Quand les philosophes, dont Voltaire, jurèrent d’anéantir la Religion Chrétienne, ils ne se flattaient pas d’entraîner dans une apostasie la généralité des Nations.
Son idéal se trouvait même quelquefois pleinement satisfait des progrès que son philosophisme avait faits parmi les hommes qui comprennent ou qui sont faits pour comprendre, et parmi les gens instruits. Pendant longtemps au moins, il semblait moins jaloux d’enlever au christianisme toutes les classes inférieures de la société, qu’il ne comprenait pas sous le nom d’honnêtes gens. Les faits que nous allons rapporter démontrent tout à la fois la nouvelle étendue que ces adeptes conjurés donnèrent à leur zèle, et les artifices qu’ils mirent en usage pour ne plus laisser au Christ un seul adorateur, même dans les conditions les plus obscures.
Un médecin, connu en France sous le nom de Quesnay, s’était si bien insinué dans les bonnes grâces et l’estime de Louis XV, que ce Prince lui-même l’appelait son Penseur. Quesnay en effet, semblait avoir profondément médité sur tout ce qui peut faire le bonheur des peuples ; il put le désirer franchement ; mais il ne fut avec tout cela qu’un homme à vains projets et le fondateur de cette espèce de sophistes appelés économistes parce qu’ils s’occupaient beaucoup et parlaient au moins beaucoup de l’économie, de l’ordre à mettre dans l’administration, et des autres moyens de soulager le peuple.
Si quelques-uns de ces économistes n’étendirent pas plus loin leurs spéculations, au moins est-il certain que leurs écrits cachèrent mal leur haine pour le christianisme. Leurs ouvrages sont remplis de ces traits qui annoncent la résolution de faire succéder la Religion purement naturelle à la Religion de la Révélation. (Voyez l’Analyse de ces ouvrages par M. le Gros, Prêtre de St. Louis du Louvre.)
Le ton qu’ils avaient pris de parler continuellement agriculture, administration, économie, les rendait moins suspects que les autres sophistes, uniquement occupés de leur impiété. Quesnay et ses adeptes avaient pris à cœur de répandre que le peuple des campagnes, les artisans des villes manquaient de l’instruction nécessaire à leur profession ; que les hommes de cette classe, hors d’état de puiser leurs leçons dans les livres, croupissaient dans une ignorance fatale à leur bonheur et à l’État ; qu’il fallait établir et multiplier, surtout dans les campagnes, des écoles gratuites, où les enfants seraient formés à différents métiers, principalement aux principes de l’agriculture.
D’Alembert et les autres adeptes Voltairiens ne tardèrent pas à sentir tout le parti qu’ils pouvaient tirer de ces écoles. Joints aux économistes, ils firent parvenir à Louis XV différents mémoires dans lesquels ils exaltaient les avantages, soit temporels, soit même spirituels qu’un pareil établissement devait procurer à la classe indigente de son royaume. Le Prince, qui aimait réellement le peuple, saisit le projet avec ardeur, il était prêt à faire sur ses revenus propres la plus grande partie des frais qu’exigeraient ces écoles gratuites d’agriculture. Il en parla à M. Bertin, honoré de sa confiance et chargé de l’administration de sa cassette.
C’est sur les conversations de ce Ministre qu’a été rédigé par M. le Gros le mémoire dont je tire ces particularités ; c’est lui-même que je vais laisser dévoiler toute cette manœuvre des Conjurés.
« Louis XV, disait le Ministre, m’ayant confié la direction de sa cassette, il était naturel qu’il me parlât d’un établissement dont elle devait supporter la dépense. Il y avait longtemps que j’observais les diverses sectes de nos philosophes ; quoique j’eusse bien des reproches à me faire sur la pratique des devoirs religieux, j’avais au moins conservé les principes de la Religion ; je ne doutais pas des efforts que faisaient les philosophes pour la détruire.
Je sentis que leur objet était de vouloir eux-mêmes la direction de ces écoles, de s’emparer par-là de l’éducation du peuple, sous prétexte que les Évêques et les Prêtres, chargés jusque-là de l’inspection des maîtres, ne pourraient pas entrer dans des détails peu faits pour des Ecclésiastiques. Je conçus qu’il s’agissait bien moins de donner aux enfants du laboureur et de l’artisan des leçons d’agriculture, que de les empêcher de recevoir des leçons habituelles de leur catéchisme ou de la Religion.
