La doctrine de la charité évangélique et conséquence de cette doctrine dans la vie sociale et économique par le Bienheureux Père Léon Déhon.
La charité, sous quelques aspects qu’on l’envisage, n’est-elle pas toujours infiniment belle et aimable ?
La charité au ciel, c’est la vie de Dieu, c’est Dieu lui-même («Deus charitas est» 1 Jn 4,16. Et nous, nous avons reconnu l’amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru. Dieu est amour : qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui.; c’est la vie des bienheureux dans leur union avec Dieu et entre eux-mêmes.
La charité sur la terre, c’est la vie du Cœur de Jésus, dont les plus merveilleuses manifestations sont les mystères de la Crèche, du Calvaire et de l’Eucharistie. La charité dans le cœur du chrétien, c’est l’amitié et la reconnaissance pour Dieu ; c’est l’union avec nos frères, c’est la bienfaisance pour les besogneux.
Vous ne me demandez pas une thèse théologique où je traiterais du sujet, de l’objet et des actes de la vertu de charité. Vous n’attendez pas de moi non plus un discours apologétique où je montrerais l’excellence de la charité chrétienne. C’est un lieu commun trop souvent traité. Léon XIII le rappelait en deux mots dans l’Encyclique Rerum novarum:
« L’Église, dit-il, pourvoit directement au bonheur des classes déshéritées par la fondation et le soutien d’institutions qu’elle estime propres à soulager leur misère ; et même, en ce genre de bienfaits, elle a tellement excellé, que ses propres ennemis ont fait son éloge ».
Je ne vous ferai pas non plus un sermon de charité; je ne vous rappellerai pas le mérite de l’aumône et la pitié qu’inspire le pauvre: je parle à des enfants de saint François qui ne respirent que la charité et qui en font toutes les œuvres.
Que vous dirai-je donc? Je m’en tiendrai strictement au programme tracé, et, en vous rappelant brièvement la doctrine de la charité évangélique, je vous montrerai les conséquences de cette doctrine dans la vie sociale et économique.
L’Évangile est tout charité. Dans son récit, il raconte l’immense amour de Dieu pour nous, manifesté par la rédemption; dans sa morale, il nous commande l’amour de Dieu et du prochain.
Dieu nous a tant aimés qu’Il a donné son fils pour nous racheter. Le Fils de Dieu nous a tant aimés qu’Il s’est livré pour nous. Le Cœur de Jésus est le symbole de cet amour infini.
Cette charité divine provoque en nous un double amour: l’amour de reconnaissance pour Dieu, l’amour de dévouement pour le prochain qui est si cher à Dieu. Ce double amour est la source des plus grands avantages sociaux et économiques, nous allons le reconnaître.
L’amour de Dieu appelle les bénédictions divines. Qu’un homme, une famille, une nation aiment et honorent Dieu, nécessairement Dieu les récompensera. Vous voyez là déjà une conséquence sociale de ce qu’il y a de plus élevé dans la charité, l’amour de Dieu. Qu’une nation, ou au moins son élite, élève au Dieu d’amour, à l’amour de Dieu, au cœur de Dieu, un temple votif, un monument d’amour, n’est-ce pas le gage assuré de grandes bénédictions sociales? Et si, dans un effort plus intense d’amour, cette élite trouve des sommes énormes pour élever au-dessus du tabernacle d’amour de l’eucharistie la plus riche des couronnes royales sous la forme d’une splendide coupole de pierre, n’est-ce pas un signe assuré de l’approche des miséricordes divines?
Qui aime Dieu, aime l’Église et le pontife, qui sont les organes de Dieu sur la terre.
