qui se refuse à faire serment de féaulté à cet enfant, comme le veut droit et honneur de toute la Bretagne. »
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Alain expira après avoir placé son fils Drogon, âgé de trois mois, sous la tutelle de Thibault. Le beau-frère d’Alain ne garda pas longtemps la mémoire de son compagnon d’armes ; il se hâta de marier sa sœur à Foulques, comte d’Anjou, avec lequel il régit l’héritage du fils mineur du défunt duc de Bretagne.
L’avarice conseilla bientôt un grand crime à Foulques ; il détermina par des menaces terribles la nourrice de Drogon à lui donner la mort. La malheureuse femme, tremblant pour ses jours, exécuta en pleurant ce que lui commandait son souverain. Ce n’était toutefois qu’un crime inutile ; il aurait fallu conquérir la Bretagne, et le comte d’Anjou n’avait ni le courage ni les forces nécessaires pour réussir dans une telle entreprise.
Source : Histoire de la Bretagne ancienne – Charles Barthélémy – 1854