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La véritable histoire du servage au Moyen Âge

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La véritable histoire du servage au moyen-âge

L’institution du servage dans l’histoire est de celles qui sont le plus d’usage pour décrier le passé. C’est un des points aigus de ce livre. Ce n’en est pas le plus important, et le grand rôle qu’il joue dans la critique tient au poids dont le sentiment du peuple pèse de nos jours en ces affaires ; il est l’effet de la démocratie.

Le tableau du servage, tel qu’on le représente, a pour effet d’effrayer le peuple et de soulever sa haine ; cependant l’institution est généralement reconnue par les gens instruits comme passable. N’hésitons pas à dire qu’elle compte au nombre des grands bienfaits de ces temps-là, et en général au nombre des institutions les plus humaines qu’on ait connues.

L’éloge de la monarchie répandu aux précédents chapitres se présente en opposition avec le régime féodal. J’ai fait voir ce régime contraire premièrement à l’essence de la monarchie, en second lieu à son oeuvre militaire et à son oeuvre administrative. Cependant on ne saurait quitter le Moyen Age sans présenter l’éloge de la féodalité.

Le décri qu’on en fait ne tient à aucune des causes examinées dans ce qui précède. On ne reproche à la féodalité ni le morcellement ni le désordre politique ; on lui reproche l’oppression des faibles. Remarquons en passant l’erreur de ce point de vue.

Il néglige les grands intérêts, les horizons du commun salut ; volontairement ramené sur une seule classe de citoyens, sur celle dont le sort justement se ressent plus que tout autre de la fortune publique, il n’a de zèle, à l’exclusion de tout le reste, que pour les faibles et les petits.

La raison politique n’interdit pas ce zèle. Elle enseigne seulement qu’il est vain quand on prétend ne connaître rien de plus. Elle tient le sort des dernières classes pour une partie de l’ordre public et réprouve un régime où la misère, la faim, la dégradation, l’ignorance seraient leur partage.

Un tel état des dernières classes exerce la sollicitude de tous les gouvernements sages, moins à cause de la louable pitié qu’il excite qu’à cause des règles politiques qui font prévoir dans ce fait la ruine générale.

Le préjugé révolutionnaire enseigne à ne reconnaître dans ce sort des petits que l’objet d’un devoir moral ; il y subordonne tout l’Etat. Cet intérêt particulier, dans une fonction qui ne doit considérer que les intérêts généraux, ruine l’Etat sans profit pour ceux qu’on lui préfère.

Ceux-ci pâtissent deux fois de la Révolution : de l’impuissance à laquelle son erreur la condamne et de la banqueroute sociale à laquelle elle aboutit. En face de ce résultat, il ne serait pas inutile de mettre les exemples d’un régime né de tout autre chose que de sollicitude morale et de pitié.

L’imminence du danger ressenti par chacun laisse peu de place à ces sentiments. Le jeu réglé des intérêts fît tout. Il fit tout dans un temps où les leçons de l’Église, seul héritage, avec la royauté, que le monde eût sauvé des Barbares, rendaient les hommes capables des grands principes de Tordre.Il faut ici considérer deux choses : ce que fut en soi le servage, et dans quelles conditions il s’est établi.

Ce second point est nécessaire, s’il est vrai que les institutions ne se jugent bien que par comparaison. Le commun de nos contemporains se fait des serfs l’idée d’une sorte d’esclaves ; on se les définit comme le bien et la chose d’un maître. A cela est joint le tableau d’une misère extrême, telle qu’elle peut être dans les campagnes, faite des mille infortunes auxquelles le paysan vit exposé. Les impôts, la corvée, la portent au dernier degré du malheur. Il n’est pas jusqu’à ce mot de servitude de la glèbe, qui ne serve à nous effrayer.

