Les Borgia ont été flétris par leurs contemporains, leurs compatriotes, leurs coreligionnaires, des catholiques, et ce sont les protestants qui se sont chargés de réhabiliter leur mémoire.
C’est ce qui était arrivé déjà à l’égard de la prétendue papesse Jeanne, comme tout a sa raison en ce monde, il faut donc chercher quel intérêt ont eu des écrivains catholiques ou soi-disant tels à noircir la réputation des Borgia, tandis que des hérétiques se chargeaient d’en appeler, en leur nom, au tribunal de la postérité.
La question est d’autant plus intéressante à résoudre, que parmi les Borgia, un pape fameux est aussi le plus incriminé. Alexandre VI ; c’est lui que le préjugé vulgaire couvre surtout d’infamie. Et cependant, nous disions-nous souvent, est-il bien possible que le Ve siècle ait supporté pendant onze ans un pape aussi dépravé, aussi infâme qu’on représente habituellement Alexandre VI ?
Lorsqu’un jour, Voltaire pour étudier se fond de sa pensée sur le procès de calas, ses yeux tombèrent sur ce passage vraiment lumineux ou il reproche à l’historien Guichardin d’avoir trompé l’Europe sur la mort d’Alexandre VI en particulier, et d’avoir trop cru sa haine.
Une fois le doute éveillé, nous voulûmes aller au fond des choses et ce d’abord l’historien protestant, Roscoë, qui vint pleinement réhabiliter à nos yeux le pontife si indignement calomnié ; avec Roscoë, remontant aux sources, nous reconnûmes bientôt que toutes les accusations émanaient d’écrivains notoirement ennemis d’Alexandre VI, que plusieurs de ces accusations se contredisaient entre elles, que leurs auteurs étaient loin être impartiaux, nous dirons pourquoi tout à l’heure.
Alexandre VI réhabilité, restait César Borgia qui assumait encore la responsabilité de bien des crimes, le fameux César Borgia, le fils d’Alexandre VI. Lui aussi, il fallait le réhabiliter, ou alors son père restit sous le poids bien grave d’une accusation terrible, celle d’une trop grande faiblesse et d’un déplorable aveuglement. Le travail très-impartial d’un ennemi des Papes et de leur souveraineté temporelle nous prouva clairement (que son auteur en soit loué !) que César Borgia s’était fait aimer des peuples qu’il avait délivrés de leurs tyrans.
M. La Rochelle (c’est le nom du défenseur de César Borgia) nous révéla ainsi le mobile qui avait présidé aux calomnies amassées contra Alexandre VI par les historiens de son temps, écrivains à la solde de tous ces petits tyrans de la veille et qui ne pouvaient voir sans douleur s’évanouir leurs pensions ou leurs gages.
Alexandre VI et César Borgia réhabilités, restait encore la trop fameuse Lucrèce Borgia. Oh ! pour celle-là ! impossible de laver sa mémoire de tant de souillures, qui en ont fait la Messaline du XVe siècle !… Voilà ce que l’on dit ; on cite même un drame qui a fait grand bruit et n’a pas contribué, en France, à accréditer le tissu d’horreurs dont on voile la figure de Lucrèce; mais, d’abord, un drame n’est pas une raison, et puis l’histoire est là.
Or, il résulte, nous pouvons le dire dès à présent, qu’Alexandre VI fut un digne pontife et un grand roi, César Borgia le défenseur des libertés de l’Italie et Lucrèce la plus pure des femmes. Mais, comme l’histoire est un procès dans lequel il faut écouter impartialement tous les témoignages pour en extraire la vérité, nous nous sommes faits une loi sévère de lire les attaques avec autant de soin que les réhabilitations ; c’est de ces attaques mêmes qu’a jailli pour nous la vérité.
Les écrivains qui se sont occupés d’Alexandre VI, de César et de Lucrèce Borgia peuvent se diviser en trois classes : les ennemis, les indifférents, les défenseurs.
Parmi les ennemis, on peut citer Guichardin : Histoire d’Italie, Burchard : Diarium ou Journal d’Alexandre VI, Paul Jove qui a écrit une histoire de son temps, Tomaso Tomasi auteur d’une histoire de César Borgia, Machiavel, ennemi et admirateur du même Borgia.
