Le pouvoir domestique est un et ne peut être deux, et l’auteur de la nature n’a pas permis à l’homme d’altérer l’élément de la société domestique, type elle-même et élément de toute autre société.
Il est perpétuel, et l’enfant est toujours, à l’égard de ses parents, mineur dans la famille, même lorsqu’il est majeur dans l’État. Le pouvoir paternel s’étend même après la mort de l’homme qui l’exerce, par des dispositions testamentaires, et il se perpétue encore, quoique d’une autre sorte, par le droit d’aînesse, une des plus anciennes lois du monde et des plus généralement pratiquées, et si impolitiquement abolie dans quelques sociétés qui ont mis les droits du fisc avant ceux de la politique, et le bien-être de l’individu qui passe avant la conservation de la société qui demeure.
Le pouvoir paternel est indépendant des autres membres de la famille, car, s’il était dépendant, il ne serait pas pouvoir. Il est donc absolu ou définitif, car, s’il ne l’était pas, il serait dépendant, et il y aurait un pouvoir plus grand que lui, celui de lui désobéir. Ses fonctions sont de juger ce qui est utile ou nuisible à la conservation de la société dont il est le chef, et de combattre pour écarter les obstacles qui s’opposent à cette conservation, et l’infertilité de la terre, qui, sans le travail imposé à l’homme, comme première condition de la vie, ne produirait que des ronces et des épines, et la malveillance des hommes qui voudraient lui ravir le fruit de ses labeurs.
Aussi, le pouvoir domestique, avant tout établissement de pouvoir public, avait le droit de glaive pour défendre sa société, attribut essentiel du pouvoir public, et que le pouvoir domestique conserve encore pour sa défense personnelle, même sous l’empire de la société publique, dans les lieux et les moments où il ne peut appeler à sa défense l’autorité publique. Ce droit de vie et de mort, les anciens peuples l’avaient attribué au pouvoir paternel, même sur les membres de sa famille.
L’histoire en offre d’illustres exemples, et l’on peut remarquer que les lois encore n’en punissent pas et en trouvent excusable le terrible usage de la part de l’époux, dans le cas de flagrant délit contre la fidélité conjugale. La mère, placée par la nature entre le père et les enfants, entre le pouvoir et le sujet, et par le moyen ou le ministère de laquelle s’accomplit l’action productive et conservatrice, la mère reçoit de l’un pour transmettre à l’autre, obéit à celui-là pour avoir autorité sur celui-ci, dépendante du pouvoir, indépendante du sujet, et pour pouvoir remplir la double fonction d’obéir et de commander, de recevoir et de transmettre, elle doit être homogène à l’un et à l’autre, c’est-à-dire de même nature que l’un et l’autre.
Aussi, si elle participe de l’homme par la raison, elle participe de l’enfant, comme l’ont observé tous les physiologistes, par la délicatesse de ses organes, l’irritabilité de ses nerfs, la mobilité de son humeur, et l’on pourrait l’appeler homme-enfant. Je prie le lecteur de bien retenir cette proposition, dont il trouvera des applications à d’autres sociétés. Ainsi, si l’on voulait traduire la constitution de la société domestique en langage mathématique, on pourrait dire : l’homme est à la femme ce que la femme est à l’enfant, ou le pouvoir est au ministre ce que le ministre est au sujet.
L’enfant, sujet de l’action et de la volonté du père et de la mère, n’a qu’un devoir : celui d’écouter et d’obéir. Il n’a point de fonctions qui lui soient propres, mais toutes les fonctions des deux autres personnes de la société se rapportent à lui, et les travaux du père, et la sollicitude de la mère, et les soins des serviteurs. Par sa faiblesse même, il est le maître.
« Quel est le plus grand ? dit admirablement le code de la morale chrétienne de celui qui sert, ou de celui qui est servi ? »
Et le législateur s’adressant à ses disciples, et dans leur personne à tous ceux qui ont autorité sur les autres :
« Que celui, leur dit-il, qui veut être le plus grand entre vous, ne soit que le serviteur des autres. »
Leçon sublime, qui apprend aux hommes qu’ils ne sont élevés, par leur rang et leur fortune, au-dessus des autres que pour les servir, que les honneurs sont des charges, c’est-à-dire des fardeaux, et elles en portent le nom, des offices, c’est-à-dire des devoirs, officium; en un mot, que tout ce qui est grand ne l’est que pour servir tout ce qui est faible et petit, et de là sont venus les mots servir, service, employés à désigner dans les langues des peuples chrétiens seulement, les plus hautes fonctions du ministère public.
La société domestique est donc une société de production et de conservation des individus. Au reste, je n’ai parlé que de la famille agricole et propriétaire, la seule qui soit indépendante, qui puisse ne travailler que pour elle, et n’ait pas besoin pour vivre de vendre son temps et son industrie, et l’on peut remarquer que, dans les leçons que donne l’Évangile à la société, presque tous les exemples sont pris de la famille agricole.
Les familles, en se multipliant, se rapprochent, les besoins des hommes sont égaux, les moyens de les satisfaire, ou les forces, sont inégales : et la guerre naît, entre les hommes, de l’égalité des besoins et de l’inégalité des forces. Les premières richesses furent des troupeaux, qui donnaient la nourriture et le vêtement, et il faut, pour vivre en paix, que Jacob se sépare d’Esaü, et que, dans les immenses plaines de la Mésopotamie, l’un aille à l’Occident et l’autre à l’Orient.