Ainsi la condition du serf se présente comme un comble de pauvreté, de souffrance et d’oppression. Dans un temps où s’élaboraient les divers mensonges historiques dont l’opinion contemporaine est faite, Collin de Plancy rédigeait ainsi l’article des serfs dans son Dictionnaire féodal, (cet ouvrage est de 1819) :

 » Les esclaves ou serfs et les vilains ou domestiques de la campagne ne demeuraient pas dans la maison du seigneur, mais ils n’en dépendaient pas moins des caprices de ce tyran, qui les vendait comme des animaux avec le champ qu’ils cultivaient et la cabane où ils attendaient la mort. Non seulement leur cupidité les portait à accabler ces esclaves d’un travail insupportable, mais leur moindre fantaisie infligeait à ces malheureux des peines et des tribulations incroyables, sans aucun motif d’intérêt. « 

Chacun a pu recueillir l’écho de ce genre de propos dans nos manuels de classe :

« Au Moyen Age, écrit l’un d’eux, le paysan a un sort affreux. Dans sa pauvre cabane, il vit comme un lièvre poltron. Toujours il a l’oreille tendue. Au premier signal il s’enfuit avec sa femme et ses enfants…« 

Je ne relèverai pas ici l’abjection de ces mensonges ; ce qu’il ne faut pas manquer de remarquer, c’est le style qui en est inséparable. Bien ou mal, les uns avec quelque teinture de lettres, les autres en simples goujats, tous ces écrivains déclament. L’enflure est inséparable de leurs propos. Elle l’est par l’effet de la méchanceté d’une cause qui périt quand on l’examine.

A ces propos et à mille autres, un mot pour réponse suffira. La servitude de la glèbe renverse tout ce tableau. On croit qu’elle en fait le trait le plus noir ; c’est le contraire qui est vrai. Car qu’on réfléchisse à ceci. Le serf attaché à la terre, c’est la terre elle-même vouée au serf, vouée dans des conditions d’avenir et de sécurité dont les modernes conçoivent à peine les avantages. C’est, dis-je, la terre vouée au serf ; partant, c’est le propriétaire lui-même de la terre engagée envers le serf.

Qu’on pèse les termes de cet engagement : il n’en est pas de plus rigoureux. En vertu et par l’effet direct de la servitude de la glèbe, le seigneur ne peut ni changer le serf de place, ni le renvoyer, ni ôter la succession de terre à ses enfants.

Si la terre est vendue, le serf reste. Nos dénonciateurs appellent cela être vendu avec le champ. En effet, tout comme les locataires à bail d’une maison sont vendus avec la maison. Ceia justement n’arrive qu’à titre de garantie, dont ces locataires profitent. Celui qui s’en fâcherait, comme d’une disposition contraire à sa dignité, passerait pour fou aux yeux de tous ; la dignité mise en avant par les révolutionnaires est tout juste de ce niveau.

Donc la servitude ou servage de la glèbe n’est que le nom d’un contrat perpétuel entre le propriétaire et le paysan, contrat qui ne pouvait être rompu, si ce n’est d’un consentement mutuel ; il ne pouvait pas l’être, dis-je, même au prix de l’affranchissement du serf.

Devant l’offre de cet affranchissement, ce serf peut obliger son maître à le garder. Il le peut, et, quelque étonnant que cela paraisse à des esprits imbus du préjugé moderne, il a souvent usé de ce droit. Plus d’une fois, au cours de l’histoire, on voit des serfs refuser la liberté. Ainsi prise, il est évident que l’institution change d’aspect. D’odieuse qu’on la peignait, elle devient tutélaire, l’une des plus favorables qui soient au paysan. Les historiens dignes de ce nom ne s’y sont pas trompés. Ils ont vu et représenté dans la fixité du servage la fin de l’esclavage antique.

Ce n’est pas que, même à l’égard de ce dernier, il convienne d’approuver toutes les invectives qui courent le monde, assez de remarques étant capables d’en adoucir pour nous le tableau. Par exemple, les esclaves, mieux dénommés valets, que nous représentent les comédies de Plante et de Térence. ne paraissent pas chez ces auteurs dans l’état d’abjection qu’on dépeint. Cette comédie est l’image des moeurs ; on ne peut supposer qu’elle ait été infidèle en ce point-là.

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Ce qu’elle découvre donne donc à croire que les esclaves du temps de la République romaine se rapprochaient assez, pour la condition, des valets de Molière. L’ensemble des lettres grecques et latines s’accorde avec cette impression. Quels qu’aient été la rigueur des lois et l’effet de cette rigueur en plusieurs circonstances, il faut croire que le plus souvent les moeurs rendaient l’esclavage supportable.

