Chapitre XIV du livre, les préjugés ennemis de l’histoire de France concernant la misère des paysans sous l’ancien régime
En plusieurs endroits de notre histoire il est question d’un état de misère dans les campagnes. Comme il arrive en pareil cas, les auteurs du temps ont joint le détail qui les frappait, et ce détail fait impression sur le lecteur. Les dénonciateurs de l’ancienne France n’ont pas manqué de tirer parti de cela. Ils ont écrit et répété que rien ne fut si malheureux que la condition du paysan tant que dura l’ancien régime.
Le tableau de cet affreux état traîne partout. On nous représente la campagne alors comme couverte de gens affamés, sordidement logés, mal vêtus et croupissant dans l’ignorance. Pour une partie des gens instruits, ce tableau a passé en fait, ils ne le croient ni contestable ni sérieusement contesté ; je ne dis rien du peuple lui-même, plongé de nos jours dans le surcroît d’ignorance qu’entretient le mensonge délibérément enseigné.
La querelle qu’on élève ainsi, est différente de celle des impôts. Il ne s’agit pas de ce qu’une fiscalité imparfaite apportait de trouble par instants dans les fortunes particulières en même temps qu’au trésor public, mais de conditions permanentes faites à l’existence d’une classe d*hommes. Car c’est une partie seulement du peuple de France qu’on plaint. On imagine ce peuple partagé en deux parts : l’une échappant par quelques avantages de rang, de relations et de fortune au détriment d’un régime mal construit ; l’autre portant tout le poids de ce détriment, offerte comme en sacrifice au maintien d’une apparence d’ordre, dont s’accommodaient ces temps-là.
Voilà ce qu’on croit, et voilà ce qu’on condamne. Car comment louer les fruits brillants ou agréables issus d’un tel état de choses ? La souffrance des petits crie vengeance contre les pompes historiques du temps. Chacun prend parti pour les petits. Cette sorte de zèle est à la mode ; je n’ai garde d’en blâmer le principe. Les moralistes ont toujours eu le droit de remarquer les persécutions auxquelles les petits vivent exposés, de relever le contraste existant entre leur rude labeur et l’opulence des grands.
Mais de s’imaginer que l’impression de ce contraste doit dominer les jugements de l’histoire et de la politique, quelle erreur et combien l’illusion qui s’en repaît, le charlatanisme qui s’en aide mérite peu de considération ! Cependant, on veut tout soumettre à cela. Au tableau des peines des petits, on joint, pour soutenir ce parti, le tableau de leur humiliation. Non content de revendiquer pour eux ce qu’il plaît d’appeler le bonheur, on s’indigne du peu d’honneur auquel leur condition les condamne.
Il importe de remarquer que cette sorte d’indignation était étrangère aux hommes de l’ancien régime. Nul alors ne sentait de peine de l’infériorité de son rang ; les hiérarchies sociales semblaient naturelles. Le petit y rendait honneur au grand sans que l’idée lui vînt de s’en trouver humilié. Le grand ne songeait pas à l’en plaindre ; il ne s’extasiait pas sur le malheur qu’il y a à n’être ni si puissant, ni si magnifique, ni si savant qu’un autre ; les hommes dont c’était le partage, il n’imaginait pas de les appeler des humbles.
Cette suprême aumône des ailiers de ce temps-ci n’était pas plus reçue en grammaire qu’en morale : il a fallu, dans l’une et dans l’autre, de grandes révolutions pour la faire admettre. Ne parlons donc pas, si nous voulons juger du contentement des petites classes en ce temps-là, des regrets que leur cause de nos jours la comparaison des plus élevées ; on ne trouverait pas un témoignage qui leur attribuât ces sentiments : ne parlons que de leurs moyens de vivre. Or ces moyens n’étaient pas, comme on le croit, comme on le répète, comme on l’enseigne, au-dessous de ce qu’ils sont aujourd’hui, au-dessous du passable et du nécessaire ; ils étaient honnêtes et confortables.
Quelque étonnant que cela puisse paraître, on en trouvera la preuve dans ce chapitre. La prospérité du paysan fut grande sous l’ancien régime, dans les siècles qui précédèrent la Révolution comme dans le Moyen Âge ; celle de l’artisan était de même. Il faut rappeler l’état florissant du royaume aux divers temps de notre histoire, sous Charles V et sous Charles VI avant la bataille d’Azincourt, à la fin du règne de Henri IV, au temps de Colbert, sous le règne de Louis XV presque entier.
Alors les classes nobles et les bourgeoises jetaient un éclat sans pareil ; non pas un de ces éclats qui précèdent la ruine, mais solide, mais soutenu d’une prospérité du commerce admirable et d’une aisance de relations sociales que nous sommes loin de revoir aujourd’hui. La puissance de la bourgeoisie marchande par toute l’Europe est un trait unique de certaines de ces périodes.
À Gand, au XVe siècle, il semble que rien n’ait égalé la corporation des bouchers. Boucher à l’étal y était plus que chevalier ; les plus illustres d’entre eux y patronnent les arts et entrent dans le conseil des princes. À Paris, cette puissance se rend tristement sensible à l’occasion des guerres civiles : la force du parti bourguignon tint à la bourgeoisie de cette ville ; les bouchers encore y jouèrent un premier rôle.
A la campagne, il en est de même. Des hommes dont toute la vie se passe à manier des chartes du Moyen Age, à remuer des contrats de fermage et des titres de propriété n’omettent pas de dire qu’en aucun temps le paysan ne fut si heureux qu’alors. Toutes les monographies de province portent des témoignages approchants. Un érudit à qui son caractère et sa science ont donné une rare autorité, M. Delisle, auteur d’un célèbre mémoire sur la Condition des classes rurales en Normandie, émerveillé lui-même des témoignages d’insigne richesse de cette province au Moyen Âge, a exprimé son sentiment à cet égard en disant (le mémoire date de soixante ans) « qu’un paysan d’alors visiterait sans grand étonnement beaucoup de nos fermes ».
