Tandis que le socialisme est un composé incohérent de thèses et d’antithèses qui se contredisent et se détruisent, la grande synthèse catholique résout toutes les choses en l’unité, mettant en elles toute sa souveraine harmonie.
On peut affirmer de ses dogmes qu’ils ne sont qu’un seul, sans cesser d’être divers. Ceux qui précèdent se résolvent si bien en ceux qui suivent, et réciproquement, qu’il est impossible de vérifier quel est le premier et quel est le dernier dans le grand cercle divin.
Cette vertu de tous de se pénétrer les uns les autres jusqu’au plus intime de leur essence, défend qu’on affirme ou qu’on nie aucun d’entre eux isolément, et veut que tous soient affirmés en même temps ou niés tous à la fois. Et comme toutes les affirmations possibles sont épuisées dans leurs affirmations dogmatiques, il s’en suit que je ne connais contre le catholicisme affirmation aucune et négation aucune qui soit particulière : contre sa prodigieuse synthèse, il n’y a qu’une négation absolue.
Or, Dieu qui est manifestement dans la parole catholique, a disposé les choses de telle sorte que cette suprême négation, logiquement nécessaire pour faire contraste à la parole divine, est complètement impossible. En effet, pour tout nier, il faut commencer par se nier soi-même, et celui qui se nie lui-même ne peut aller plus loin et ne peut rien nier après. Ainsi, invincible, la parole catholique est éternelle. Depuis le premier jour de la création, elle s’étend dans les espaces et retentit dans les siècles avec une force immense d’expansion et une infinie puissance de retentissement. Sa vertu souveraine n’a pas encore diminué ; et quand les temps cesseront de courir, et quand les espaces se resserreront en un point, cette parole ne cessera de retentir éternellement sur les hauteurs éternelles.
Tout passe dans ce bas monde : les hommes avec leurs sciences, qui ne sont qu’ignorance ; les empires avec leurs gloires, qui ne sont que fumée ; seule, cette parole retentissante repose immuable en son être, et le cri unanime de toutes choses la proclame toujours identique. Le dogme de la solidarité, se confondant avec celui de l’unité, constitue avec lui un seul dogme ; et ce dogme, comme ceux de la solidarité et de l’unité qui sont un en leur essence et deux en leurs manifestations, se montre double. En effet, la solidarité et l’unité de tous les hommes entre eux porte avec soi l’idée de responsabilité en commun, et cette responsabilité suppose, à son tour, que les mérites et les crimes des uns peuvent nuire et profiter aux autres.
Quand c’est le dommage qui se communique, le dogme conserve son nom générique de solidarité ; il le change en celui de réversibilité quand c’est l’avantage qui se communique. C’est ainsi qu’on dit que nous avons tous péché en Adam, parce que nous sommes tous solidaires avec lui, et que nous avons tous été rachetés en Jésus-Christ, parce que ses mérites sont réversibles sur nous. La différence, on le voit, est ici seulement dans les noms et n’altère en rien l’identité de la chose signifiée. Il en est de même pour les dogmes de l’imputation et de la substitution : l’un et l’autre ne sont autres choses qu’eux-mêmes, considérés dans leur application. En vertu du dogme de l’imputation, nous souffrons tous la peine d’Adam, et en vertu du dogme de la substitution, Notre-Seigneur a souffert pour nous tous. Mais, on le voit, il ne s’agit ici que d’un seul dogme substantiellement.
Le principe en vertu duquel nous avons tous été sauvés en Notre-Seigneur, est identique avec celui en vertu duquel nous avons tous été coupables et punis en Adam. Ce principe de solidarité qui explique les deux grands mystères de notre rédemption et de la transmission de la faute, est expliqué à son tour par cette même transmission et par la rédemption de l’homme. Sans la solidarité, vous ne pouvez même pas concevoir une humanité prévaricatrice et rachetée ; et, d’un autre côté, il est évident que si l’humanité n’a été ni rachetée par Jésus-Christ, ni prévaricatrice en Adam, elle ne peut être conçue comme étant une et solidaire. Ce dogme, joint à celui de la prévarication adamique, nous révélant la vraie nature de l’homme, Dieu n’a pas permis qu’il tombât dans l’oubli des peuples.
Voilà pourquoi toutes les nations du monde lui rendent le plus éclatant témoignage, et pourquoi ce témoignage est si éloquemment consigné dans l’histoire. Il n’est peuple si cultivé, ni tribu si inculte qui n’aient cru que les péchés de quelques-uns puissent attirer la colère de Dieu sur les têtes de tous, et que tous puissent être délivrés de la peine et de la faute transmises par l’offrande d’une victime en parfait holocauste. Dieu condamne le genre humain pour le péché d’Adam et le sauve pour les mérites de son Fils bien-aimé. Noé, inspiré de Dieu, maudit en Chanaan toute sa race; Dieu bénit en Abraham, en Isaac et en Jacob toute la race des Hébreux.
