Dès la première nuit, la femme de Clovis, Clotilde, lui demanda deux choses qui, sans doute, avaient été les conditions tacites de son acquiescement à cet hymen.
La première était qu’il se fit chrétien, la seconde qu’il vengeât sur Gondebaud le sang de Chilpéric et de sa famille. Ces demandes, adressées par une jeune fiancée à l’homme auquel elle sacrifiait sa virginité et vouait son existence entière, avaient, aux yeux des Germains, un caractère sacré. C’est le don que, dans les épopées chevaleresques du Moyen Âge, les dames requièrent de leurs chevaliers, et qui doit être octroyé à l’instant sans tenir compte des difficultés ni des périls. Clovis accéda aux vœux de Clotilde ; mais il demanda du temps pour les accomplir. D’une part, la nécessité de ménager les préjugés de ses compatriotes lui commandait de différer son admission publique dans le sein de l’église, de l’autre, sa puissance n’était pas encore assez affermie pour lui permettre d’engager contre les Bourguignons une lutte inégale.
Des soins plus pressants appelaient son attention. C’était en protégeant le nord de la Gaule contre les incursions des Allemands que Childéric avait réussi à y consolider son influence. Clovis avait, de ce côté, les mêmes devoirs à remplir. Ces Barbares toujours féroces et turbulents avaient fait une incursion dans la Germanie inférieure, sur le territoire des Francs-Ripuaires. Sigebert, chef des tribus franques du Rhin, appela Clovis à son secours : c’était reconnaître la suprématie du chef des Saliens, et cette raison seule devait le déterminer à donner l’assistance demandée.
Il se mit donc en marche avec son année à laquelle s’étaient jointes les milices sénonaises, conduites par le fidèle Aurélien, qu’il avait fait duc ou gouverneur de Melun. Sa première rencontre avec les Allemands eut lieu à Tolbiac, aujourd’hui Zulpich, près de la limite des deux Germanies. Le succès de cette célèbre bataille fut quelque temps incertain, et l’on prétend qu’au milieu même de la mêlée, Clovis fit vœu de recevoir le baptême si le dieu des chrétiens lui donnait la victoire.
En effet, elle se décida en faveur des Francs. Les Allemands furent mis en déroute et virent tomber sur le champ de bataille leur roi et leurs plus braves guerriers. Profitant de l’abattement où les avait jetés cette défaite, Clovis pénétra sur leur territoire ; ce peuple n’avait plus de chef, il accepta la domination du vainqueur, et la plupart des tribus allemaniques reconnurent Clovis pour souverain, celles qui refusèrent de se soumettre furent poursuivies sur la rive gauche du Rhin et rejetées au-delà du Danube, dans les provinces romaines du Norique et de la Rhétie, où elles cherchèrent un asile.
Par suite de cette brillante expédition, Clovis se trouva maître de la Germanie supérieure ou de l’Alsace et de l’ancien territoire des champs décumates qui, plus tard, dans l’Empire d’Allemagne, forma le cercle de Souabe, aujourd’hui le duché de Bade et le royaume de Wurtemberg. Ces dépendances de l’empire en avaient été séparées depuis près d’un siècle par l’invasion de 407. Clovis en forma, sous le nom de duché d’Allemanîe, un gouvernement particulier qui subsista pendant toute la durée de la dynastie mérovingienne. Ainsi ses victoires reconstituaient les frontières de la Gaule telles que l’épée des Germanicus et des Constantin les avaient tracées.
Après des succès aussi éclatants et un pareil accroissement de puissance, Clovis pouvait suivre librement l’impulsion de sa conscience et les vues d’une sage politique. Su première éducation l’avait disposé à embrasser les dogmes et la morale du christianisme, son mariage l’en rapprochait encore plus. En 496, l’époque de son expédition contre les Allemands, il avait eu déjà deux fils de Clotilde et tous deux avaient été baptisés. Il est possible que sur le champ de bataille de Tolbiac, entraîné par les exemples et les conseils des officiers romains qui combattaient à ses côtés, il ait fait vœu de ne plus différer son administration publique dans le sein de l’Église.
Ce qu’il y a de certain, c’est que la victoire levait les obstacles qui avaient pu jusqu’alors arrêter la libre manifestation de ses sentiments. Au retour de cette glorieuse campagne, le jour de Noël 496, il se présenta avec ses soldats victorieux dans l’église de Reims pour y recevoir le baptême de la main du saint prélat qui avait été l’ami et le protecteur de sa jeunesse. Ce fut un beau jour pour l’Église catholique que celui où elle put faire couler l’eau sainte de la régénération chrétienne sur le front du plus illustre des chefs barbares. Ce triomphe réparait toutes ses pertes et consolait toutes ses douleurs. Baisse la tête doux Sicambre, dit Saint-Rémi au roi des Francs.
