Il n’y a peut-être pas de notion qui soit plus commune parmi les hommes, et cependant plus difficile à définir, que celle de l’individualité ou de la personnalité.
Remarquons d’abord que ces deux mots, bien que signifiant en réalité la même chose, ont cependant une application différente, le terme personnalité étant plus justement employé quand il s’agit de créatures raisonnables, et le mot individualité s’employant à propos des formes inférieures de la vie ou même des êtres inorganiques. C’est ainsi que, philosophiquement parlant, nous nommerons individu une pierre, un arbre ou un animal, tandis que nous réserverons le terme personne pour désigner un homme, un ange, et même l’Être infini qui est Dieu, disons-nous, un en trois Personnes.
Comme donc nous traitons ici de l’âme possédant une forme supérieure de vie, c’est-à-dire une vie intellectuelle, c’est le terme personnalité que nous nous proposons d’employer. Notre intention est d’essayer de donner une notion exacte de ce qui constitue la personnalité en général, dans le but de démontrer comment on peut dire de la personnalité humaine qu’elle subsiste, après la mort, substantiellement identique à ce qu’elle était pendant la vie, bien qu’avec certaines modifications qu’il nous conviendra d’indiquer.
Le sens général que renferme le mot personnalité est celui d’un être complet, subsistant par lui-même, de telle sorte qu’il soit distinct de tous les autres êtres. C’est ce que nous entendons quand nous employons les pronoms Je, Tu, Il. Ces termes servent à désigner l’être complet et distinct de l’individu particulier auquel ils se rapportent. Pendant cette vie, notre personnalité comprend donc non seulement notre âme, mais aussi notre corps, c’est-à-dire un être qui n’est ni l’âme ni le corps, mais le composé des deux.
C’est la raison pourquoi les actions communes à l’âme et au corps sont attribuées non au corps seul, ni à l’âme seule, mais à cet Ego qui répond à tous deux puisqu’il en est le composé. Mais, précisément, si notre personnalité comprend à la fois l’âme et le corps, comment peut-on dire qu’elle continue à subsister après la mort quand le corps a cessé d’exister, du moins comme corps humain uni à l’âme ?
Une sorte de personnalité cependant se vérifie dans l’âme après la mort, car même alors, l’Ego continue de subsister, de penser, de vouloir et de répondre à l’appel d’un autre. Avec cela, il faut bien avouer que la personnalité est quelque peu changée. Ce qui auparavant correspondait au pronom Ego ne lui correspond plus entièrement, privé qu’il est d’une partie de son être, c’est-à-dire de son corps.
En réalité, si mon Ego est composé de corps et d’âme, l’absence du corps altère l’intégrité de ma personne. En d’autres termes, l’homme, en tant qu’homme, ne subsiste plus après la mort, puisque seule l’âme subsiste alors, et n’est plus l’homme complet.
Cette vérité devient plus évidente si l’on réfléchit à la différence existant entre l’âme humaine et la substance angélique. Il est de la nature d’un ange d’être non seulement exempt de toute matière, mais encore de toute union substantielle avec la matière. L’âme humaine, au contraire, bien qu’immatérielle en elle-même, a une relation nécessaire à la chair et au sang, c’est-à-dire à un corps humain déterminé. Sa nature même n’exige pas à la vérité d’être unie positivement à son corps puisqu’elle peut exister séparée de lui, mais il est de son essence d’être destinée à une union substantielle avec lui.
L’âme humaine est une substance unique en son genre, qui ne peut venir à l’existence sans être reçue dans un corps déterminé, qui devient par là son propre corps. Elle n’a pas la perfection de sa nature si, en fait, elle est séparée de lui. Il suit de là que l’Ego de l’homme est une chose différente de celui de l’ange. L’Ego de l’ange ne connaît jamais de changement, tandis que l’Ego de l’homme subit, à la mort, une profonde modification.