Chacun connaît le livre de M. Babeau sur la Vie rurale dans l’ancienne France. Le résumé de cette vie offert dans ce livre, est la réfutation complète des erreurs répandues partout. Cependant, remarquons un point. C’est que, de nombreuses commodités manquant aux gens de ces temps-là, le paysan n’a pu en être pourvu plus que d’autres. Nous faisons un cas extrême de ces commodités ; un certain progrès matériel nous fascine. L’accroissement de la population d’où s’ensuivent des ressources en divers genres, l’accumulation de l’expérience, qui fait l’avancement de l’industrie, ont eu pour effet de rendre en plusieurs points le train de notre existence plus doux, d’en ôter d’ennuyeuses servitudes, d’y joindre des facilités que ne soupçonnaient pas les ancêtres.
Je n’ai garde d’en nier l’avantage, mais il faut le mettre à son rang. Gardons-nous de réduire à ce point notre philosophie de l’histoire, de n’imaginer que barbarie avant le temps où furent produites ces inventions. Il suffit de remonter à trente ans en arrière pour voir de grands changements accomplis en ce genre, qui font que nous nous demandons comment on a pu alors s’accommoder ; cependant le genre humain n’était pas diminué, le prix de la vie ne paraissait pas au-dessous de ce qu’il nous semble aujourd’hui.
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Assurons-nous qu’il en fut de même autrefois, malgré un état de l’industrie bien moins avancé encore. En tout temps, il est aisé de voir que la dignité des sociétés et le rang qu’elles tiennent dans l’estime sont réglés sur tout autre chose que le perfectionnement des allumettes chimiques. Il suffit de regarder la gloire des anciens, Romains, Grecs, Egyptiens, chez qui l’industrie était à l’état d’enfance, d’imaginer le peu de commodité de la vie qu’on menait à Pompéi au premier siècle de notre ère, au temps d’Auguste, d’Horace, de Pline, de Vitruve, d’ Agrippa et de Germanicus.
Cette réflexion doit ouvrir nos yeux et nous ôter d’un préjugé que l’américanisme moderne et les écoles proffessionnelles ont honteusement fortifié chez nous. Un humoriste fort vanté en Amérique, Marc Twain, a fait un livre des aventures supposées d’un Yankee à la cour du roi Arthur. Tout le sel de cet ouvrage consiste dans l’étonnement mêlé de mépris qu’un habitant de Chicago ou de Minneapolis ressent à la vue de cette cour et de tout ce dont on y a manqué.
Le même ton de satire se voit dans le Mondain de Voltaire. En dépit de ce patronage, il est vrai que rien n’est si grossier. Quelle niaiserie que de prendre en pitié la chevalerie, parce qu’elle n’a point connu les carrosses à glaces ! Nous aurions beau jeu aujourd’hui pour rire de Voltaire lui-même et des pauvres avantages qu’il vante, de le rendre au mot quand il s’écrie : Ah! le bon temps que ce siècle de fer! De fer, oui vraiment pour qui le compare au nôtre et ne veut voir dans le monde que photographie et téléphone.
On a longtemps mangé sans fourchette, on a longtemps couché au lit sans chemise ; personne en cela ne conteste l’avantage des modernes ; mais il n’y a que des sots pour fonder là-dessus une philosophie de l’histoire. Au temps de François 1er, l’appartement d’un grand, du roi lui-même, comprenait trois pièces : la chambre, la salle et le cabinet ; il dormait dans l’une, mangeait dans l’autre, travaillait dans la troisième.
C’était tout ce que le roi avait à Fontainebleau. Et quelles chambres ! mal tracées, incommodes, sans dégagement, sans lumière, du moins au jugement que les modernes en font. « Dieu nous préserve, disait Courier en parlant du château de Chambord, d’habiter une maison bâtie par le Primaticcio » Quand le président Carnot allait à Fontainebleau, il se gardait bien de loger dans les appartements du roi : il en choisissait de moins anciens et plus commodes.
Le moindre amendement dans les distributions passait alors pour une merveille, tant on y avait peu d’exigence. Cette pièce, écrit un guide de Fontainebleau au temps de la Régence, était autrefois une petite garde-robe très obscure, qui avait son entrée, comme tout l’appartement, par un passage étroit et sombre pratiqué dans le gros mur, près de la première porte du grand cabinet… Mais Louis le Grand, voulant embellir ce château et donner à son appartement une plus grande régularité, fît détruire en 1713 cette garde-robe, murer ce passage et ouvrir une fausse croisée qui était sous l’arcade où on voit son chiffre, et fit de cette antichambre une très jolie pièce, éclairée des deux côtés.
Au château de Dampierre près de Chevreuse, d’autres commodités sont décrites d’un air tout à fait triomphant. Il s’agit de l’île au bout de la pièce d’eau, où se trouvait, dit cette ancienne description, « quatre pavillons en bastion : deux servent de cabinets de conversation, un autre de cuisine et le quatrième de lieux à l’anglaise ». C’est un sujet à ne s’épuiser jamais. Les livres de M. Alfred Franklin sur les mœurs d’autrefois permettent d’en varier l’aspect à l’infini.
Dans des temps que nous voyons si faciles à charmer et qui supportaient en tout genre des incommodités dont nous ferions mille plaintes, il ne faut pas s’étonner que les classes inférieures, subissant la condition commune, aient été en général moins bien logées qu’elles ne sont; qu’elles aient à quelques égards moins bien mangé. Les pauvres n’avaient garde d’échapper à ce que les riches eux-mêmes devaient supporter. Par exemple, ce fut longtemps un luxe que de garnir de vitres les fenêtres. Beaucoup de maisons des champs n’en avaient pas. Elles ne fermaient qu’à volets de bois. Ce fait paraît n’avoir choqué personne ; on en supportait l’inconvénient.