Je n’hésitai pas à déclarer au Roi que les intentions des philosophes étaient bien différentes des siennes. Je connaissais ces conspirateurs, lui dis-je ; gardez-vous, Sire, de les seconder. Votre Royaume ne manque pas d’écoles gratuites ou presque gratuites ; il en est dans les plus petits hameaux et presque dans tous les villages ; peut-être même ne sont-elles déjà que trop multipliées. Ce ne sont pas les livres qui font les artisans et les laboureurs, c’est la pratique.
Les livres et les maîtres envoyés par ces philosophes rendront le paysan moins laborieux que systématique. J’ai peur qu’ils ne l’endormissent dans la paresse, l’orgueil, l’indolence, et bientôt raisonneur et séditieux, et enfin rebelle. J’ai peur que tout le fruit de la dépense que l’on cherche à vous faire supporter, à vous-même, ne soit d’effacer peu à peu, dans le cœur du peuple, l’amour de sa Religion et de ses Rois.
J’ajoutai à ces raisons tout ce qui me vint dans l’esprit pour dissuader sa Majesté. Au lieu de maîtres envoyés et choisis par des philosophes, je lui conseillai d’employer les mêmes sommes à multiplier les catéchistes, à rechercher des hommes sages et bien parlants que sa Majesté entretiendrait de concert avec les Évêques, pour enseigner aux pauvres paysans les principes de la Religion, et les leur enseigner par cœur, comme le faisaient les Curés et les Vicaires pour les enfants qui ne savaient pas lire.
Louis XV paraissait goûter mes raisons ; mais les philosophes revinrent à la charge. Ils avaient auprès du Roi des hommes qui ne cessaient de le presser ; le Roi ne pouvait pas d’ailleurs se persuader que son penseur Quesnay et les autres philosophes eussent des vues si détestables. Il fut si constamment obsédé par ces hommes-là, que pendant les vingt dernières années de son règne, dans les conversations journalières dont il m’honorait, je fus presque toujours occupé à combattre la fausse opinion qu’on lui donnait de ses économistes et de leurs associés.
Résolu enfin de donner au Roi une preuve certaine qu’on le trompait, je cherchai à gagner la confiance de ces marchands forains qui parcourent les campagnes ; et vont étalant leurs marchandises dans les villages et aux portes des châteaux. Je soupçonnais surtout ceux qui vendaient des livres, de n’être que les agents du philosophisme auprès de ce bon peuple.
Dans mes voyages à la campagne, je m’attachai surtout à ces derniers. Lorsqu’ils m’offraient des livres à acheter, je leur disais : quels livres pouvez-vous donc avoir ? Des catéchismes sans doute. ou des livres de prières ? On n’en lit pas d’autres dans les villages. À ces mots, je les vis souvent sourire.
« Non, me répondirent-ils, ce ne sont guères là nos livres; nous faisons bien mieux fortune avec ceux de Voltaire, Diderot et autres Philosophes. »
Je reprenais : comment ! des paysans achètent Voltaire et Diderot ? Mais où prennent-ils donc de l’argent pour des livres si chers ?
La réponse à cette observation fut constamment : nous en avons à meilleur compte que les livres de prières. Nous pouvons donner le volume à dix sous, et nous y gagnons encore largement. Sur de nouvelles questions, plusieurs m’avouèrent que ces livres ne leur coûtaient rien à eux-mêmes; qu’ils en recevaient des ballots entiers, sans savoir d’où ils leur arrivaient, avertis seulement de les vendre dans leurs courses au prix le plus modique. »
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Tel était le récit que faisait souvent M. Bertin, surtout dans sa retraite à Aix-la-Chapelle. Tout ce qu’il racontait de ces marchands forrains se trouve exactement conforme à ce que j’en ai entendu dire à plusieurs Curés des petites villes et villages.
Ils regardaient en général ces libraires coureurs de campagne comme la peste de leurs paroisses, comme les colporteurs dont les soi-disant Philosophes se servaient pour faire circuler de côté et d’autre le poison de leur impiété.
Louis XV, averti par le compte que le Ministre lui rendit de sa découverte, conçut enfin que l’établissement des écoles si ardemment sollicitées par la secte ne serait peut-être qu’un moyen de plus pour séduire le peuple. Il abandonna le projet. Mais toujours harcelé par les amis et les protecteurs des Conjurés, il ne résista point à la source du mal et ne prit que de faibles mesures pour enrayer les progrès.
Source : Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme – Abbé Barruel – 1803