La tare de cette institution fut la dispersion des familles, effet du droit qu’avait le maître de vendre les époux sans les femmes, et les pères sans les enfants. Cette tare devait disparaître avec la fixité. Le droit de rester sur sa terre fut pour l’esclave une vraie propriété. En fait, ce droit mit fin à l’esclavage.

Les commencements d’un pareil droit remontent assez haut dans l’histoire, jusqu’au temps de l’Empire romain. Une loi de Valentinien et de Gratien, mentionnée dans le code Justinien, l’introduisait au IV siècle. On ne sait quels effets cette loi eut d’abord ; le fait est que dès le VI siècle la servitude de la glèbe était déjà très répandue.

Ajoutez que les mots de serf et d’esclave, dont nous faisons usage en cette matière, ne servent d’aucune distinction dans l’histoire. Les anciens n’ont jamais connu que le premier : ils nomment servi ceux que nous appelons leurs esclaves, et les serfs du Moyen Age ont pris ce nom de l’esclavage antique. Il ne faut donc pas demander quand le changement de nom assura le changement dans la chose, car le nom n’a jamais changé ; des institutions différentes le remplirent seulement d’un sens nouveau.

Au VIII siècle, les documents font voir les noms de manses et de tenures serviles : mansiserviles ; une expression désigne les serfs fixés : servi casati ; au IX siècle on n’en connaît plus d’autres : les derniers vestiges de l’esclavage ancien ont disparu.

Venons au mode de cette tenure. Le serf vit de la terre à laquelle il est fixé. Il en vit non par voie de salaire, mais de récolte. L’usufruit de cette terre est à lui, le fonds seul restant au seigneur. Ainsi le serf (chose capitale) n’est pas tâcheron, mais fermier, et, par l’effet de la fixité, fermier perpétuel. De l’existence ainsi réglée on trouvera le tableau fidèle dans Viollet, Histoire du Droit civil français et les Communes au Moyen Age ; dans Brutails, Études sur les Populations rurales du Roussillon; dans Grandmaison, les Serfs de Marmoutiers ( pour la Touraine) ; dans les Polyptyques des abbayes, surtout dans celui de Saint-Germain-des-Prés, publié avec l’importante préface de Guérard.

La terre dont dispose le serf est étendue. Pour chacun des serfs d’une certaine abbaye, Fustel de Coulanges calcule une moyenne de sept hectares. Le principal est en labour ; un pré et une vigne y sont joints ; à cela il faut ajouter les droits d’usage dans la partie réservée du seigneur : droit de glandée, de bois mort, etc. Ce peu de traits permet d’imaginer le tableau de la vie servile, tableau fort différent de celui que l’ignorance et la duplicité nous présentent.

Tout ce qu’on sait de positif sur l’existence des serfs atteste l’aisance et la prospérité. Pas un texte tiré des documents de fait, pas un mot ne signifie, n’autorise à prétendre qu’aucune sorte de misère matérielle ait été le partage de cette condition. Cette aisance et cette prospérité eurent pour le serf les résultats ordinaires.

Elles engendrèrent l’épargne, puis la propriété. Rien n’est commun au Moyen Age comme le cas du serf propriétaire ; usufruitier seulement des terres de son seigneur, il tient d’autres terres en son propre. Voilà ce que recueille du régime de servage celui qu’on en croit la victime.

Voyons maintenant ce qu’il doit. Dans un texte célèbre, Beaumanoir donne à cet égard une idée de sa condition ;

« Cette manière de gens, dit cet auteur, ne sont pas tous d’une condition ; ainçois sont plusieurs conditions de servitude. Car les uns des serfs sont si sujets à leur seigneur que leur sire peut prendre quan qu’ils ont à mort et à vie, et leur corps tenir en prison toutes les fois qu’il leur plaît, soit à tort, soit à droit, qu’il n’en est tenu à répondre fors à Dieu ; Et les autres sont démenés plus débonnairement, car tant comme ils vivent, les seigneurs ne leur peuvent rien demander, s’ils ne méfont, fors leurs cens et leurs rentes et leurs redevances, qu’ils ont accoutumé à payer dans leur servitude.« 

Suivent des détails sur ce second état. Voici le commentaire de ce texte :

La seconde partie est grosse d’enseignement. Elle renverse toutes les idées reçues sur le régime d’exaction du servage, sur l’arbitaire du commandement qui s’exerçait à l’égard des serfs. Beaumanoir, en ceci, savait ce qu’il disait ; ce qu’il ajoute d’extrêmement précis, dans la suite de ce texte, sur le droit de formariage et de mainmorte le prouve.