Ce qui fait dans le peuple la dignité de la vie, l’avantage d’une société sur l’autre, et, dans le sens le plus élevé du mot, le degré de civilisation, n’est aucune de ces sortes de causes. Outre la moralité proprement dite, il consiste dans la santé et dans l’allégresse de l’âme, dans des lumières générales sur le monde et sur les choses, dans une idée de la chose publique présente à chacun et sentie dans les intérêts particuliers. Tout cela suppose une culture des hautes classes, qu’accompagnent ordinairement un bon gouvernement et des lettres florissantes. Tout cela n’a que fort peu à faire de ce qu’on appelle les inventions et du genre de progrès dont le degré se mesure dans les expositions universelles.
Or, que les paysans de France se soient trouvés dans l’état que je dis, c’est ce que démontrent je ne sais combien de témoignages. Toute la littérature française en est garante. Les peintures qu’elle présente de cette classe sociale la montrent en tous ces points au moins l’égale de ce qu’elle est aujourd’hui. Le paysan qui paraît dans le roman de Renart, dans Rabelais, dans La Fontaine et dans Rousseau, son personnage chez Marivaux et chez Molière, n’ont rien qui démente ce que j’avance. Nous le voyons aussi dans les estampes : sa figure n’y est ni d’un misérable, ni d’une brute, ni d’un paria. Comparée à l’idée qui se prend par toutes ces sources, la réalité d’aujourd’hui, loin de l’emporter, a quelque chose de moins agréable, de moins net, de plus grossier.
Les témoignages historiques proprement dits ne sont pas moins concluants à cet égard. La détresse dont le passé rapporte le témoignage, les années de famine, sont l’exception : voilà ce dont il faut qu’on se persuade. Le tableau de la misère qu’elles offrent a pour effet de frapper les imaginations ; des expressions violentes qu’on voit revenir sans cesse donnent une juste idée de cet effet et du compte que l’historien doit tenir du grossissement qui s’ensuit. A plusieurs reprises, par exemple, nous lisons que le paysan « mangea de l’herbe » ; il y a trente ans, dans un livre de M. Xavier Merlino, nous lisions cela de l’Italie contemporaine ; mais quelle herbe ? Croit-on que des hommes l’aient broutée à la façon des bêtes, le long des routes ? Un degré de famine, qui les aura réduits à des salades grossières ramassées dans les champs, c’en est assez pour faire naître l’hyperbole. Je la tiens légitime en tant que telle, et je ne demande pas mieux que d’en prendre ridée d’une détresse excessive ; mais il y a bien de la différence avec le sens étroit dont on nous éblouit.
Que si quelque chose de plus fut vu en ce genre, qu’on soit bien assuré que c’est par grande exception, dont la rareté, en étonnant l’esprit, rend le rapport plus éclatant. Tel est l’effet de ce qu’on n’a jamais vu et de ce qui paraît hors de gamme : on le grossit en paroles, on le répète sans cesse ; mais il faut être bien peu instruit des choses et, comme dit La Bruyère, « ne pas entendre la figure », pour prendre cette répétition de mot pour la répétition des choses.
Quand Guy Patin en 1661 écrit ceci ; « Je pense que les Topinambous sont plus heureux dans leur barbarie que ne sont les paysans français d’aujourd’hui ; la récolte n’a pas été bonne », pense-t-on que cela signifie que la condition des vrais Topinambous fût meilleure que celle de nos campagnes, et quelqu’un ira-t-il écrire sérieusement qu’il valait mieux, selon ce témoignage, être sauvage aux Iles que Français ? Pour entendre le vrai de ces rapports, il me semble qu’il suffit de savoir en général comment les hommes s’expriment, comment nous-mêmes nous parlons tous les jours.
Que si l’on n’y veut pas songer, comment pourrait-on s’expliquer d’autres témoignages où la figure ne joue aucun rôle cette fois ? Par exemple, en 1787, des rapports certains, nous font voir dans l’étendue du département de l’Aube un cinquième seulement en moins de bêtes à cornes que ce que ce département en compte aujourd’hui. Considérez que ce cinquième au moins est enlevé de nos jours par l’exportation et que la population y est plus nombreuse qu’alors ; il faudra bien conclure que la condition du paysan est moins bonne aujourd’hui qu’alors.
M. Babeau, qui a particulièrement connu cette partie de la province française, fait observer qu’elle était loin de compter parmi les plus riches. Cependant on y voit, dans le même temps, des bourgs de sept cents à huit cents âmes en possession de trois et quatre bouchers. Bien auparavant, en Normandie, des documents de la plus grande précision montrent les paysans les moins aisés mangeant de la viande après la soupe deux fois par jour, au dîner et au souper.
En 1684, un règlement, dont nous avons le texte, prescrit de donner aux collecteurs d’impôts mis en prison une livre de viande, vingt onces de pain et une pinte de vin par jour. Ces collecteurs étaient des paysans : certainement on se réglait en cela sur ce qu’ils mangeaient chez eux à l’ordinaire. Ainsi la viande y tenait cette place. Cependant on a écrit partout que les paysans de l’ancien régime ne mangeaient presque jamais de viande. Ajoutez que dans les provinces lointaines, à l’écart des grandes villes, le bon marché de la viande était grand à cette époque ; le paysan avait donc intérêt à la manger plus qu’à la vendre. Jouvin de Rochefort signale la basse Bretagne des veaux gras qu’on vendait trente sous. Ces témoignages suffiront quant à la subsistance.
Pour le logis, je vois qu’on fait état de ce que les paysans avaient des maisons « de boue ». Ici encore je demande quelle boue. L’usage de la terre pour bâtir est imposé en plusieurs endroits par le défaut de carrières et de terre à brique. Cet usage est bien loin d’être signe de misère. En Normandie, nombre de bâtisses servant de réserve et d’appentis ne sont faites que de pisé, c’est-à-dire que de boue. Le Beaujolais est couvert de maisons d’habitation bâties de la sorte, parfaitement propres, spacieuses et confortables.
