Quand Hildegarde écrit aux rois et aux empereurs, sa parole ne faiblit pas, mais semble s’élargir en ondes prophétiques plus étendues dont après sept siècles passés la ligne d’horizon nous échappe encore.
Telle sa réponse au roi Conrad, le premier des Hohenstauffen, à son retour désenchanté de la deuxième croisade, lui demandant des prières pour lui et « son fils qu’il désire voir régner après lui ». Elle y prend ouvertement l’attitude de prophétesse, peignant à grands traits et avec une précision remarquable toute l’histoire de l’Église jusqu’aux persécutions suscitées par l’antéchrist.
Elle signale d’abord les plaies de son temps qui préparaient le triomphe de l’hérésie protestante :
« Le temps où vous vivez est d’une légèreté de femme. »
Elle voit ensuite la réforme :
« Après, viendront des temps encore plus mauvais où les vrais Israélites seront flagellés, où l’édifice catholique sera secoué par l’hérésie. »
Puis, une nouvelle force se manifeste dans l’Eglise :
« Des temps plus vigoureux viendront. »
C’est, comme on le voit, le bilan établi par avance des pertes et des gains de l’Église, de ses défaites et de ses triomphes sous l’action providentielle du Très-Haut. Cette réponse dut être une décevante énigme pour Conrad qui ne désirait pas voir si loin dans l’avenir, préoccupé seulement d’assurer le trône à son fils.
À cette question sous-entendue, Hildegarde ne répond pas. Peut-être ne veut-elle pas accabler le vieux roi malade en lui montrant sa couronne sur la tète de son neveu Frédéric. Plus probablement, la sainte ne se laisse pas distraire, par des contingences secondaires, de sa grande vision générale. Hildegarde n’écrivit pas seulement à Frédéric ; elle le vit, mandé par lui à Ingelheim. La lettre de l’empereur rend justice à sa perspicacité prophétique.
« Nous vous faisons savoir, ô sainte abbesse, que les prédictions que vous nous avez faites, quand nous vous priâmes de vous présenter à nous, lors de notre séjour à Ingelheim, se sont d’ores et déjà réalisées. Néanmoins, ajoute-t-il, nous ne négligerons rien de ce qui peut contribuer à l’honneur de notre règne. »
Cette restriction du sed nos tamen semble indiquer que, malgré les arrhes prophétiques qu’il a déjà en mains, Frédéric ne consent pas à se laisser détourner de la lutte criminelle engagée contre la papauté et qui entre dans son programme de politique impériale. La réponse de la sainte doit vraisemblablement se placer vers 1155, avant la mort d’Adrien IV.
Dans une parabole légèrement obscure, elle condamne au nom du Souverain Juge les entreprises du prince, et l’engage à régner par la miséricorde et la justice, à se garder de l’avarice ; puis, lui annonce un règne assez long, mais agité :
« Dans une vision mystérieuse, je vous vois : vous vivez au milieu des troubles et des luttes ; cependant il vous reste un certain temps pour régner sur les choses de ce monde. Prenez donc garde que le roi suprême ne vous abatte à cause de votre aveuglement, si vous oubliez que le sceptre vous a été donné pour gouverner selon la justice… »
Puis, elle lance comme un trait de foudre l’apostrophe comminatoire vibrante, rapide :
« Celui qui est, dit : la révolte, je la détruis, l’opposition de ceux qui me méprisent, je la brise. Malheur! malheur à celui qui se laisse aller à ce grand mal du mépris de moi. Retiens ces paroles, roi, si tu veux vivre ; autrement mon glaive te frappera. »
On ne saurait nier qu’il n’y ait de la part d’une femme, fût-elle abbesse et sainte, une certaine hardiesse virile à parler de la sorte à un empereur, quand cet empereur portait le nom le plus redouté depuis le nom exécré d’Œnobarbe. Elle déploie plus de courage encore que saint Bernard, quand, dans sa suprématie incontestée, il traitait de suppôt du diable, le roi Louis (1142) qui, disait-il, « voulait forcer de nouveau les pauvres, les captifs, et ceux que le fer moissonne, à pousser vers le père et le vengeur de la veuve et de l’orphelin leurs cris plaintifs, leurs gémissements et leurs sanglots. »
Saluons en passant cette hardiesse courageuse chez ces deux éminents contemporains mise sans marchander au service des opprimés. Elle montre comment les saints arrivent par la vie parfaite à la plénitude de la vérité libératrice, Veritas liberabit. Ils sont, humainement parlant, à un degré supérieur, des hommes libres, et ils puisent dans cette conscience de leurs droits imprescriptibles la force d’opposer le Roi éternel et juste aux rois tyrans, aux rois éphémères, aux rois pour rire ! Ce n’est pas la moindre gloire aux yeux des hommes, des Benoit, des Ambroise, des Grégoire!