Les prétendus abus dont l’impôt, la corvée auraient été matière au détriment des serfs sont formellement exclus pour cette seconde partie. Il est à peine besoin d’avertir que, dans les nombreuses citations qu’on a faites du texte de Beaumanoir, c’est la première qu’on allègue. Examinons-la.

Elle est remarquable par son imprécision. Tout trait particulier manque à la description de la condition dont elle rend compte. Visiblement cette description n’est que le développement purement oratoire d’un seul point : à savoir que le serf de cette condition est remis au seigneur à merci. De témoignage formel qu’il convienne de retenir, elle ne contient que ce seul point. Ce qu’elle établit n’est donc pas autre chose, sinon qu’il existait une condition légale de serfs remis à la discrétion du seigneur, sans réserve que l’engagement de la terre, essentiel à l’institution.

Si l’on ne connaissait de Beaumanoir autre chose, on pourrait, sur le seul vu de ce texte, conclure que cet auteur est hostile au servage, puisqu’il ne développe que dans le sens du pire une condition qui, à la prendre en soi, put avoir d’autres conséquences ; rien n’empêchant que dans une institution la coutume ne règle, et ne règle honnêtement, ce que la loi laisse à discrétion. Or ce qui serait probable est certain : Beaumanoir est hostile au servage, son livre en contient plusieurs preuves, et cette hostilité n’est plus à démontrer.

Elle se conçoit par l’époque tardive à laquelle cet auteur a écrit, quand les raisons de cette institution n’étaient déjà plus bien comprises. Cette époque tardive explique l’imprécision qu’il met à décrire un état qui est le plus ancien des deux. Elle est, autant que son hostilité, un motif de réserves quant à cette description.

En résumé de ceci, toute critique raisonnable a le devoir de remarquer deux choses : du premier état de servage, Beaumanoir ne rapporte que la condition légale ; en second lieu, Baumanoir ajoute à ce rapport son préjugé. Or, que la coutume eût réglé ce que la loi laissait libre dans cet état de servage, je n’ai fait encore que le supposer.

En voici maintenant les preuves. Dès l’origine même, des témoignages certains nous montrent comment cela a pu se faire et s’est fait. Le livre de Fustel de Coulanges, l’Alleu et le Domaine rural (chapitre XIV), en contient de curieux exemples.

Un propriétaire, Arédius, lègue des serfs par testament. A quelles conditions ? Les plus précises. Il lègue le serf Ursacius et sa femme, à condition qu’ils cultiveront quatre arpents de vigne sur la réserve du maître (dominicum).

Voilà la redevance de ces serfs fixée, et par le seul effet d’une clause testamentaire. Le même propriétaire ajoute :

« Je lègue en même temps, etc. (noms des serfs). Je veux qu’ils cultivent sur la terre des moines quatre arpents de vigne. Leurs femmes paieront chaque année dix deniers d’argent ; on n’exigera d’eux rien de plus en aucun temps. »

Il faut remarquer cette clause prohibitive. L’usage en est extrêmement frappant. De telles dispositions valent toutes les lois du monde ; pour qui sait les usages du Moven Age, elles étaient inviolables et perpétuelles. Une prohibition du même genre se retrouve ailleurs en ces termes :

« Cet homme cultivera pour les moines quatre arpents et rien de plus, »

C’était tout ce qu’en échange de sa tenure on était en droit d’exiger. Ainsi la redevance était tantôt argent, tantôt travail ; elle était aussi tribut en nature. Le seigneur fondait la culture de ce qu’il se réservait de terre sur les redevances dues pour les terres engagées.