Au contraire, les pauvres villages de Savoie sont bâtis de pierre schisteuse et couverts d’ardoise. Ces différences ne donnent aucune indication de pauvreté ou de richesse. Quant à la terre battue formant le sol des chambres, aux poutres basses où pendent les salaisons, au voisinage du bétail, j’ose dire que ces choses, remises dans leur milieu et à leur plan (du reste visible aujourd’hui même en beaucoup de parties de la France), ne font pas l’effet qu’on s’imagine. Il faut n’avoir imaginé les champs que du fond d’une arrière-boutique pour pousser jusqu’à l’indignation l’étonnement que des hommes puissent vivre privés de planchers et de plafonds de plâtre. Le ridicule excès de cette prévention tient à l’empire pris par les écrivains romantiques sur l’imagination contemporaine. Rien ne fut plus bourgeois que cette école ; son ignorance des choses rurales allait jusqu’à l’extravagance.
Nourrie dans les cafés de Paris, ne demandant son inspiration qu’aux grimaces d’un Moyen Age absurde, évoqué par bravade au fond de ruelles sordides, toute à l’exaltation fantastique du laid, à l’illustration pédantesque des émotions excitées chez de jeunes bourgeois avides par le spectacle de la vie des villes, aucune ne fut plus loin de s’intéresser aux champs. Ce qu’elle en étala ne fut que contre Boileau, auquel on tenait à reprocher de n’avoir pas dit vache pour génisse. Ils n’ont aimé que Paris, connu que Paris, vécu qu’à Paris. Le prix de la vie ne fut jamais à leurs yeux que le luxe que Paris donne et que les plus gueux souhaitaient avec fureur. Le reste leur faisait horreur. Dans un pareil point de vue les récriminations n’ont rien d’étonnant.
Il n’y a presque pas un trait de la vie rurale qui ne mette en train les plaintes d’un boutiquier de la pointe Saint- Eustache, logé dans un entresol sans air, respirant les détritus des halles, jouissant sous sa porte d’entrée d’une chevauchée du Parthénon en plâtre et de l’honneur de se faire tirer le cordon par un portier au fond d’un antre affreux. Seulement il est clair qu’en préférant son sort il n’obéit pas à un sentiment de nature, mais à l’illusion de l’habitude ou au préjugé de la vanité. Ceux que ce préjugé possède seront étonnés d’apprendre de quels meubles était meublée la maison du paysan d’autrefois.
Il semble qu’on s’y soit appliqué plus qu’au reste. Les pièces en sont solides et de bonne condition ; chacun sait que les plus beaux se sont fait rechercher de nos jours. Bahuts, tables, chaises, lits, mentionnés dans les inventaires, font honneur à l’aisance du propriétaire ; nappes et serviettes ne manquent pas, les lits de plume sont en abondance ; en Champagne, province pauvre cependant, ils sont d’usage universel. Dans les ménages les moins aisés, où le bois du lit est taillé à la serpe, on rencontre cependant la plume. Un trait curieux fait voir l’étendue de cet usage dans les villages des environs de Paris.
Pendant les troubles de la Fronde, les bandes espagnoles pillèrent Sucy-en-Brie. Les paysans avaient retiré leur mobilier le plus précieux dans l’église. Après que les soldats en eurent forcé les portes, ils marchaient, dit la chronique, au milieu des lits éventrés et avaient de la plume jusqu’à mi-jambe. Tout cela est loin de marquer la pauvreté. La vaisselle est anciennement de bois, puis de terre, puis d’étain, à mesure que l’industrie met ces matières, plus propres, à la portée des villageois. A la fin, elle est de faïence et d’argenterie.
Pour le vêtement, les remarques qu’on peut faire sont les mêmes. Qu’on n’imagine pas ces paysans vêtus seulement de la laine de leurs troupeaux, filée dans les villages. Ceux de Champagne portent du drap d’Elbeuf, de Romorantin, de Vire : les ressources nécessaires pour acheter les produits des manufactures en renom ne leur manquaient pas, comme on voit. Le drap de Berg-op-Zoom en Hollande se montre aussi dans les inventaires, avec les étoffes dites de Londres et du Maroc, tissues ailleurs que dans le pays. A cet article comment éviter de joindre la mention des habits des femmes, dont la magnificence est attestée par ce qui subsiste à cet égard dans nos provinces. La soie, l’argent et l’or éclatent dans ces costumes, que les générations se transmettaient ; les bijoux, chez quelques-unes, y sont joints avec une abondance dont l’attirail d’une paysanne moderne, convertie aux modes de Paris, est loin de faire voir l’équivalent.
Tel est en résumé l’état du paysan d’ancien régime, dans ce qu’il comporte de plus matériel. Tous ces détails sont de source ; des contrats de mariage, des titres de propriété, des inventaires, les versent en abondance, pêlemêle et comme au hasard. Dans la lettre morte de ces actes, qui ne visent en eux-mêmes à nulle apologie et dont l’intention terre à terre met sous nos yeux l’allure commune des hommes et comme le simple train de l’histoire, la vérité revit d’une manière plus frappante que dans l’exposé le plus méthodique.
Cette vérité fait honte à d’ineptes mensonges. Elle atteste la légèreté avec laquelle les Français ont accueilli le décri de leurs ancêtres. On a fondé ce décri sur quelques textes, tirés au hasard des auteurs, et qui se retrouvent cités partout. Au nombre de ces textes, quoique peut-être on ne l’attende guère, je mettrai celui de Henri IV, demandant pour le plus pauvre des paysans « la poule au pot » tous les dimanches.
Ce qu’on vient de lire oblige de l’entendre au sens le plus restreint. Le paysan de France, nous l’avons vu, n’a pas eu besoin qu’on lui souhaitât de manger de la viande chaque dimanche. Ainsi le mot doit être rapporté à une époque particulière, appauvrie par les guerres civiles. Remarquons de plus qu’il s’agit de viande fraîche, qui n’exclut pas l’usage des conserves même alors. Enfin le Béarnais parlait pour tout le royaume, et l’on peut croire que le plus grand nombre des provinces avaient devancé le souhait royal.
