Comme toutes les joies terrestres, la réunion de la famille de Brigitte, séparée depuis vingt ans, fut mêlée de quelque amertume.
Le premier regard de la sainte sur son fils aîné, lui montra qu’il était miné par une maladie de poitrine. Elle l’attira sur son cœur, et aussitôt un flot de sang jaillit des lèvres du chevalier, mais il emportait le mal, le contact du cœur maternel venait de guérir Charles Ulfsson.
Catherine avait aussitôt compris le miracle et elle l’expliqua aux Romains qui l’interrogeaient La dame de Tofta ne demanda point un prodige mais des prières. Lors du premier pèlerinage de l’évêque de Vexiœ et de sa diocésaine à Rome, Brigitte, ravie en extase, avait assisté au jugement d’UIf Sparre.
Le démon faisait le procès de cette âme, représentée sous la forme d’un cœur tremblant. Sans doute la charité du mort effaçait ses iniquités, cependant les péchés commis devaient être expiés. Le chevalier restait condamné à subir en tout son être, jusqu’au dernier jugement, la peine qui purifie. La Mère des Miséricordes et les saints qu’il avait honorés, intervinrent et obtinrent une mitigation de l’arrêt ; puis il fut révélé à l’extatique qu’en rendant aux légitimes possesseurs les biens mal acquis par le mort, qu’en faisant des aumônes et des prières à son intention, on abrégerait ses souffrances.
La veuve d’Ulf se souvenait qu’au jour de leur mariage elle avait promis d’être le secours de son époux, et tout ce qu’indiquait le ciel, elle l’accomplissait. Maintenant elle réclamait de nouvelles lumières.
Brigitte pria, et une vision lui montra de nouveau l’âme du chevalier au tribunal suprême.
« Des larmes d’amour ont coulé devant moi pour cette âme, disait le Maître, faites-la entrer en ce repos qu’elle ne saurait concevoir, si elle était encore sur terre. »
L’âme monta, pareille à un astre qui se lève, mais de la bouche du Christ sortaient des paroles sévères : « Le temps est proche, déclarait-il, où je ferai justice. La progéniture de ce mort s’enorgueillit, elle recevra son châtiment. »
La sénéchale avait délivré l’âme attachée à la sienne. Elle chanta son Cantique de Syméon et offrit peut-être sa vie pour ses enfants, que Brigitte voyait menacés des colères célestes au milieu de la guerre civile. Toujours est-il qu’elle mourut dans la Ville éternelle et y fut enterrée près des saints.
Urbain V reçut en audience particulière Brigitte, ses fils et leurs compagnons. Birger ressemblait à un homme d’armes des vieilles légendes du Nord. Charles brillait par le luxe fastueux que les Suédois empruntaient aux Allemands. Sur sa cotte de mailles, il portait une ceinture d’argent massif et drapait un manteau couvert d’hermines, enrichies des plus étincelantes pierreries. L’austère pontife regarda les deux étrangers :
« Vous êtes bien le fils de votre mère, dit-il à Birger, Vous, continua-t-il en se tournant vers Charles, vous êtes un fils du siècle. »
La sainte se prosterna aux pieds du successeur de saint Pierre.
« Donnez à mes enfants l’absolution de leurs fautes, s’écria-t-elle »
Avec la fine ironie d’un gentilhomme français, Urbain V sourit. Il souleva la riche ceinture de Charles.
« Porter ces pesants habits sera sans doute une pénitence suffisante ? » demanda-t-il.
L’ancienne dame d’honneur de la reine releva ses yeux clairs et les fixa sur le pape.
« Très saint Père, dit-elle d’un ton respectueux, mais ferme, ôtez-lui ses péchés, moi, je me charge de lui ôter sa ceinture. »
Cette entrevue avec Urbain V ne fut point, comme Brigitte l’avait espéré, suivie de rapports fréquents. Saisi d’un dégoût maladif pour le séjour de sa capitale, le pape quitta le Vatican et s’installa tantôt à Viterbe, tantôt dans le triste château de Montefiascone qui, pareil à une noire prison, s’élevait près du riant lac Bolsena. La fièvre brûlait le sang du pontife, ses rêves lui montraient le beau palais d’Avignon construit par ses soins. L’effort de volonté qui le retenait dans le patrimoine de Saint-Pierre ne suffisait plus à soutenir l’activité imposée par les intérêts de l’Église.
