Nous pouvons, par ce qui a été dit de la Passion de Jésus-Christ, établir notre contemplation de plusieurs manières et la conduire à sa perfection.
Mais il nous reste encore à considérer comment cette sainte Passion nous excite à agir et nous sert de règle dans l’action. Comme, entre les œuvres de la vie active, les saintes Écritures font un éloge particulier de celles qu’on appelle les œuvres de miséricorde et de charité, voyons comment, dans sa Passion, le Seigneur nous pousse, nous enflamme et nous conduit par son exemple glorieux à l’accomplissement de ces œuvres de miséricorde.
Dont il a d’ailleurs promis de demander un compte rigoureux au jour du jugement et qui seront alors l’objet d’une récompense éternelle : car il s’adressera de la sorte aux Justes :
« Venez, leur dira-t-il, venez, les bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde, car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ; j’étais nu, et vous m’avez vêtu ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venu me consoler. »
Essuyons donc, ô mes bien-aimés, la poussière qui obscurcit les yeux de notre cœur, et considérons attentivement cette Passion bienheureuse, car nous y verrons briller avec une douceur ravissante les œuvres qui nous occupent en ce moment.
Examinons d’abord comment la croix nous porte à les accomplir, et nous chercherons ensuite quelle règle de conduite elle nous offre pour les exécuter. Si nous réfléchissons bien à cette faim et à cette soif que le Seigneur endure pour nous, assurément, nous devrons nous sentir vivement excités à venir en aide à ceux qui souffrent de la sorte, afin de le soulager au moins dans ses membres.
Et pour tout ramener à la Passion, écoutons Jésus-Christ lui-même criant du haut de sa croix : j’ai soif.
Or, si ceux-là sont bienheureux qui ont faim et soif de la justice, c’est donc principalement de notre justice qu’il a eu faim et soif en ce moment. Je dis principalement, car alors qu’il mourait ainsi pour la justice, ce n’était pas seulement une faim et une soif spirituelles qu’il éprouvait ; mais je crois, et cela fondé sur de graves motifs, que son corps était en proie aux tourments et aux ardeurs de la soif.
En effet, la nuit précédente, il s’était fatigué péniblement et avait passé une longue veille dans la prière. Après avoir été accablé par les agitations qui accompagnèrent sa prise, par la flagellation, les mauvais traitements et tout ce qui se passa dans son jugement, vers l’heure de midi, alors que la faim se fait sentir avec plus de violence, il fut attaché à la croix.
Son jeûne continua jusqu’à la neuvième heure, où il dit : j’ai soif. C’est en ce moment qu’on lui présenta du vinaigre et qu’après l’avoir bu, inclinant sa tête, il rendit l’esprit. Il n’est pas croyable que la Divinité ait apporté quelque soulagement à ses angoisses et au besoin qu’il endurait dans son corps, comme il arriva pendant le jeûne de quarante jours dans le désert, car dans sa Passion, il s’était livré pour nous tout entier et sans réserve aux souffrances.
Mais, puisque le Seigneur a eu faim et soif à cause de nous, nous devons donc nous sentir vivement attirés à soulager ces besoins dans ses membres. Il a été également étranger sur la terre, et nous l’avons entendu dire au montent de sa condamnation : Mon royaume n’est pas de ce monde.
Mais c’est surtout tout sur la croix qu’il a été étranger et regardé comme tel à cause de nous ; car ses amis et ses proches s’enfuirent alors loin de lui, et ses frères le considérèrent comme un inconnu et un homme dont on ignore l’origine. Recueillons donc les membres de celui qui s’est fait étranger par amour pour nous.
De même, il a été nu sur la croix : couvrons-le, je vous en conjure, de vêtements dans ses membres. Il s’est montré pour nous un homme d’infirmités, de douleurs, d’angoisses : rendons-lui visite dans ses membres. Pour nous, il a été captif, et sa captivité l’a conduit, suspendu et cloué à la croix : allons donc le voir dans ses membres captifs et enchaînés.
Cette Passion sainte, vous le voyez, est un objet plein d’attraits qui nous pousse incessamment à l’accomplissement de pareilles œuvres à l’égard de ceux qu’il regarde comme lui-même. Considérons maintenant comment nous trouvons encore ici un modèle qui nous éclaire et dirige notre volonté dans ces mêmes œuvres. Il les a lui-même accomplis ; il a ouvert son côté, et il a versé son sang afin d’éteindre l’ardeur de ceux que la soif consumait.
Sur l’autel de la croix, il a brûlé sa chair dans le feu, dévorant d’un amour sans mesure, afin de nourrir ceux qui avaient faim. Et c’est pour cela que déjà, dans la cène précédente, il avait établi le sacrement de nos autels, qui est un mémorial de la Passion du Seigneur. Car sa chair est vraiment une nourriture et son sang un breuvage, ainsi qu’il nous l’atteste.
Si donc Jésus-Christ s’est fait lui-même notre nourriture, combien plus sommes-nous obligés de nourrir ceux qui ont faim et ceux qui ont soif, et non pas seulement de notre superflu, mais encore de ce qui nous est nécessaire ? Si le Seigneur a donné sa chair pour satisfaire nos besoins, combien plus devons-nous donner à ses membres la chair de nos troupeaux ?