On allègue avec cela les vers de La Fontaine, quand le paysan appelle la mort :
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ? En est-il un plus pauvre en la machine ronde ? Point de pain quelquefois et jamais de repos. Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts. Le créancier et la corvée Lui font d’un malheureux la peinture achevée. La plainte est forte ; mais ce n’est qu’une plainte. Pourquoi la croirions-nous fondée ?
Les paysans ne sont pas seuls à se plaindre de la vie et à souhaiter la mort. Peignant ce souhait dans cette classe d’hommes, l’auteur y a représenté les soucis de sa profession ; un marchand se fût plaint des risques du commerce et sans doute eût voulu mourir pour échapper à ses échéances : en aurions-nous conclu que le négoce en ce temps-là fût impraticable ? Aussi bien, n’omettons pas ceci, que les plaintes des hommes sont de tous les temps. Parce qu’on en trouve en un temps la peinture, cela ne prouve pas que ce temps y ait été sujet plus qu’un autre.
Le paysan de l’ancien régime s’est plaint, n’en doutons pas ; il s’est plaint des difficultés que chacun de nous s’offense de trouver dans sa vie. Les plaintes du peuple sont mal pesées, elles comportent une grande abondance de paroles. En ce temps, les paysans se plaignaient de la milice ; cependant elle ne prenait par an que six mille hommes dans toute la France : ferons-nous attention à cette plainte ? Après ce que nous avons vu de la vie du paysan, ferons-nous attention à celles que La Fontaine nous a dépeintes ? Aux noces d’un tyran, tout le peuple en liesse Noyait son souci dans les pots.
Pauvre peuple, dit-on, dont le souci avait besoin d’être noyé. Je réponds : Heureux peuple qui boit et qu’on met en liesse ! Et l’un de ces arguments vaut l’autre. Le Jardinier et son seigneur a fait aussi quelque fortune. On dépeint comme abus de la chasse seigneuriale le ravage du pauvre jardin. C’est oublier que l’auteur le représente comme la punition de l’indiscrétion du jardinier qui requiert l’assistance du seigneur contre un lièvre. Il est évident que tous ces textes sont lus sans la moindre critique, et même sans l’ombre d’intelligence.
Sur tous domine le passage des « paysans » au livre des Caractères de La Bruyère. L’occasion est bonne d’en parler et de régler une fois pour toutes le compte d’un morceau si célèbre, et qui a fait écrire tant de sottises.
Le voici :
L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés de soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent el qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes; ils se retirent la nuit dans des tanières, ou ils vivent de pain noir, d’eau et de racines : ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé.
Il y a dans ce portrait trois choses.
Premièrement, des faits. Le paysan est répandu par la campagne.
Le paysan est noir, livide et brûlé de soleil.
Le paysan est attaché à la terre.
Le paysan fouille la terre.
Le paysan remue la terre avec une opiniâtreté invincible.
Le paysan vit de pain noir, d’eau et de racines.
En second lieu, des épithètes.
Le paysan ressemble à des animaux farouches, mâles et femelles.
Le paysan se retire dans des tanières.
En troisième lieu, des contrastes.
Le paysan n’en a pas moins comme une voix articulée et n’en montre pas moins une face humaine.
Le paysan épargne aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir.
Le paysan mérite ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’il a semé.
Cette liste ainsi rangée épuise le portrait. Elle ne contient rien qui ne s’y trouve ; elle n’en omet pas un détail. On nous assure que ce portrait fait le procès de l’ancien régime ; il faudra donc, si l’on dit vrai, que les régimes nouveaux nous en fournissent un autre qui s’en distingue avec avantage. Ainsi, ce qu’on exigera du paysan moderne issu de la Révolution, c’est : Quant aux faits, que des faits contraires à ceux qui viennent d’être rapportés composent effectivement son portrait ; Quant aux épithètes, que le peintre de mœurs ne puisse plus songer à employer celles-là ; Quant aux contrastes, que la satire sociale trouve ceux qu’on vient de lire désormais fades et sans application.
Prenons les faits pour commencer. Ceux que La Bruyère rapporte ont-ils fait place à des faits etfectivement contraires ? Le paysan a-t-il cessé d’être répandu par la campagne ? Le paysan n’est-il plus noir, livide et brûlé de soleil? Le paysan n’est-il plus attaché à la terre ? Le paysan ne fouille-t-il plus la terre? Le paysan ne remue t-il plus la terre avec une opiniâtreté invincible ?
S’il est vrai que le paysan ne saurait plus passer pour vivre de pain noir, d’eau et de légumes (que la langue oratoire ancienne nomme racines) son ordinaire, qui ne s’est amendé qu’en même temps que s’amendait l’ordinaire de toute la France et de l’Europe (compris les bourgeois et les grands), n’est-il pas toujours à la même distance de celui des classes plus aisées, de sorte qu’on pourrait, en ne changeant que les mots, conserver pour le moins une proportion pareille ?
Les gens instruits de ce que mangeaient nos pères avoueront même que la distance est plus grande. A toutes ces questions, les faits répondent que oui. Donc toute cette partie du portrait ne saurait composer de blâme à l’ancien régime qui ne tombât aussi bien sur le moderne, puisqu’elle peint le moderne aussi bien que l’ancien.
Les épithètes maintenant. Un peintre de mœurs qui voudra opposer la vie austère, laborieuse et pénible du paysan à l’élégance et au divertissement des villes n’aura-t-il plus le moyen d’appeler, par une hyperbole méritée, le paysan d’aujourd’hui animal farouche (c’est-à-dire solitaire), mâle et femelle ?
S’il compare le logis de la bourgeoisie aisée à la maison de nos paysans, l’idée ne pourra-t-elle lui venir de traiter celle-ci de tanière ? A cette question, un exact sentiment des figures et du pittoresque suffit pour répondre de la même manière. Donc La Bruyère, en parlant comme il fait, ne dit rien qui soit propre et exclusif à l’ancien régime. Les éléments de sa peinture durent toujours.