Si les catholiques d’une nation aiment Dieu sincèrement, ils embrassent et suivent avec ardeur les directions données par le vicaire de Jésus-Christ pour l’action politique et sociale dans cette nation ; et, forts de leur union, forts de la bénédiction divine, ils rendent au Christ cette nation qui s’est éloignée de Lui comme un enfant prodigue. La charité engendre l’obéissance, la discipline, le feu sacré, tous les éléments de la victoire. À Montelibretti, en 1867, les zouaves du pape étaient quatre-vingt et les garibaldiens douze cents. Les zouaves avaient la charité, leur cri de guerre était : « Vive le pape ! ». Ils eurent la victoire.
La charité envers le prochain a aussi ses grandes conséquences sociales et économiques.
Elle produit «l’union des cœurs» et les «œuvres de miséricorde».
La charité, en maintenant la concorde et la paix, accroît considérablement les forces humaines et permet de consacrer, soit à l’action politique, soit à la production économique, les efforts qui seraient perdus dans les contestations et les querelles de tout genre. C’est bien avec raison que le psalmiste unit dans le même dithyrambe la paix et ses fruits, l’abondance et la prospérité (psaume 121).
Catholiques de France, quand donc comprendrez-vous que l’union est votre force et que cette union ne peut se réaliser que dans les directions du vicaire de Jésus Christ?
Mais la charité pour le prochain n’est pas toute dans l’union des cœurs; elle se manifeste aussi et se répand au dehors par les œuvres de miséricorde.
C’est ici qu’il serait facile d’écrire une thèse apologétique. Je vous montrerais l’action sociale des œuvres dans l’Église: les diaconies pour le service des pauvres succédant, à Rome, aux maisons de plaisir; l’Église partageant ses ressources en trois parts: le culte, les pauvres et l’enseignement; les œuvres de tout genre, hospices, hôpitaux, orphelinats, etc., surgissant au moment de la paix de l’Église; le christianisme suscitant à chaque siècle des héros de la charité et des œuvres appropriées aux besoins présents.
Mais vous entendez cela au prône plusieurs fois l’an.
J’aime mieux vous montrer comment certaines œuvres, soit spirituelles, soit temporelles, ont une action plus directement sociale.
Et d’abord, je vous rappellerai en passant que l’aumône donnée sur la rue est souvent mal placée et que, sans l’exclure entièrement, il vaut mieux réserver le meilleur de ses ressources pour les œuvres organisées.
Et, parmi les œuvres, quelles sont celles qui ont plus directement une influence sociale?
Toutes les œuvres ont, dans une certaine mesure, une influence sociale, parce qu’elles relèvent quelque membre de la société spirituellement ou temporellement, et parce qu’elles attirent la bénédiction divine. La réaction de ces dernières années contre le gallicanisme, qui nous tenait en dehors de la vie sociale, a provoqué des œuvres nouvelles. C’est à l’inspiration et à la direction de Pie IX et de Léon XIII que nous devons cette nouvelle orientation de l’action catholique en France. Ce n’est pas qu’il faille pour cela mépriser et délaisser les œuvres anciennes, mais il faut élargir nos cœurs, multiplier notre zèle et concourir aux œuvres d’aujourd’hui en même temps qu’à celles d’autrefois.
Au point de vue spirituel la propagation de la foi, les catéchismes, les confréries restent des œuvres fondamentales. L’action sociale a mis en relief les retraites spéciales de patrons et d’ouvriers, les pèlerinages de prières pour la nation et d’hommage social au Christ, les œuvres de presse, l’œuvre du sanctuaire national au Sacré Cœur et j’ajoute le Tiers-Ordre avec «l’esprit nouveau» que Léon XIII «veut lui inspirer» et qui est un retour à son esprit primitif.
En signalant cette nouvelle floraison d’œuvres, je veux rendre grâces à Dieu avec vous de la vitalité qu’elles ont déjà et des espérances qu’elles éveillent.
N’est-ce pas une nation qui se relève que ces masses viriles accourues à Lourdes pour affirmer leur foi au grand pèlerinage d’avril? Ils étaient soixante mille hommes! Avait-on vu pareille réunion de vaillants chrétiens depuis les appels adressés à la chevalerie française par Urbain II et saint Bernard?