Le serf, véritable fermier pour ces dernières, acquittait son fermage en travail chez son maître. C’est une tromperie que d’avancer qu’il fournissait ce travail gratuitement, qu’on le contraignait de cultiver gratis les terres du seigneur ; à moins que l’on n’ajoute que cette gratuité avait pour retour la gratuité des terres qu’il occupait. Ce travail n’était pas plus gratuit que celui que fournissent les concierges de Paris en échange du logement qu’on leur donne.

Ajoutez que la limite de ce travail était fixée. Ainsi rien n’était plus redevable et en fait plus avantageux pour le paysan que ce régime.

« Taillable et corvéable à merci » dans un des cas est le principe : la coutume et des conventions multipliées à l’infini, nées de mille circonstances, épousant mille formes, en limitaient partout l’application. Il en va de cette formule comme de tant d’autres semblables, dont l’objet n’est pas autre chose que d’exprimer l’absolu du droit.

Elle est comme le domaine éminent du roi de France sur les biens de tous ses sujets: on le reconnut à Louis XIV ; mais il faudrait être bien fou pour s’imaginer que les hommes de ce temps en aient souffert dans leur droit de propriété. Seulement le roi se désignait par là comme maître absolu du royaume : ainsi le seigneur se regardait comme maître absolu de ses serfs. Un moderne dira que cela est humiliant. Je ne dispute pas maintenant de cela, mais des conséquences d’une telle formule quant à la vie matérielle des hommes. Cette conséquence est nulle ; les faits le prouvent.

En dépit de cette formule qui le livrait à merci, le serf ne rendait au seigneur qu’un retour fixe et constant d’argent et de services ; en dépit de cette formule, le serf était prospère, j’ajoute le serf était content. Quant à la dignité du serf et en général des hommes d’ancien régime, qu’on suppose dégradée par ces sortes de principes, ce n’est pas d’elle qu’il s’agit maintenant : il ne s’agit que de savoir s’ils étaient misérables. Ce n’est pas qu’il n’y eût à cette fixité de redevance, comme à toutes choses, des exceptions. Il arrivait que le seigneur exigeait davantage. Mais cela n’était jamais qu’un cas particulier, pour des causes définies, qu’il ne manquait pas de donner.

Ce surcroît n’était reçu qu’à titre exceptionnel. Une guerre, quelques travaux d’un ordre particulier, le mariage d’une fille, sont au nombre des motifs qu’on voit alléguer dans la circonstance. Quelqu’un dira qu’ils pouvaient être frivoles ; encore fallait-il en donner, et le soin qu’on prend de le faire témoigne de l’attention qu’on mettait à éviter l’apparence de l’injustice.C’est tout le contraire d’un régime d’arbitraire ; l’exaction même y est limitée.

Quant aux droits odieux ou absurdes dont on a osé répéter que le régime féodal s’accommodait, il paraîtra superflu d’y insister. Ceux qui en proclament l’existence sont encore à trouver un texte de quelque force et de quelque précision sur le fameux droit du seigneur, par exemple.

Pour la stupide histoire des grenouilles, que les paysans auraient été contraints de faire taire en battant les fossés du château, voici un trait qui donnera l’idée du fondement de ce genre d’inventions :

A Saint-Brieuc, l’évêque, ayant affranchi les habitants de deux maisons de la rue Allée-Menant, leur impose en échange la condition suivante :

Tous les ans, la veille de la Saint-Jean, à l’heure des vêpres, en présence de l’évêque, ils iront battre les eaux d’un ruisseau voisin en criant :

« Grenouilles, taisez-vous ; laissez Monsieur dormir. »

L’intention du seigneur est obscure, et l’on n’imagine pas le motif qui fait exiger cette démarche en retour de la liberté qu’il donne ; une chose est certaine, c’est que cette démarche n’épouse ni le caractère d’un dommage, ni celui d’un trait d’oppression. Elle n’est ni embarrassante, ni pénible, ni dispendieuse.

En échange d’un bien effectif, elle a dû paraître légère. Il y avait d’autres conditions auxquelles le serf était soumis. C’était principalement la mainmorte : c’est-à-dire que les biens que le serf avait en propre, et qui tombaient dans son héritage, revenaient au seigneur à sa mort. Il y avait de plus le formariage, en vertu duquel le consentement du seigneur était requis pour se marier.