En troisième lieu et enfin, les contrastes. N’est-ce pas un contraste toujours frappant et émouvant qu’une vie aussi rude que celle qu’on mène aux champs soit celle d’un homme, et qu’elle soit menée par des êtres pareils à nous de voix et de visage, comme de pensée ? N’est-il pas touchant que ces hommes nous épargnent la peine de semer le pain, dont le monde ne peut se passer ? N’est-ce pas aujourd’hui et toujours la même matière de réflexion, que celui qui donne le pain aux autres ne tire que de la peine extrême qu’il y prend le droit de ne pas en manquer ? Oui encore, oui toujours.
En sorte que ce passage ne contient que des choses éternelles, dont on ne peut rien tirer pour louer le régime moderne. Sa fin explique son commencement. La réflexion tend à ceci. Il faut du pain aux hommes, la vie des villes ne se passe point de cette nourriture ; cependant on ne la tire du sol qu’au prix d’un labeur si rude qu’à peine le citadin trouve-t-il figure d’homme à celui qui en prend le soin, composant son maigre gagne-pain de l’entretien du genre humain.
Là-dessus les couleurs sombres viennent naturellement ; L’on voit certains animaux farouches… Mais ces couleurs ne sont que des couleurs, une mise au point conforme à la pensée de l’auteur, toute au contraste que j’ai marqué. Venant à la matière même de ses allégations, on n’y découvre rien qui ne se trouve aujourd’hui sous nos yeux. La Bruyère reviendrait au monde, qu’il ne pourrait que refaire la même peinture. Gela tranche l’interprétation. Que si quelqu’un en doute, je lui propose ceci.
Au chapitre des enfants, le même La Bruyère écrit :
« Les enfants sont hautains, dédaigneux, colères, envieux, curieux, intéressés, paresseux, volages, timides, intempérants, menteurs, dissimulés, ils crient et pleurent facilement, etc. ; ils sont déjà des hommes. »
Dira-t-on que ceci peint le temps et fait la preuve que tous ces vices étaient alors chez les enfants ? Rien moins. C’est que ce texte, de toute évidence, n’est pas historique, mais moral.
Ainsi de celui des paysans ; il est moral, non politique.
Une autre objection moins populaire vient du Journal de d’Argenson. Taine le cite avec abondance, et l’on y trouve à profusion des traits de misère du peuple au temps de Louis XV. Mon intention n’est pas de prendre un à un ces textes et d’en chercher l’application exacte. Il suffira de remarquer, premièrement, qu’on ne les voit revenir qu’aux années de disette, soit en 1710, aux environs de 1739 et en 1750. La disette de cette dernière année est célèbre pour avoir aidé la Révolution. En second lieu, il ne faut pas omettre que d’Argenson détestait le contrôleur Orry et qu’il n’a pas cessé de prendre dans ces critiques ses avantages contre ce contrôleur et contre le cardinal Fleury, qu’il détestait tout autant.
D’Argenson appartient à la lignée de ces parlementaires jansénistes, mécontents des ministres, pleins d’un fond de chagrin et d’aigreur qui leur fait outrer les critiques et se poser en censeurs de toute la monarchie. Quant aux disettes elles-mêmes, on ne les conteste pas. Elles n’étaient la faute de personne. Elles sévissaient dans toute l’Europe, et dans plusieurs contrées bien plus cruellement qu’en France. En 1681 et en 1687, on en avait déjà vu de semblables. C’est alors qu’il fallait recourir tantôt au pain d’orge ou d’avoine, tantôt au pain de fougère, pire encore. Ces désordres tenaient à la difficulté des communications, aux droits d’entrée que percevaient les provinces, à la pratique multipliée des jachères.
Nulle part on ne voit que l’oppression en fût cause. On s’est beaucoup servi du célèbre voyage d’Young pour dépeindre les campagnes françaises à la veille de la Révolution. Taine en particulier en fait usage. Mais je ne vois pas d’abus de textes comparable à celui qui se fait de ceux-là. Un texte n’est rien, ne cessons pas de le dire. Tous les textes, disait Fustel.
C’est que tous les textes servent à comprendre chaque texte, et qu’il n’y a pas, en histoire plus qu’ailleurs, d’analyse que la synthèse ne doive accompagner et guider. Qui souhaitera de tirer du voyage d’Young non des armes de polémique, mais le tableau de la vérité, devra tenir compte de plusieurs choses. Premièrement, de la disposition d’un voyageur, naturellement enclin à remarquer de très petites choses, auxquelles il accorde une immense importance.
Selon l’humeur et le préjugé, il interprète celles-ci tantôt en mal, tantôt en bien, mais toujours sans mesure. Par exemple, Young ne peut supporter de voir arracher l’herbe à la main. Des femmes, dit-il, que l’on voit, dans le bois, arrachant à la main l’herbe pour nourrir leurs vaches donnent au pays un air de pauvreté. Il faut croire que cela ne se voyait nulle part en Angleterre et que les habitudes apportées de ce pays rendaient la chose extrêmement choquante.
Il y revient en un autre endroit. De même les Anglais ont toujours regardé comme un comble de misère les sabots du paysan de France. Ils les mettaient avec le papisme, dont ils priaient Dieu de les délivrer : from popery and wooden shoes.
Young témoigne d’autres impatiences, qui à nos yeux ne sont pas mieux fondées. Un passant l’importune de sots propos: aussitôt le voyageur de prendre feu contre les fâcheux de France. Celui-ci s’étonne qu’Young soit Anglais et qu’il vienne d’Angleterre. Quelle ignorance ! dit Young. Quelqu’un lui demande s’il y a des rivières dans son pays : Cette ignorance incroyable, écrit à ce propos le voyageur, quand on la compare aux lumières si universellement répandues en Angleterre, doit être attribuée comme tout le reste au gouvernement.