Il faut observer, en outre, que le rapport naturel de chaque âme avec son propre corps est la cause précise de la différence individuelle entre une âme et une autre. Bien que l’âme soit plus noble que le corps, nous pouvons dire que celui-ci donne, pour ainsi dire, sa marque caractéristique à chaque âme distincte, si bien que l’on peut dire de chacune, qu’elle porte, d’une certaine façon, l’empreinte de son corps. C’est la raison pour laquelle, dans le présent état de vie, bien que la pensée surpasse de beaucoup l’imagination, nous ne comprenons cependant rien sans le concours de phantasmes ou d’images sensibles, tandis que les êtres angéliques n’ont pas besoin, dans leurs opérations, d’images sensibles ou de phantasmes des choses matérielles.
Cela étant, il faut dire que la personnalité humaine est quelque peu diminuée et imparfaite quand, après la mort, l’âme cesse d’être unie au corps. D’où il suit que, si heureuse que nous puissions l’imaginer, une âme désincarnée n’a cependant pas toute la perfection de sa nature, puisqu’elle conserve, envers son corps, un vif désir de réunion. L’âme humaine n’aura le complément substantiel qui contentera pleinement sa nature qu’à la résurrection de la chair. Dante a très bien déclaré cette vérité dans ses vers sublimes :
« Lorsque l’âme aura revêtu (à la résurrection) la chair glorieuse et sainte, plus, étant complète, plaira notre personne ».
Deux conclusions suivent ici de soi. La première est qu’il est impossible d’admettre en nous l’existence d’une seconde personnalité, contenue dans la première, d’une personnalité que l’on pourrait imaginer comme étant inférieure à la première et, d’une certaine façon, indépendante de celle-ci. Ce rêve, il est vrai, est bien à la base de toute doctrine spirite et théosophique, mais ce n’est en réalité qu’un rêve.
La nature même de notre personnalité, comme de toute personnalité, exige non seulement qu’elle soit en elle-même indivisée, mais aussi qu’elle soit distincte de tous les autres individus. S’il n’en était pas ainsi, nous aurions cette absurdité, par exemple, d’un homme étant en même temps un et plusieurs individus. Quelle que soit l’hypothèse que l’on veuille élaborer pour admettre la présence de cette seconde personnalité, cette hypothèse tombe d’elle-même dès qu’on réfléchit à ce fait que ma personnalité exclut la possibilité d’un second Ego, qui serait le double du premier, comme si dans ma personnalité une seconde était incluse, inconsciente celle-ci, émanant elle-même de la personnalité dont j’ai conscience.
La seconde conclusion à déduire de ce qui a été dit est que notre personnalité, survivant au corps après la mort, bien qu’un peu modifiée, c’est-à-dire par rapport au corps que la mort a détruit, est encore substantiellement identique à la personnalité que nous avons pendant la vie. Cet Ego qui maintenant témoigne de l’identité de ma personnalité, pendant la vie présente, sera le même Ego qui subsistera après ma mort. Comme la présence d’un autre Ego, outre l’Ego conscient, impliquerait la destruction de celui-ci, de même, après la mort, un autre Ego ne pourrait faire suite à l’Ego présent sans que celui-ci cessât d’être.
Il faut donc tenir pour une vérité psychologique fondamentale et indiscutable, que de même qu’une seule personnalité existe pendant la vie dans chaque individu de la race humaine, de même aussi, après la mort, cette même personnalité continuera à subsister, identiquement la même, sauf que l’absence du corps y amènera, comme nous l’avons dit, un certain changement. Oui, il n’y a en chaque homme qu’une personnalité et celle-ci est destinée à durer toujours.
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La doctrine ci-dessus exposée doit être confrontée avec l’hypothèse bien connue des savants modernes qui proclament l’existence, dans notre personnalité, d’une autre personnalité inférieure à la première, – d’un moi second et inconscient – conçu comme une sorte de réplique du premier, avec des modifications accidentelles telles que l’absence de conscience et l’impossibilité pour nous de le diriger ou de le contrôler alors qu’il se tient caché au fond de nous-mêmes, prêt à l’occasion à se manifester à notre insu.
Une telle personnalité subconsciente désignée par le Professeur F. W. H. Myers et ses disciples sous le nom de subliminale (en opposition avec la première qu’il appelle supraliminale) et qu’il tient pour responsable des phénomènes subjectifs échappant à notre attention vigilante ou à notre contrôle, est de soi une absurdité que rejettent également la théologie catholique et le sens commun.
Source : Le Monde invisible : Le spiritisme en face de la théologie catholique – Cardinal Lépicier – 1932