Brigitte comprit qu’il ne lui accorderait pas, en ce moment, la seule chose dont elle n’avait point obtenu qu’il s’occupât : l’approbation de la règle du Sauveur. Elle savait persévérer sans jamais tomber dans le découragement, mais elle savait aussi qu’on s’agite en vain si l’on prétend agir avant l’heure de Dieu, et elle mit son espoir en la Providence.
Aussitôt le Christ lui apparut :
« Parfois, lui dit-il, je t’ordonne d’attendre, parfois de marcher. Aujourd’hui, je t’envoie au tombeau de mon apôtre André. »
Comme elle objectait sa vieillesse, ses infirmités et le manque d’argent, il promit de pourvoir à tout.
L’idée d’un pèlerinage à Amalfi fut joyeusement acceptée au palais Papuzeri. Les trois enfants de la sainte, l’évêque de Vexiœ, le prieur d’Alvastra, Magnus d’Eka, maître Pierre et d’autres encore pressèrent Brigitte de partir. C’était entreprendre un véritable voyage. De graves maladies régnant sur le rivage occidental de la presqu’île, on verrait les plages de l’Adriatique avant celles de la mer de Sicile, puisqu’on devait passer par Bari, singulier chemin pour gagner les environs de Naples.
Les Scandinaves obtinrent du saint-siège un sauf -onduit afin de traverser la Pouille, où le comte de Bari guerroyait contre la reine Jeanne 1ʳᵉ, et d’autres faveurs assurèrent leurs pratiques religieuses. Avec la rémission de leurs péchés et l’indulgence plénière à l’heure de la mort, Urbain V accordait à Brigitte et à Catherine le droit de faire célébrer la sainte messe, sur un autel portatif, partout, où elles se trouveraient, même dans les lieux frappés d’interdit .
En marche, on réciterait un chapelet enrichi de grâces singulières par le souverain pontife : une indulgence de cent jours était attachée à chaque grain. L’habitude de compter le nombre des prières sur des boules ou des clous enfilés datait de la primitive Église et restait généralement répandue, mais sauf dans l’ordre de saint Dominique, où, suivant l’exemple du fondateur, on continuait à dire cent cinquante Ave, divisés par quinze Pater et autant de Gloria, le rosaire avait été oublié durant la grande peste.
Chacun disposait le chapelet suivant son attrait particulier. Celui de Brigitte était de réciter soixante-trois Ave en l’honneur des soixante-trois années de vie terrestre que la tradition assigne à la Vierge, sept Pater pour célébrer les sept douleurs et les sept allégresses de Marie, enfin sept Credo au lieu des Gloria du rosaire. Elle formait ainsi une suite de six dizaines terminées chacune par un Pater et un Credo, et achevées par la récitation d’un dernier Pater, d’un Credo et d’un Ave.
L’Avent commençait, et le jeûne préoccupa la sainte. Elle souffrait du foie, plusieurs de ses compagnons ne jouissaient point d’une robuste santé et, dans le chemin au travers de l’Italie, ils craignaient de ne pouvoir se procurer de poisson. Devait-ils se rendre malades ou risquer de scandaliser le prochain ? Avec la filiale confiance dont elle avait la coutume, Brigitte demanda au Seigneur ce qu’il fallait faire.
La réponse du Maître fut pleine de douceur. Comme dans l’Évangile, il recommandait à ses serviteurs de ne point suivre l’exemple des pharisiens et de manger ce qui était utile au soutien de leur vie. Le bizarre itinéraire qu’imposaient les épidémies et les cordons sanitaires permit aux Suédois de s’arrêter à Orlone, où plusieurs d’entre eux avaient suivi Brigitte en 1365. Impatient d’y arriver, ils voulurent, malgré le conseil des guides, presser le voyage et gagner une étape, aussi, quand ils parurent sous les murs de la ville, les portes ne s’ouvraient plus. Il fallut passer la nuit dehors.