Cette réflexion et d’autres du même genre donnent une faible idée du jugement et même des talents d’obsevation de l’auteur. On ne le trouve pas moins entiché dans ce qu’il ajoute partout de la saleté de la France.
« Les écuries de France, espèce de tas de fumier couverts » ; d’autres endroits encore, qui seraient, dit-il, « le purgatoire d’un porc anglais », sont chez lui l’expression de la vanité nationale au moins autant que des choses elles-mêmes. Sur le boire et le manger, mêmes comparaisons, qui dérobent en partie la réalité : Le peuple d’ici (de Bordeaux), comme le Français en général, mange peu de viande.
A Leyrac on ne tue que cinq bœufs par an : dans une ville anglaise de même importance, il en faudrait deux ou trois par semaine. Tel est l’effet visible chez Young de l’erreur naturelle d’un voyageur. Il faut joindre en second lieu celui du préjugé anglais contre la France, concernant l’oppression du gouvernement, la mauvaise culture des terres, la vie chiche menée par les Français. L’effet naturel de ces préjugés, chez un voyageur de passage, c’est que la moindre chose le confirme. Dans ce qui précède, nous avons vu l’écho des caricatures d’outre-Manche, qui représentaient alors les Français sous les traits d’un peuple affamé, mangeur de chats et de grenouilles.
Quelquefois le contraste que fait la vérité a pour effet d’exalter le préjugé ; Si les Français, dit notre Anglais, n’ont pas d’agriculture à nous montrer, ils ont des routes. Rien de plus magnifique ni de mieux tenu… Tout le chemin à partir de la mer est merveilleux : c’est une large chaussée aplanissant les montagnes au niveau des vallées. Là-dessus, quelle réflexion va-t-il faire ? Elle m’eût rempli d’admiration, si Je n’eusse rien su de ces abominables corvées qui me font plaindre les malheureux cultivateurs auxquels le travail forcé a arraché cette magnificence.
Si je n’eusse su : je ne pense pas que personne ose rapporter cela comme un trait de l’observation. Ailleurs, présentant ce qu’il voit et ce qu’il sait dans un raccourci instructif, il écrit :
Les magnifiques ponts et les chaussées ne prouvent que l’oppression du gouvernement.
Enfin comptons les préjugés qui tiennent aux lectures préparatoires, saisissables ou avouées en plusieurs endroits. La lecture de Voltaire se sent dans tout le livre. Arrive-t-il à Versailles, on voit reparaître chez Young les propres critiques de cet auteur concernant le château en un endroit de ses œuvres particulièrement intéressant pour un Anglais, celui du Traité sur le Poème épique, où il juge le Paradis de Milton.
On ne peut avoir lu le Siècle de Louis XIV sans être légèrement assommé du nom de plusieurs manufacturiers, entre autres de Van Robais, drapier, établi à Abbeville ; à peine Young a-t-il mis le pied dans cette ville, qu’il nous entretient de Van Robais. Ainsi du reste. Tous les livres français lus de son temps ont fait impression sur lui. Il appelle Turgot « l’ami de l’humanité » ; la connaissance qu’il a des mérites de ce ministre vient de la biographie de Condorcet.
Rousseau, dont on connaît l’influence sur son imagination, l’occupe surtout de ses souvenirs : il s’attendrit sur les Charmettes. Tous ces traits, par où s’atteste l’empreinte des écrivains ennemis de l’ancien régime, imbus eux-mêmes des préjugés que l’influence ennemie de l’Angleterre développait depuis cinquante ans chez nous, doivent achever de nous mettre en garde.
Unis au reste, ils servent à faire entendre de quelle manière la France put être jugée par Young et les corrections que comporte son témoignage. La confiance que plusieurs auteurs y ont mise ne saurait se justifier après toutes ces remarques. Elle ne le saurait, si l’on considère de quelle façon inexacte, d’autres Anglais ont jugé la France dans un temps que nous connaissons bien, car c’est le nôtre. Dans un article de la Contemporary Review sur les Paysans propriétaires en France, lady Verney nous fait de ceux-ci une peinture où on les voit accablés de travail, mangeant rarement de la viande, buvant seulement le petit lait de leurs vaches et vivant dans une complète saleté.
Les observations de cette dame sont prises de la Savoie, du Lyonnais et de la Bourgogne, et elle les écrivait en 1881. Cela peut servir de mesure au fond que nous devons faire sur ces sortes de rapports hâtifs, incompétents et tendancieux. Mais que dira-t-on si, malgré tout cela, le voyage d’Young, pris dans son entier et non dans des extraits intéressés, ne laisse pas de donner de la France une impression favorable ? Telle est la vérité cependant. Les détails fâcheux y sont aigrement relevés par nos censeurs ; néanmoins, les faits favorables abondent.
Voici quelques exemples de ceux-là :
Grandes irrigations à Saint-Laurent ; paysage d’un grand intérêt pour le fermier. Depuis Garges jusqu’à la rude montagne que j’ai traversée, la course a été la plus intéressante que j’aie faite en France ; les efforts de l’industrie les plus vigoureux, le travail le plus animé. Il y a ici une activité qui a balayé devant elle toutes les difficultés et revêtu les rochers de verdure.
Par une contradiction frappante avec ce qu’il dit ailleurs de la frugalité de nos concitoyens, on le voit, après les routes de France, louer la table de nos auberges, le nombre des plats qu’elles donnent et leur variété. « Le dessert d’une auberge de France, dit-il, n’a pas de rival en Angleterre. »
Sur le coucher pareillement : « Les lits surpassent les nôtres, qui ne sont bons que dans les premiers hôtels. » Notez aussi la comparaison suivante, qu’on doit croire arrachée à l’orgueil national par un contentement des plus vifs :
Nous avons été mieux traités pour la nourriture et la boisson que nous ne l’eussions été en allant de Londres aux Highlands d’Écosse, pour le double du prix.