Paroles traditionnelles fidèlement conservées par les chroniqueurs et travesties à dessein par les historiens modernes qui, décidés à ne voir dans Clovis qu’un farouche conquérant, ont mis dans la bouche du saint les mots tout opposés de fier Sicambre. Remarquons pourtant combien cette épithète, de doux, mitis, s’accorde bien avec les relations filiales qui avaient toujours existé entre le jeune héros et le pieux évêque. Mais c’est ainsi qu’on a dénaturé nos annales au profit des systèmes hypothétiques enfantés dans le Moyen Âge par l’ignorance des peuples et la vanité des princes. C’est ainsi que l’on a modifié ou rejeté arbitrairement les documents contemporains toutes les fois qu’ils se refusaient à entrer dans le cadre que les préjugés classiques avaient tracé d’avance.
Trois mille guerriers francs, de la tribu de Clovis, reçurent le baptême avec lui, mais, malgré le prestige de sa gloire récente, le reste de ses soldats, probablement en nombre à peu près égal, resta fidèle au paganisme et le quitta pour aller se ranger sous les drapeaux de Ragnacaire, roi de Cambray, qui dans cette circonstance se sépara de lui ouvertement. Nous avons vu que les Francs de Thérouenne et leur chef Cararic ne lui avaient jamais obéi. Sigebert, roi des Ripuaires, forcé d’implorer son secours, était devenu son allié, mais il demeurait païen et conservait son indépendance. Ainsi des quatre grandes fractions de la nation des Francs, il ne restait toujours sous les ordres du fils de Chilpéric que la tribu de Tournay, affaiblie par la défection qui suivit le baptême de Reims. Ces faits seuls suffiraient pour prouver que Clovis n’a pu dominer par la violence le nord de la Gaule, encore moins dépouiller et réduire en esclavage les populations gallo-romaines, comme la plupart des historiens modernes l’ont soutenu par une inexplicable aberration.
Avec toutes les forces de sa tribu, secondée par celle de Ragnacaire, il avait lutté pendant cinq ans contre les cités sénonaises sans pouvoir les dompter, et avec ces mêmes forces, réduites de moitié, il aurait abattu les monarchies des Bourguignons et des Wisigoths, conquis la Gaule entière et asservi ses millions d’habitants ! Il y a là une impossibilité matérielle contre laquelle la raison se révolte. Disons plutôt, avec Procope, que Clovis, chef d’un peuple pauvre et obscur, devint réellement puissant du jour où les provinces gauloises reconnurent volontairement son pouvoir, où leurs évêques le proclamèrent l’espoir de la religion, où leur brave noblesse et leurs belliqueuses milices lui créèrent des armées, du jour enfin où la Gaule catholique l’accepta pour protecteur et pour guide.
La seule nouvelle de son baptême lui soumit les cités de la division Armorique, les 2ᵉ et 3ᵉ lyonnaises qui s’étaient tenues jusque-là dans une sorte de neutralité expectante. Ainsi son autorité s’étendit sans obstacles jusqu’aux rives de la Loire. Il existait encore dans ces contrées quelques débris des corps de soldats sédentaires, milites limitanei, qui depuis le IIIe siècle étaient postés le long des cotes de la Manche et de l’Océan pour les défendre contre les pirateries des Saxons.
Une considération sur laquelle on ne saurait trop insister, c’est qu’aucune nation barbare n’était entrée jusque-là dans le sein de l’Église catholique.
« Tous les Barbares sont hérétiques ou païens, disait Salvien. »
Et ce mot était aussi vrai à la fin qu’au commencement du Vᵉ siècle. À l’époque du baptême de Clovis, il n’y avait pas une seule province dans l’empire d’occident qui ne fut soumise à l’autorité d’un chef barbare et pas un seul de ces chefs qui ne fut idolâtre ou Arien. L’empereur d’Orient était le seul souverain catholique du monde civilisé ; encore son orthodoxie était-elle souvent suspectée à Rome. De là, pour les populations romaines, un profond sentiment de gène et d’oppression.
Leur position vis-à-vis des Vandales, des Wisigoths et des Bourguignons était la même, sous le rapport religieux, que celle des populations grecques modernes vis-à-vis des Turcs. Il ne pouvait s’opérer une fusion complète entre les deux races, parce qu’aux différences d’origine, de mœurs, de langage, il se joignait une cause de division bien plus puissante encore, la différence de religion. Le baptême de Clovis levait cette barrière qui pesait d’un poids si écrasant sur la Gaule romaine.
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Réunis aux pieds des mêmes autels, sous la haute direction intellectuelle des mêmes pasteurs, de ces évêques, dignes élus du peuple et nobles représentants de l’aristocratie celtique, les Francs et les Gaulois étaient appelés à ne former qu’une nation de frères ; dans laquelle, en moins d’un siècle, la distinction des races devait presque entièrement s’effacer. Ce n’était donc pas un vain titre que celui de fils aîné de l’Église, que nos rois se faisaient gloire de porter.
Car de toutes les dynasties de l’Europe, celle des rois saliens fut la première qui entra dans la grande unité chrétienne et y entraîna, après elle, tous ces peuples que les Romains confondaient sons le nom de nations, gentes, désignant par ce seul mot tout ce qui était en dehors de ces deux termes identiques, le christianisme et la civilisation.
Source : Études sur l’histoire, les lois et les institutions de l’époque mérovingienne: Lois et institutions – Jules de Pétigny – 1851