Des querelles entre bergers, pour l’usage disputé d’un pâturage, d’un chemin ou d’une fontaine, étaient et sont encore de fréquents sujets de guerre entre les hommes, pasteurs ou laboureurs, et sans le pouvoir public, qui prévient la guerre par ses lois, ou l’empêche par la force dont il dispose, les familles auraient péri, comme les individus périraient sans les soins de la famille. Il s’éleva donc des pouvoirs publics, et l’on voit dans l’histoire des chefs et des rois aussitôt que l’on voit des peuples et des cités.
Quelles furent les causes et l’origine de ces importants établissements ? Comment des familles indépendantes les unes des autres, des hommes jusque-là étrangers les uns aux autres, purent-ils reconnaître des maîtres ? Fut-ce l’effet de la force ou le résultat d’un contrat ? Ni l’un ni l’autre.
L’établissement du pouvoir public ne fut ni volontaire, ni forcé, il fut nécessaire, c’est-à-dire, conforme à la nature des êtres en société, et les causes et l’origine en furent toutes naturelles. Des familles issues les unes des autres, établies sur le même territoire (car la propagation du genre humain ne s’explique pas autrement, et c’est ainsi que se peuplent actuellement les pays récemment habités ou nouvellement découverts), ces familles, disons-nous, ont vu la sûreté de leur vie et de leurs propriétés menacée par un ennemi puissant, par le débordement d’un fleuve, ou par des animaux féroces, et dans le récit des exploits de ses héros fabuleux, la mythologie a conservé des traces de ces événements des premiers âges.
Un danger commun a réuni toutes ces familles, mais cette foule, sans un conseil et sans une direction, ne pouvait que fuir, et il fallait combattre. Qu’au milieu de cette troupe consternée, écoutant et rejetant à la fois les conseils contradictoires et les mille moyens de salut imaginés par la peur ou l’incapacité, il s’élève un homme fort en paroles et en actions, qu’il soit écouté, qu’il entraîne la multitude dans son avis, voilà le pouvoir, que les hommes après lui les plus habiles et les plus courageux se joignent à lui pour l’aider de leurs conseils, et agir sous ses ordres et par sa direction, voilà les minisires du pouvoir, que le reste, sous la protection de leur intelligence et de leur courage, serve à l’action du pouvoir en portant des vivres, des armes, des matériaux, selon qu’il faut combattre ou travailler, voilà les sujets.
Voilà, non l’ébauche et les éléments de la société, mais le complément même de la société relatif aux temps, aux lieux et aux hommes. Voilà toute la constitution de la société, et dans toute société, même à son dernier âge, nous ne trouverons ni d’autres personnes, ni d’autres rapports entre elles, ni d’autres fonctions. César, dans ses Commentaires, donne la même origine au pouvoir public dans les sociétés celtiques, dont il décrit les mœurs et les coutumes.
« Lorsque, dit-il, quelqu’un d’entre les premiers se propose lui-même pour commander l’expédition, et demande qui veut le suivre, ceux qui approuvent l’entreprise et le choix du chef, se lèvent et promettent leurs secours, et la multitude applaudit. »
Ainsi, dans cet exemple, nous voyons la volonté et l’action du pouvoir, la coopération des aides ou ministres pour l’utilité du sujet : nous y retrouvons l’élément de toutes les institutions, dépendances nécessaires de tout établissement public de société, et que le temps développe jusqu’à la civilisation la plus avancée. Ainsi, ces secours ou services de toute espèce en vivres, en armes, en matériaux, que le reste de la peuplade fournissait à ceux qui devaient travailler ou combattre pour repousser le danger commun, représentent fidèlement l’impôt établi dans toutes les sociétés pour l’utilité commune.
Les combattants, compagnons du chef, se contentèrent sans doute de payer de leurs personnes, et l’on aperçoit encore dans cet exemple la raison des privilèges ou exemptions pécuniaires accordés autrefois à quelques classes de citoyens dévoués au service public.
« Les terres nobles, dit Montesquieu, doivent avoir des privilèges comme les personnes. »
Ainsi le chef, dans l’intérêt commun, aurait contraint celui qui aurait refusé d’aider à repousser le péril dont on était menacé, et il aurait traité en ennemi celui qui, loin d’aider à écarter le danger, aurait trahi les intérêts de la peuplade, et troublé ses mesures de défense et de salut, et voilà encore le fondement de la juridiction criminelle et du pouvoir de coaction et de répression que le pouvoir exerce sur les membres délinquants de la société.
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Citons encore César :
« Ceux qui ont refusé de suivre les guerriers sont regardés comme des déserteurs et des traîtres, et ils sont à jamais exclus des conseils et de tous les avantages de la communauté. »
La société, même la plus avancée, n’est pas autre chose, et remarquez que cette agrégation fortuite de familles, sans conseils et sans direction, disposée à fuir plutôt qu’à combattre, n’a pu être formée en société qu’après avoir trouvé dans le pouvoir et ses ministres volonté et action, conseil et direction, et que par conséquent le pouvoir et ses ministres ont précédé les sujets en tant que sujets, et d’une foule confuse fait une société régulière et ordonnée pour une fin quelconque, comme le père et la mère précèdent l’enfant, le produisent, et forment une société domestique, ordonnée aussi pour des fins de conservation.
Source : Œuvres de M. De Bonald tome VIII – M. Le Vicomte De Bonald – 1845