Tout cela peut servir de réponse à bien des reproches ignorants et aveugles auxquels les Français se montrent enclins envers eux-mêmes. Il faudrait joindre les extraits du voyage d’un autre Anglais, qu’on n’a guère cité, parce qu’il n’a paru imprimé que récemment et qu’il n’a reçu de traduction que depuis peu.
Ce sont les Lettres de France de Rigby, publiées par lady Eastlake en 1880. Ces lettres sont un tissu de louanges à l’adresse de notre pays. Venant à la veille de la Révolution, elles composent la plus fameuse défense qu’on puisse voir de l’état de la France rurale à cette époque. J’en donnerai cet échantillon :
Nous avons vu les scènes les plus agréables au passage, le soir d’avant notre arrivée à Lille. De petites compagnies assises devant les portes, parmi les hommes les uns fumants, les autres jouant aux cartes en plein air, les autres filant le colon. Tout ce que nous voyons porte les marques de l’industrie, et tous ces gens semblent heureux. Il est vrai que nous voyons peu de signes de l’opulence particulière, nous ne voyons pas autant de résidences de nobles qu’en Angleterre ; mais aussi nous avons vu peu de gens en haillons livrés à l’oisiveté et à la misère. Quels étranges préjugés nous sommes sujets à prendre en ce qui concerne les étrangers ! J’avoue que je croyais que les Français étaient une nation frivole et insignifiante, qu’ils étaient d’apparence chétive, vivaient dans un état de misère causé par l’oppression qu’ils subissaient. Ce que nous venons de voir contredit tout cela. Les hommes sont forts et de nature robuste et l’aspect du pays témoigne que le travail n’est pas ralenti. Les femmes également (je parle des basses classes) sont vigoureuses et bien faites ; on devine qu’elles font beaucoup de besogne, principalement à la campagne… Les paysannes d’Angleterre ne font pas si bonne impression, et il est sûr qu’elles ont l’air moins contentes. Ces femmes, avec leurs grands et lourds paniers au dos, ont sur la tête de bons bonnets, les cheveux poudrés, des boucles d’oreilles, des colliers et des croix. Je suis excessivement frappé de la merveilleuse différence qu’il y a entre ce pays-ci et l’Angleterre. Je ne sais ce que nous en penserons ensuite ; pour le moment, la différence est en faveur de ce peuple-ci. S’ils ne sont pas heureux, ils ont bien l’air de l’être.
La revue des éloges tirés de l’étranger n’a tenté jusqu’ici que peu d’auteurs. Des tendances trop communes les en ont détournés. On y trouverait pourtant quelques beaux traits, venant de l’Allemagne principalement. Par exemple, Jodocus Sincerus, citoyen de ce pays, qui voyageait en France au commencement du XVIIe siècle, écrit avec admiration :
Si l’on consommait en un an dans les autres pays le même nombre de chapons, de poules et de poulets qu’on fait disparaître ici en un jour, il serait à craindre que l’espèce n’en pérît.
Voilà le témoignage d’un peuple qu’un siècle d’exaltation systématique n’avait pas mis en possession de se proclamer le premier du monde pour le bien-être, et qui rendait naïvement l’impression ressentie par l’Europe entière de la prospérité de la France. J’ajouterai quelques mots de l’état des lumières, qui n’est pas étranger à ce sujet. Il ne faut pas qu’un Français de ce temps-ci ou du futur, ignore qu’au moment de la Révolution toutes les paroisses, presque d’un bout de la France à l’autre, avaient leur école. Tel était le progrès de l’enseignement populaire ; jusque dans les villages, les études avaient chance de pouvoir se pousser fort loin ; le savant Mabillon y avait fait les siennes.
Tous les documents attestent que l’instruction primaire y était reçue de moins de gens qu’à présent, mais qu’en revanche un bien plus grand nombre de campagnards y accédaient aux études secondaires. Il est remarquable de voir que l’Oratoire du Mans, en 1688, au milieu du règne de Louis XIV, dans ses classes de seconde et de troisième, ne comptait pas moins de quarante-deux fils de fermier, de laboureur et de paysan.
Notre enseignement classique, nos lycées même, sont loin aujourd’hui de cette proportion-là. Tel est le tableau de l’ancienne France dans ses classes les moins élevées. On peut juger de l’honneur et de la reconnaissance que l’ancien régime mérite d’en retirer. Il est vrai que des événements récents, dont l’histoire des origines de la Révolution fait mention, offusquent cette vue générale. L’année 1788 se place comme un paravent au devant de ces glorieuses perspectives. C’est l’année de la grande disette, dont la peinture, mêlée dans le récit de circonstances si graves, laisse au lecteur une impression de l’ancien régime tout entier.
Les ennemis de celui-ci ont tiré de cet effet tout ce qui se peut de mieux ordonné à la falsification de l’histoire. Dans le temps même, cette famine leur fut du plus grand secours. Young, qui reparut en France alors, en porte le naïf témoignage :
Il me paraît clair, dit cet auteur, que les violents amis des communes ne sont pas mécontents de cette cherté (des vivres) qui seconde grandement leurs vues et leur rend un appel aux passions du peuple plus facile que si le marché était bas.
Voilà constatées de visu les menées révolutionnaires. Elles n’auront rien qui nous étonne. Elles se sont poursuivies, l’événement passé, sur le terrain de l’histoire. La même duperie qui aida à faire la Révolution n’a pas cessé de servir à la justifier. On vient de voir ce qu’il en faut croire. Aussi bien, quant à cet état récent des populations de la campagne, à qui fera-t-on croire qu’il était misérable, quand on voit l’endurance physique des armées de la Révolution, si grande qu’elle a fait en son temps l’étonnement de l’Europe, et qu’elle fait encore celui de l’histoire ? Était-ce là l’effet de famines dont la dernière aurait, par sa seule violence, soulevé tout le pays et détrôné les rois ?
Source : Les préjugés ennemis de l’histoire de France.
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