D’après le Nouveau Testament, le salut du genre humain est lié à la mort du Sauveur. Les conséquences pratiques sont déjà indiquées : délivrance de l’âme, expiation du péché, réconciliation avec Dieu.
Quant à l’explication du mystère, elle s’y trouve en germe ; dans saint Paul, sous forme de rançon, de dévouement, d’obéissance, de sacrifice expiatoire, de substitution pénale ; dans saint Jean, comme adoption divine, vie de l’âme et rédemption du corps. C’est là un double point de vue qui, loin d’être considéré exclusivement, doit se combiner et se compléter l’un par l’autre, qui, en fait, a déterminé, chez les Pères, un double courant, mais qui a fini par s’imposer.
À côté d’aperçus saisissants et d’idées justes, qui resteront comme l’expression de renseignement, combien de tâtonnements, d’essais imparfaits, de vues hasardées, téméraires et sujettes à caution, dont la raison, mieux éclairée par la foi, devra faire justice pour ne retenir que la vérité substantielle, la seule pleinement conforme avec les données évangéliques, la seule identique et permanente à travers les multiples explications dont on n’a cessé de l’envelopper.
Au fond, la Rédemption n’est pas autre chose que la destruction du péché et de ses conséquences par la mort salutaire de Jésus. Mais il y a là une double donnée : le péché de l’homme et la mort du Sauveur. Péché et mort doivent être examinés dans leurs raisons dernières avant que puisse se faire la synthèse. Or, qu’ont fait les Pères ? Ils les ont étudiés séparément, trop souvent à la surface, sans pénétrer jusqu’à l’intime réalité, et surtout sans chercher à se rendre compte du lien mystérieux qui existe entre la mort du Christ et le péché de l’homme.
C’est dire par conséquent qu’après eux restait à faire l’organisation systématique de l’enseignement chrétien sur ce dogme si important. Tour à tour, en effet, les Pères ont étudié le péché et la mort. Le péché a été examiné par eux, plutôt dans ses conséquences, que dans sa nature intime. L’une de ses conséquences générales, c’est de faire déchoir l’homme de l’état surnaturel dans un état de corruption et de mort ; Notre Seigneur nous a retirés de celui-ci pour nous rétablir dans celui-là.
Et à ce point de vue, pour les Pères grecs, à la suite de saint Jean et de saint Irénée, c’est surtout l’Incarnation du Verbe qui a opéré ce relèvement, la passion n’y joue qu’un rôle assez effacé. Il importera donc de mettre en relief le rôle de la Rédemption et de lui rendre la place qu’elle occupe dans le plan divin.
Une autre conséquence générale du péché, c’est qu’il a placé l’homme sous la dépendance du démon. L’Évangile et saint Paul parlent de rançon ; le salut est un rachat. Or, parmi les Pères, les uns se sont représenté le démon comme le maître du pécheur, comme un créancier, et ils en ont conclu que c’est au démon que Notre Seigneur a dû payer la rançon de la délivrance.
Les autres, sentant qu’une telle conception avait d’inacceptable, se sont rappelé que le démon n’est qu’une créature, que, s’il a des droits sur le pécheur, il ne saurait les tenir que de la permission de Dieu, et ils en ont conclu que, vis-à-vis de lui, le Sauveur n’avait aucun compte à régler de justice commutative. De ces deux opinions, la première sera écartée, la seconde sera simplement amendée.
Enfin, le péché a été considéré à des points de vue particuliers ; par rapport à Dieu, comme un outrage qui excite sa juste colère, comme une faute qui mérite un châtiment ; par rapport à l’âme, comme une souillure qui demande à être purifiée. C’est pourquoi les Pères ont envisagé le mystère de la Rédemption comme une réparation de l’honneur de Dieu, comme une peine subie à la place du pécheur, d’où l’idée d’une substitution pénale et satisfactoire, conforme à la prophétie d’Isaïe, et comme une purification d’une efficacité absolue, selon la doctrine de l’Épître aux Hébreux.
Ces points de vue seront repris et examinés plus à fond. Après le péché de l’homme, la mort du Sauveur a été étudiée en elle-même. C’est la mort imméritée d’une victime innocente : elle paye la dette des vrais coupables. C’est une mort volontaire, librement acceptée par obéissance : elle dépasse de beaucoup les sacrifices de l’ancienne loi. C’est un acte d’amour extraordinaire : elle plaît à Dieu. C’est la mort d’un Dieu : elle possède une valeur infinie.
La plupart de ces idées, très justes en elles-mêmes, sont à retenir. Mais, émises ça et là, au gré des circonstances, sans une vue d’ensemble ferme, aucune d’elles n’a pris un relief dominant et n’est devenue le centre d’un système harmonieusement lié. Elles demandent donc à être soumises à une analyse plus rigoureuse et à être rangées dans un ordre logique.
De plus, c’est surtout le lien intime et mystérieux, qui existe entre la mort du Sauveur et le péché de l’homme, que l’on doit rechercher et déterminer avec soin. Et enfin, puisque le péché ne pouvait être réparé que par un sacrifice, mais par un sacrifice auquel seul un homme-Dieu pouvait donner toute son efficacité, il restait à signaler, mieux que ne l’avaient fait les Pères, soit le motif de ce sacrifice, soit la raison qui en faisait la valeur.