N’est-ce pas aussi un gage d’espérance que le succès de la bonne presse et en particulier de «La Croix de Paris»? Elle a quarante mille abonnés du dimanche, il y a là plus que les dix justes de Sodome.
Et la souscription du Sacré Cœur? Le peuple d’Israël a eu quarante ans de prospérité sous le règne de Salomon parce qu’il avait souscrit pour le temple, Dieu ne change pas, il bénira aussi son peuple de France.
– Le denier des écoles libres est aussi un grand acte de foi et une grande œuvre de miséricorde spirituelle; Dieu le voit et en tiendra compte.
– Au temporel, il y a aussi les œuvres de tous les temps, l’aumône aux pauvres sous toutes les formes, le secours aux orphelins et aux vieillards.
Puis il y a les œuvres nouvelles, qui visent davantage à refaire la patrie et la famille chrétiennes et à relever le travailleur des champs et le travailleur de l’usine.
Pour la patrie, il y a l’œuvre électorale, et il y faut contribuer. Il faut là de grandes ressources pour aider à la préparation éloignée ou prochaine des élections. C’est là une œuvre éminemment sociale.
Pour la famille, depuis le bon saint Nicolas, l’Église a toujours eu le souci de doter les jeunes filles pauvres. Ses œuvres de dots abondaient sous la Rome papale. Nous avons dans ce siècle fondé la société de Saint-François-Régis pour la réhabilitation des mariages. Les secrétariats du peuple rendent aussi sous ce rapport de grands services. Mais pour refaire la famille ouvrière, il faut lui donner un foyer convenable. Il faut pour cela favoriser les œuvres de maisons d’ouvriers et on ne le fait pas assez.
Pour relever le travail agricole, bien des œuvres nouvelles ont surgi. Les syndicats unissent et multiplient les forces; les sociétés de crédit fournissent les capitaux nécessaires; les orphelinats agricoles conservent quelques bras à la terre. L’enseignement de l’agriculture à l’école avec un champ d’expérience pour la culture intensive rendra d’immenses services si nous savons le généraliser. Il n’y a guère d’œuvre plus importante pour le bien d’une nation que de relever la vie agricole. La vie rurale conserve la vigueur de la race et sa fécondité, les traditions et la foi des ancêtres.
Pour l’industrie, le commerce, les arts et métiers, il y a aussi des œuvres nombreuses: les patronages dans les villes, les cercles, les œuvres de l’usine. Il faut y ajouter les œuvres qui ont une tendance démocratique, les cercles d’études, les coopératives; car les formes démocratiques sont aussi légitimes dans la vie politique ou économique que les formes autocratiques et aristocratiques. Les catholiques peuvent préférer les unes ou les autres, mais se combattre et se diviser entre eux pour cela est un acte insensé qui ruine leur action et leur influence.
Enfants de saint François, vous voyez quel champ immense s’ouvre à votre charité. Vous devez être partout les apôtres de la charité, mais il y faut mettre de l’intelligence et des vues larges et éclairées.
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Je le répète, il ne faut pas omettre les œuvres anciennes, mais il faut aussi se donner avec ardeur aux œuvres nouvelles. La grande souffrance de l’Église et en particulier de la patrie française depuis deux siècles vient surtout du gallicanisme et de l’oubli des lois de la vie sociale chrétienne.
C’est là qu’il faut porter le remède. Il faut s’adonner aux œuvres qui ont une influence sociale directe et efficace. Le Saint-Père compte sur vous pour cela et il ne cesse pas de vous dire que ce n’est pas seulement pour votre sanctification privée mais pour le relèvement social qu’il faut développer le Tiers-Ordre et en faire l’instrument du règne social de Jésus Christ.
Source : Actes du cinquième congrès du tiers-ordre de Saint François – P. Léon Dehon – 1899