Si lui, le pain vivant descendu du ciel, a voulu être mangé par nous, combien plus devons nous estimer peu de chose de livrer à ses pauvres un pain matériel sorti de la terre ! S’il nous a rassasiés d’un mets spirituel, qui est le pain des Anges, qui nous unit à lui et nous convertit en lui, combien plus devons-nous être pleins d’ardeur à sustenter ses enfants d’un vin et d’un lait qui servent après tout de pâture aux vers.
Soyons donc, ô mes bien-aimés frères, soyons empressés à nourrir les pauvres de Jésus-Christ, ou plutôt à nourrir Jésus-Christ dans ses pauvres. Sur la croix, il a encore exercé l’hospitalité. Là aussi se trouvait un étranger, qui avait parcouru une voie bien longue. Il s’adressa à Jésus et lui demanda un lieu pour se reposer.
« Souvenez-vous de moi, lui dit-il, souvenez-vous de moi lorsque vous serez arrivé dans votre royaume. »
Ou autrement : Daignez, Seigneur Jésus, reconnaître un pauvre étranger et le recueillir dans la demeure de votre royaume. Miséricorde ineffable de Dieu ! déjà, il semble avoir oublié ce qu’il avait dit ailleurs à celui qui s’enquérait de l’endroit où il demeurait :
« Les renards ont leurs trous et les oiseaux du ciel leurs nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. »
II ne diffère point à recevoir l’étranger, non pas seulement sous le portique, non pas dans un recoin de son palais, mais en soi-même ; et cela, non pas demain, ni après-demain, mais aujourd’hui, dit-il, « tu seras avec moi dans le paradis. »
O malice déplorable des hommes ! Le Seigneur reçoit un voleur dans sa demeure, il le retire dans son propre cœur, et nous, nous refusons de recevoir dans nos maisons de terre et de boue ceux qui sont bons, nous nous excusons sous le prétexte que peut-être, ils sont des malfaiteurs.
Souviens-toi, homme misérable, que le Seigneur n’a pas dédaigné de donner l’hospitalité à un voleur. Si donc, à cause de ta pauvreté, tu te trouves dans l’impuissance de recueillir le pauvre sous un toit matériel, abrite-le au moins dans ton cœur, en lui portant compassion. Le Seigneur s’est dépouillé de ses vêtements, et il a été nu sur la croix afin de voiler notre ignominie.
Combien donc est-il convenable que nous nous dépouillions nous-mêmes pour couvrir Jésus dans ses pauvres ; ou, pour ne parler que de nous autres religieux, avec quel empressement devons-nous faire refluer sur les indigents tout ce qu’il peut y avoir de superflu dans nos cellules, nos lits et nos vêtements ! Oh ! quel bonheur devrait être le nôtre ! lorsqu’il nous est donné de nous déposséder pour Jésus-Christ et de soulager ses pauvres, non-seulement de ce qui ne nous est d’aucune utilité, mais de ce qui est nécessaire, à nos besoins !
Il s’est réduit pour moi à la nudité, et je refuserais de souffrir pour lui quelque privation ! Loin de nous, mes bien-aimés, loin de nous une pareille conduite ! Donnons non-seulement ce qui nous appartient, mais donnons-nous nous-mêmes au prochain, ou plutôt à Jésus-Christ en la personne du prochain, car il s’est donné lui-même tout entier à nous.
Et comme il nous a visité dans notre faiblesse, comme sur la croix, il s’est chargé du fardeau de nos infirmités, de nos angoisses et de nos peines, ainsi, mes frères bien-aimés, visitons avec sollicitude ses malades, portons et même transformons en nous leurs infirmités par une compassion sincère, en sorte que nous puissions dire avec l’apôtre saint Paul : Qui est faible sans que je m’affaiblisse avec lui ?
Jésus-Christ, pendant les trois jours de sa sépulture, est descendu aux enfers pour en visiter les captifs. Quelle sera donc la prison assez profonde et assez horrible pour nous empêcher d’aller en trouver les prisonniers, ou plutôt Jésus Notre-Seigneur en leur personne ? Car il considère comme fait à lui-même tout ce que nous aurons fait à quelqu’un de ses membres.
À lire aussi | Monsieur Fouquier-Cholet durant la Restauration en France
Enfin, la vertu qui conserve et fortifie toutes celles que nous venons d’énoncer, c’est cette tendresse qui inclina le Sauveur à prier pour ceux qui le crucifiaient. Ainsi devons-nous vivifier notre charité et notre miséricorde envers le prochain, non seulement en pardonnant à ceux qui nous offensent et en ne gardant contre eux aucune aigreur au fond de notre âme, mais encore en répandant pour eux en présence du Seigneur les prières les plus affectueuses.
Daigne-nous l’accorder, l’auguste Trinité qui vit et règne dans tous les siècles des siècles.
Source : Saint Bonaventure – L’Aiguillon de l’Amour Divin