Quelquefois il sauve des fils coupables à cause des mérites de leurs ascendants : d’autres fois il châtie jusqu’à la dernière génération les péchés d’ascendants coupables, et de toutes ces choses que la raison lie pour incroyables, aucune n’a causé ni étonnement ni répugnance au genre humain, qui les a crues par une foi la plus ferme et la plus robuste. Œdipe est coupable, et les dieux versent sur Thèbes la coupe de leur fureur ; Œdipe est l’objet de la colère divine, et les bénéfices de son expiation se répercutent sur Thèbes. Au jour le plus grand et le plus solennel de la création, lorsque le Dieu fait homme allait proclamer par sa mort la vérité de tous ces dogmes, il arriva que le peuple déicide le devança en les proclamant et en les confessant lui-même. D’une voix surnaturelle et avec un rugissement sinistre, il proféra ces redoutables paroles :
« Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants.«
Dieu permit, il semble, qu’ici se condensassent à la fois les temps et les dogmes : le même jour, le même peuple, en le frappant à mort, impute à un seul individu et punit en lui les péchés de tous ; et il demande l’application du même dogme à lui-même en déclarant ses fils solidaires de ses péchés. Et le même jour où cela est proclamé par tout un peuple, Dieu proclame lui-même ce même dogme, en se faisant solidaire de l’homme et en invoquant le dogme de la réversibilité, en demandant au Père le pardon de ses ennemis en échange de sa douleur ; et le dogme de la substitution en mourant pour eux ; et enfin, le dogme de la rédemption, conséquence de tous les autres, le pécheur étant racheté parce que le substitué, qui a souffert la mort en vertu du dogme de la solidarité, a été accepté en vertu du dogme de la réversibilité. Tous ces dogmes, proclamés en un même jour par un peuple et par un Dieu, ont été accomplis, bien qu’imparfaitement, depuis le commencement du monde et ont été symbolisés par une institution avant d’être accomplis par une personne.
L’institution qui les symbolisait est celle des sacrifices sanglants. Cette institution mystérieuse et, humainement parlant, inconcevable, est un fait si universel et si constant qu’il existe simultanément dans tous les temps et dans toutes les régions de la terre. De sorte que, de toutes les institutions sociales, la plus universelle est précisément la plus inconcevable et celle qui paraît le plus absurde. Et c’est une chose digne de remarque : cette universalité est un attribut commun à l’institution dans laquelle ces dogmes sont symbolisés, à la personne dans laquelle ils s’accomplissent et aux dogmes eux-mêmes qui furent symbolisés dans cette institution et accomplis dans cette personne.
L’imagination même ne peut parvenir à se figurer d’autres dogmes, une autre personne, une autre institution plus universelles. Les dogmes contiennent toutes les lois qui régissent les choses humaines ; la personne contient la divinité et l’humanité, l’ensemble ; l’institution est commémorative de ce que ces dogmes contiennent d’universel, symbolique de cette unique personne en qui est l’universalité par excellence et considérée en elle-même, elle s’étend jusqu’aux bornes du monde et franchit les limites de l’histoire. Abel est le premier homme qui offrit à Dieu un sacrifice sanglant, et ce sacrifice, par ce qu’il avait de sanglant, fut agréable aux yeux de Dieu, tandis que celui de Caïn, qui consistait en fruits de la terre, lui fut désagréable.
Ce qu’il y a ici de singulier et de mystérieux, c’est que celui qui verse le sang en sacrifice expiatoire, hait le sang et meurt pour ne pas répandre le sang de celui qui le tue ; tandis que celui qui refuse de verser le sang comme signe d’expiation, aime le sang au point de répandre le sang de son frère. Comment se fait-il que le sang, versé d’une manière, purifie, et versé d’une autre manière, souille ? Pourquoi tous versent-ils le sang, bien que de différentes manières ?
Depuis cette première effusion de sang, le sang n’a cessé de couler, et il ne coule jamais sans condamner les uns et sans purifier les autres, conservant toujours entière sa vertu qui condamne et sa vertu qui purifie. Tous les hommes qui vinrent après Abel le juste et Caïn le fratricide, approchèrent plus ou moins de l’un de ces deux types, de l’une de ces deux cités, gouvernées par des lois contraires et des gouverneurs de noms différents, la cité de Dieu et la cité du monde.
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Ces deux cités sont contraires, non point parce que dans l’une, on verse le sang, et que dans l’autre, on ne le verse pas, mais parce que dans l’une, c’est l’amour et dans l’autre la vengeance qui le verse, dans l’une, il est offert à l’homme, et dans l’autre à Dieu, en sacrifice expiatoire et en agréable holocauste. Le genre humain, sur qui le vent des traditions bibliques n’a cessé de souffler de tous les points, a toujours cru d’une foi invincible ces trois choses : que le sang doit être versé, que versé de cette manière, il purifie, que versé de cette autre manière, il rend coupable.
Ces trois vérités sont clairement attestées par l’histoire, pleine de guerres cruelles, de conquêtes sanglantes, de bouleversements, de destructions fameuses, de morts atroces, de victimes pures placées sur les autels fumants, de frères soulevés contre frères, de riches contre pauvres, de pères contre fils, la terre entière formant une sorte de lac de sang que ni les vents, ni les ardeurs du soleil ne dessèchent jamais.
Elles sont non moins clairement attestées par les sacrifices sanglants offerts à Dieu sur tous les autels de la terre, et enfin, par la législation de tous les peuples, d’après laquelle celui qui ôte la vie à son semblable est excommunié et perd la sienne, exclus de la communion des vivants.
Source : Essai sur le Catholicisme, le libéralisme et le socialisme – M. Donoso Cortès – 1851