Brigitte la consacra tout entière à l’oraison. Au point du jour, le Christ l’avertit qu’il la punissait ainsi de l’ardeur avec laquelle elle avait suivi sa volonté propre.
« Entre maintenant, dit le Maître, mon serviteur Thomas te donnera ce que tu désires. » Près des reliques de l’apôtre, Brigitte jouit encore de la présence sensible du Seigneur Jésus.
« Voilà mon trésor, ma lumière, disait le Verbe incarné, montrant l’apôtre sous une forme corporelle. Et celui-ci ajoutait, je vais te donner ce que tu souhaites depuis longtemps. »
Alors les pèlerins, groupés autour de la châsse, les confesseurs et les enfants de Brigitte, furent témoins d’un éclatant miracle. Le coffre qui renfermait les ossements du bienheureux s’ouvrit de lui-même ; un fragment des reliques traversa l’espace et tomba sur les mains de la sainte. Brigitte désirait, en effet, dès son premier pèlerinage, ce qu’elle obtenait au second. Comme deux ans auparavant, on se rendit au sanctuaire des saints Anges, puis on aperçut les remparts de Bari.
L’évêque, Barthélemy Garrafa, se souvenant des apparitions miraculeuses de saint Nicolas à Brigitte, offrit son palais aux pèlerins. Il leur rendit la possibilité du jeûne et de l’abstinence en les invitant à manger les poissons qu’on pêche sur le rivage. La halte des Scandinaves à Bari fut courte. Le Seigneur ordonnait de passer les fêtes de Noël à Naples, il fallait se hâter. Une pénible course des rives de l’Adriatique au golfe de Salerne conduisit les voyageurs dans l’antique cité où reposent les reliques de saint Matthieu.
Brigitte s’agenouilla devant la châsse.
« Vous avez été un excellent changeur, dit-elle au publicain devenu évangéliste : vous avez troqué les biens périssables pour les biens éternels, comme prix de vous-même, vous avez reçu Dieu. »
L’apôtre se montra aux regards privilégiés de la voyante :
« Béni soit le Seigneur qui t’a inspiré de me saluer ainsi, répliqua-t-il. Puis, pour l’instruire, avec tous les chrétiens, il continua, dans la charge que j’exerçais au service de l’État, je m’efforçais de tout régler avec équité, je cherchais Dieu seul, et au premier appel je le suivis. La richesse, les honneurs n’étaient plus rien à mon âme remplie de reconnaissance et d’amour. Après la passion, je rapportai ce que j’avais vu et entendu, non par vaine gloire, mais pour la louange du Maître et le bien des hommes. Aujourd’hui on s’efforce de détruire l’action de mes écrits, on y trouve des contradictions. On dispute sur les préceptes évangéliques au lieu d’y conformer sa vie. »
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Avant de quitter le sanctuaire, Brigitte eut l’intelligence d’une autre vision qu’elle n’avait jamais pleinement comprise. Quelques années auparavant, Jésus-Christ lui était apparu : il excitait ses serviteurs à convertir des âmes. Ceux qui vivaient dans le siècle donnaient leur cœur à l’apostolat, mais leurs forces, leur esprit, leur temps étaient consacrés à d’autres objets que le salut des hommes.
Outre leur cœur, les religieux offraient leur obéissance, quant à leur volonté, elle n’était pas dans ce sacrifice de soi au prochain. Enfin, prête à braver la mort, une élite peu nombreuse s’offrait tout entière.
Au tombeau de saint Matthieu, Brigitte pénétra les sentiments de cette élite, qu’elle avait seulement devinés autrefois, car le Verbe lui fit éprouver l’amour qui, sans aucun désir de récompense, porte à se sacrifier aux êtres en péril de mort éternelle. Elle sentit avec une intensité extrême la force de l’exemple silencieux, des paroles persuasives où l’éloquence humaine n’a point de part, du pardon des injures, de la prière, de l’offrande de soi-même. Saint Etienne était présent avec l’évangéliste, grâce à eux elle vit clairement que, pour sauver ses frères, il faut savoir prier, prêcher, souffrir et mourir.
Source : Sainte Brigitte de Suède – Sœur Vincent Ferrier de Flavigny – 1892