Ce fut l’œuvre de l’élaboration théologique, qui se dessine avec saint Anselme, se précise avec Pierre Lombard et Alexandre de Halès et s’achève avec saint Thomas. Saint Anselme a été le premier à essayer une systématisation de l’idée rédemptrice et à la mettre dans la satisfaction ; c’est dans son ouvrage, Pourquoi l’Incarnation.
Il y procède à l’aide du raisonnement. Le péché réclame une satisfaction et l’homme est impuissant à la fournir. Pourquoi d’abord le péché réclame-t-il une satisfaction ? C’est qu’il est une offense gratuite envers Dieu, un refus de l’hommage qui lui est dû, une désobéissance qui constitue une injustice. Il doit donc être réparé. Mais, pour réparer ce dommage moral et extérieur, le seul dont il puisse être question par rapport à Dieu, il faut restituer à Dieu ce qu’on lui a pris, c’est-à-dire son honneur.
Ou satisfaire ou subir le châtiment, pas de milieu. Mais l’homme, capable de pécher, est incapable de réparer dignement sa faute. Pourquoi ? Parce que le péché, en s’attaquant à Dieu, revêt une gravité exceptionnelle, qui se mesure à la dignité infinie de la personne offensée, tandis que la satisfaction ne se mesure qu’à la dignité de celui qui satisfait.
Or, l’homme ne saurait se comparer à Dieu. Il faut donc un réparateur égal à Dieu. Mais Dieu, en tant que Dieu, ne saurait réparer, puisqu’il est étranger à la nature humaine, seule coupable. Il faut donc que Dieu se fasse homme, qu’il soit Dieu parfait et homme parfait. D’autre part, l’Homme-Dieu n’est pas pécheur ; pourquoi donc sa mort ? Pour satisfaire amplement, surabondamment. Sa mort est volontaire, donc méritoire.
Ne pouvant mériter pour lui-même, puisqu’il n’en a nul besoin, il a mérité pour les pécheurs. Et Dieu a ratifié cette substitution et cette satisfaction. C’est ainsi que saint Anselme a dégagé nettement et groupé les explications patristiques, en les approfondissant, sur la malice infinie du péché, sur l’incapacité de toute créature à le réparer et sur la pleine suffisance de la satisfaction rédemptrice.
Saint Anselme a tout simplement fait la théorie des idées courantes dans la tradition et a mieux mis en relief la notion de la satisfaction vicaire ; sa tentative a été couronnée de succès et restera un point acquis de l’enseignement catholique. On peut l’appliquer à l’idée de substitution pénale, car Jésus-Christ a sauvé l’homme en satisfaisant pour le pécheur à la justice divine et en subissant à sa place la peine qu’il avait méritée.
Mais on peut l’appliquer aussi à l’acte généreux par lequel Notre Seigneur a accepté de sauver l’homme par l’Incarnation et la Rédemption, mettant le sceau final à sa mission par la mort sanglante de la croix, et compensant ainsi magnifiquement notre révolte par son obéissance, notre orgueil par son humiliation, notre sensualité par sa passion douloureuse.
Mais ce que l’on peut et ce que l’on doit reprocher à saint Anselme, c’est sa rigueur de logique qui le pousse à soutenir la nécessité de l’Incarnation et de la Rédemption, par suite à laisser croire qu’il n’y avait point d’autre moyen de sauver l’humanité déchue.
« Il a insisté trop, dit le P. Bainvel, sur la nécessité pour Dieu de donner des remplaçants aux anges déchus, et sur l’impossibilité du pardon pur et simple, accordé non pas sans repentir, comme il semble l’entendre, mais au repentir. L’Incarnation, en effet, n’est nécessaire qu’à cette double condition »
À lire aussi | De la nature et des attributs de Dieu
La doctrine de saint Anselme, à peine connue, fut utilisée, notamment par Honorius d’Autun, Hermann, abbé de Saint-Martin de Tournay, et Hervé de Bourg-Dieu. Honorius la résume fidèlement : le péché est grave, plus grave que tous les maux de la terre. Pour être sauvé, il faut rendre à Dieu son honneur et satisfaire pour l’injure faite. Le péché étant plus grand que le monde, le pécheur devait offrir à Dieu quelque chose de plus grand que le monde ; et c’est ce qu’il ne pouvait pas. Dieu a eu pitié de lui pour ne pas détruire son plan divin.
Faire abandon de son honneur, eut été impuissance ; glorifier l’homme impuni, eut été injustice. Ni un homme ni un ange ne pouvant satisfaire, Dieu a envoyé le Sauveur. Le Verbe s’est fait chair ; sa mort imméritée et sainte a payé la dette de l’homme pécheur ; mais, cette mort, Dieu ne l’a pas exigée, il n’a fait que la permettre ; et Jésus, en l’acceptant par amour, a acquis un mérite qui rejaillit sur nous.
Source : Le catéchisme romain ou l’enseignement de la Doctrine Chrétienne – Chanoine Bareille – 1906