Faut-il croire que Hildegarde exerça quelque influence sur ce règne de domination sinistre et glorieuse tout à la fois ? Pourquoi non ? Peut-être bien le terrible Hoenstauflen assagi par le temps dut se rappeler sur la fin de sa vie les mystiques prophéties de la sainte en qui il avait eu confiance. Il fut bien de son temps dans ses excès comme dans la persistance vivace de sa foi, terminant sa carrière politique ainsi qu’il l’avait commencée, par une croisade.
Ce fut la grande expiation ; car il y trouva la mort. Dieu, ainsi que l’avait prédit Hildegarde, abattit le colosse aux pieds d’argile. « Il fut, comme Nabuchodonosor, renversé par la petite pierre descendue de la montagne », et la pierre est toujours prête à descendre pour renverser les pygmées de passage, dressés sous une couronne orgueilleuse contre la papauté qui demeure.
Quand Mathieu, duc de Lorraine, croisé obstiné non moins qu’incorrigible viveur, deux fois excommunié par le pape Eugène, la consulte sur son avenir, un peu comme de nos jours certaines gens consulteraient une somnambule extra-lucide, la sainte abbesse se contente de blâmer sa conduite indigne « d’un sergent de ce serviteur vers qui regarde la montagne ».
À la malheureuse Éléonore d’Angleterre « dont l’esprit est semblable à une tour enveloppée de nuages », elle conseille « de se mettre dans la paix avec Dieu et avec les hommes ». À Henri d’Angleterre tout jeune encore, le futur assassin de saint Thomas, elle donne de sages avis :
« Vous avez en partage des dons précieux capables de vous valoir le ciel ; mais voici qu’un oiseau noir vient de l’aquilon et vous dit : tu peux tout faire, à ton bon plaisir. Va donc, et à quoi bon te soucier de la justice ; si tu observais ses principes, tu serais esclave et point roi. »
Ses contemporains ne doutent pas un instant qu’elle possède le secret de l’avenir et des choses cachées. De toutes parts affluent les lettres de consultation. Beaucoup l’interrogent sur leur prédestination.
Extrêmement réservée quand il s’agit de ces inutiles curiosités, la sainte satisfait à toutes les demandes de direction spirituelle. Combien de vocations affermies par elle, de persévérances assurées, de consciences apaisées ! Combien de pasteurs d’âmes reprennent vaillamment leur houlette que le découragement allait faire glisser de leurs mains !
Hildegarde n’échappe même pas, hélas ! et c’est là un étrange mérite, à l’épreuve des disputes métaphysiques qui sévissaient cruellement alors, et à l’état endémique, sur les régions universitaires.
C’est le temps des Abeilard, des Gilbert de Porée, des Guillaume de Champeaux, de Pierre Lombard, de Guillaume d’Auxerre et autres maîtres des sentences, tout aussi entraînés aux joutes de l’esprit que les chevaliers aux galants tournois. Les écoles opposées des nominalistes et des réalistes se complaisent en des exercices dangereux d’acrobatie sur corde lisse. On ne sait quel esprit assemble-nue jette sur la scholastique tant de subtiles poussières qu’elle en restera troublée plusieurs siècles.
Au lieu de mordre au beau fruit savoureux de science théologique, on ergote indéfiniment sur son écorce dure et conventionnelle. C’est ainsi qu’un docteur de l’Université de Paris, maître Udo, écrivant à Hildegarde lui soumet cette proposition dont la négative soutenue par Gilbert de Porée fut ensuite condamnée au concile de Reims :
« Pouvait-on dire la paternité est Dieu, la divinité est Dieu en se servant de termes abstraits ? »
La sainte n’hésite pas à répondre par l’affirmative :
« En Dieu, dit-elle, il n’y a rien qui ne soit Dieu. » (Lett. CXXVII).
On ne saurait donner une notion plus exacte de l’Eucharistie, continuation de l’Incarnation, qu’elle ne le fit à un prêtre qui l’avait consultée :
« La même vertu du Très-Haut qui a formé la chair du Verbe dans le sein de la Vierge, convertit sur l’autel, à la parole du prêtre, l’oblation du pain et du vin au sacrement de la chair et du sang du Seigneur, en le fomentant par sa vertu. »
Moins discrets encore, les Bénédictins de l’abbaye de Villars, en Brabant, mis en relation avec la sainte par leur compatriote Guibert de Gambloux, lui demandèrent la solution de trente-huit questions très épineuses sur l’Ecriture sainte et la théologie.
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La sainte compose un opuscule pour leur répondre.
À la demande d’un autre monastère du même ordre, elle compose également un traité intitulé : Explication de la règle de saint Benoît.
Tant il est vrai que, de l’Orient à l’Occident, de Lutèce à Jérusalem, notre sainte avait renom d’universel savoir.
Source : Sainte Hildegarde – Abbé Paul Franche – 1903