Ce sont les témoins à charge, à la suite desquels il faut ranger tous ceux qui ont répété les mêmes calomnies ; mais, la liste en serait trop longue ici et d’ailleurs inutile. Parmi les indifférents, on peut ranger ceux qui semblent n’avoir eu de parti pris contre les Borgia, et qui ont voulu les juger avec impartialité ; mais, ils sont généralement défavorables, car il est difficile, pour ne pas dire impossible, de rester indifférent en de telles questions.
Cependant, ces indifférents ont déchargé les Borgia d’un certain nombre de crimes. Les défenseurs enfin, ce sont, pour ne citer que les principaux et les moins suspects du monde de partialité, Roscoë, Vie de Léon X ; Favé, Études critiques sur l’Histoire d’Alexandre VI (1859) ; la Revue de Dublin.
« Mentez, mes amis, mentez hardiment ; il en reste toujours quelque chose. »
Ce mot de Voltaire est une véritable prophétie. Aujourd’hui encore, en présence de l’odieuse conspiration de calomnie dont les Borgia furent les victimes, on entend d’excellents catholiques dire qu’il doit y avoir au moins quelque chose de vrai dans tant d’accusations.
Sans doute, les sectaires du XVIe siècle et les sophistes du XVIII n’ont pas reculé devant le mensonge et devant les plus audacieuses inventions (ajouteront ces esprits auxquels leur candeur ne permet pas de croire à tant de scélératesse de la part des ennemis de l’Église catholique), mais, comment admettre que des historiens comme Guichardin, comme Paul Jove, et un familier même d’Alexandre VI, comme Burchard, qui mourut évêque de Citla di Castello, aient pu accumuler à ce point ces calomnies ?
Pour répondre aux hésitations de ces âmes timorées qui sont assez souvent portées à faire à leurs adversaires toutes les concessions qui ne compromettent pas la foi elle-même, il ne s’agit que de leur montrer quelle créance méritent les historiens et les écrits qui forment comme l’arsenal où les ennemis d’Alexandre VI vont chercher leurs armes.
La naissance des enfants de Borgia fut irréprochable, il était légitimement marié à Julie, et il n’entra dans les ordres sacrés qu’après la mort de cette femme. Il est probable seulement que, étant bénéficier ecclésiastique, il tint son mariage secret, afin d’éviter toutes les récriminations qu’on aurait pu faire entendre.
Les ennemis d’Alexandre le représentent comme un homme d’une rare prudence, qui chercha, pendant des années entières, à tromper les cardinaux sur son compte, marchant dans les rues de Rome les yeux modestement baissés, passant ses journées à visiter les églises, les monastères et les hôpitaux, faisant toutes sortes de bonnes œuvres, et ils voudraient nous faire croire que cet hypocrite, que cet homme si adroit, si prudent, et qui se préparait de si longue main l’accès au trône pontifical par l’apparence de toutes les vertus, aurait entretenu un commerce illégitime avec une femme pendant plusieurs années, l’aurait emmenée partout avec lui, aurait reconnu ses enfants publiquement et à la face du ciel, aurait enfin affiché lui-même son ignominie et se serait glorifié de ses scandales !
Quelle contradiction dans le même homme ! Quel cynisme incroyable ! Dire de lui qu’il cherchait à en imposer aux cardinaux par une feinte piétée, et qu’en même temps, il reconnaissait ses bâtards, c’est lui décerner un brevet de stupidité, et supposer ses lecteurs dignes d’en recevoir un autre.
En voulant trop prouver, les ennemis d’Alexandre VI ont détruit leurs prétendues preuves ; leurs absurdes contradictions réduisent à rien leur témoignage. En résumé, il n’y a rien, dans la jeunesse et dans l’âge mûr d’Alexandre VI, qui accuse une vie de désordre et d’immoralité.
La Revue de Dublin va plus loin et dit qu’il n’est pas même certain que César, Lucrèce et les autres fussent ses enfants. Un fait incontestable, c’est qu’on n’avait jamais entendu parler de sa paternité avant l’explosion d’inimitié contre lui que provoqua son énergique gouvernement, quoiqu’elle dût être notoire et publique depuis au moins vingt-cinq ans.
À l’occasion de l’élévation de César au cardinalat, des témoins attestèrent par serment que César et Lucrèce avaient un autre père qu’Alexandre, sans doute le frère de ce pontife. On pourra dire que ces attestations étaient fausses, que les témoins se parjuraient, mais il est certain que personne ne le dit alors, et il est téméraire de rejeter ainsi des dépositions faites sous la foi du serment, à cause d’assertions contraires émises plus tard par des intéressés.
C’était l’usage des papes, dans ces temps de troubles, de choisir quelqu’un de leurs parents, le plus souvent un de leurs neveux, homme d’énergie et de talents militaires, pour diriger la défense des domaines pontificaux contre les États ambitieux qui les entouraient et qui cherchaient continuellement à les envahir.
Il était aussi d’usage que les papes donnassent le nom de fils à ces parents, et telle est la seule base sur laquelle l’esprit de haine appuie ses calomnies. Mais, pourquoi aller plus loin dans ce dédale d’infamies dont on a voulu entourer la mémoire d’un grand pape ? Nous laissons à d’autres ce triste et stérile courage…
« Singulière destinée des Borgia, s’écrie un écrivain, ils sont la terreur des grands, et ils sont aimés des peuples. Pas une émeute populaire n’a troublé le cours du pontificat d’Alexandre VI ; et après sa mort, les villes de la Romagne ne veulent obéir qu’à César, son fils. »
Plusieurs villes de la Romagne dit Guichardin, qui avaient éprouvé que les anciens princes n’avaient de force que pour les opprimer, demeurèrent fidèles à leur nouveau souverain. Il dut cet avantage au soin qu’il avait eu de leur faire administrer exactement la justice, de les délivrer des bandits qui les pillaient sans cesse, et d’étouffer ces querelles qui produisent tant d’animosités.
Voilà ce que fut Alexandre VI roi. Ce qu’il fut pontife est à la hauteur de ce qu’il y a de plus beau dans l’histoire des papes. Détourner de l’Italie l’invasion française et appeler les princes à la croisade contre les Turcs, tel avait été un des premiers actes d’Alexandre VI, lors de son avènement au trône de saint Pierre.
Sa sollicitude était universelle. Dès la première année de son pontificat, on le voit travailler activement à ramener dans le sein de l’Église les Hussites de la Bohême. Xuménès et le cardinal d’Amboise furent honorés de la confiance d’Alexandre VI ; ces deux noms en disent assez sur la sagacité du pape qui sut les mettre en lumière.
Buchard raconta aussi les derniers moments d’Alexandre VI, mais cette mort suite à une fièvre qui le tenait depuis le matin et à la fin se trouvant mal, il reçut l’onction puis expira dans son lit. Mais cette mort était trop simple et trop naturelle pour ses ennemis, il est important de faire mourir Alexandre VI comme on l’accusait d’avoir vécu, alors les historiens modernes raconterons un autre récit.
Voltaire dira même de ces historiens
« J’ose dire à Guichardin : L’Europe est trompée par vous, et vous l’avez été par votre passion. Vous étiez l’ennemi du pape, vous avez trop cru votre haine. Vous concluez qu’un pape de soixante-quatorze ans n’est pas mort de façon naturelle ; vous prétendez, sur des rapports vagues, qu’un vieux souverain, dont les coffres étaient alors remplis de plus d’un million de ducats d’or, voulut empoisonner quelques cardinaux pour s’emparer de leur mobilier.
Mais, ce mobilier était-il si important ? Ces effets étaient presque toujours enlevés par les valets de chambre, avant que les papes pussent en saisir quelques dépouilles. Comment pouvez-vous croire qu’un pape prudent ait voulu hasarder pour un aussi petit gain une action aussi infâme, une action qui demandait des complices et qui tôt ou tard eût été découverte ?
Ne dois-je pas croire le journal de la maladie du pape plutôt qu’un bruit populaire ? Ce journal le fait mourir d’une fièvre double-tierce ; il n’y a pas le moindre prestige de preuve en faveur de cette accusation intentée contre sa mémoire. Son fils Borgia tomba malade dans le temps de la mort de son père : voilà le seul fondement de l’histoire du poison. »
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Comme on l’a fort bien dit, la cause est jugée ; on peut s’en tenir au journal de Burchard et au jugement de Voltaire. En présence de cette réhabilitation d’une grande mémoire si indignement calomniée, on se prendra, sans doute, à répéter avec Joseph de Maistre, ce voyant des âges modernes :
« Un temps viendra où les papes contre lesquels on s’est le plus récrié seront regardés dans tous les pays comme les amis, les tuteurs, les sauveurs du genre humain, les vénérables génies constituants de l’Europe. »
Le chapitre est tronqué afin de ne pas faire un article trop long, vous allez pouvoir lire l’entièreté du chapitre où la suite dans le livre : Erreurs et mensonges historiques tome 3 – Charles Barthélemy 1876