Ces droits, que des raisons diverses expliquent et par où se marque la sujétion du serf, ne tombent pas sur toute sa famille. Il est remarquable que la condition de servage n’est le fait, dans celle-ci, que du chef. Il n’y a par famille qu’un seul serf. Ces droits, depuis le VIII siècle jusqu’au XI, furent modifiés à l’infini, de sorte qu’il est presque impossible d’assigner à cet égard le régime même d’une province.

Enfin les serfs les rachetèrent. Ce rachat se fit au hasard des circonstances, selon les moyens des paysans, qui ne paraissent pas avoir manqué, et la volonté du seigneur, qu’on n’y voit nulle part rebelle. Par l’effet de ces rachats, un temps vient où la condition du serf, ne comportant presque plus de charges, semble une des plus faciles et des plus profitables qu’il y eût.

Mais quels qu’aient été ces changements, n’oublions pas que la grande source de prospérité du serf, sa vraie propriété fut le fermage de la terre, fermage dont j’ai dit qu’on ne pouvait le dépouiller et qui était si bien son propre que, sur les domaines d’un même seigneur, il lui était permis d’en faire rechange et d’en trafiquer.

Cette terre et ce trafic l’enrichirent. On rencontre dans les documents cent exemples de richesse chez les serfs. J’ai parlé aux chapitres précédents du serf péager de la commune de Laon. Dans le Polyptyque de l’abbé Irminon, publié par Guérard, se lit une histoire de serfs qui se font passer pour nobles.

En 1040, le serf Ascelin, des moines de Marmoutiers, au diocèse de Tours, est si riche que, s’il vendait les terres qu’il possède sur un de leurs domaines, ce domaine deviendrait désert. En 1126, deux frères, dont la famille était la plus puissante des Flandres après celle des comtes, sont convaincus de condition servile au dénombrement qui se fait alors.

En 1494, Domanche Colconet, prêtre et chanoine de Châlons, se trouvait de condition servile. Des lettres royales l’autorisent à acquérir et à tester. Chose qui n’étonnera guère moins que tous ces exemples décisifs : il existait des serfs de serfs. Tant la condition de serf était capable de tous les degrés de prospérité, et, dans une certaine mesure, d’autorité.

Telle est la condition qu’on plaint. Tel est l’état de ceux dont M. Luchaire ose écrire ; « ces malheureux ».

Ce sont des traits de l’esprit de parti. Il règne chez les plus habiles et déshonore des historiens qu’on eût aimé, à cause de leur mérite, à trouver nets de ces excès.

Après l’exposé qu’on vient de lire, personne ne s’étonnera que les serfs, quand on offrit de les affranchir, aient opposé de grandes résistances. C’est une preuve que leur condition non seulement était heureuse, mais qu’il la trouvaient telle.

Le trait le plus fameux de ces résistances eut lieu quand le roi Louis le Hutin décréta, l’année 1315, l’affranchissement de tous les serfs sur ses domaines. Ce décret fut si peu suivi que, trois ans après, le successeur de ce prince, Philippe le Long, eut à renouveler le pareil.

Il est vrai que la franchise ne devait être accordée que pour de l’argent ; mais nous savons par assez de témoignages que ce n’était pas alors l’argent qui manquait aux serfs. Seulement le servage leur conférait des droits qu’ils ne voulaient pas abandonner. Ainsi, beaucoup plus tard, en 1711, le duc de Lorraine Léopold ayant décrété l’affranchissement des serfs dans son duché, ceux-ci présentèrent une requête en forme au duc contre le décret.

Avant celui du roi de France, nous voyons les serfs de Pierrefonds affranchis. C’était au temps de Philippe III le Hardi. Depuis que cela eut eu lieu, on leur défendit le mariage des femmes serves, qui les eût fait retomber en servage. Qu’arriva-t-il ? Loin de garder cette défense, ils s’empressèrent de la violer, afin de retrouver leur ancienne condition. Dans le même genre toujours, Guérard nous montre des serfs affranchis qui se redonnent à l’Eglise ; c’était à l’abbaye de Saint-Père de Chartres.

Aussi bien, si l’on remonte aux origines, on ne trouve pas seulement dans le servage l’amendement d’un état plus ancien, je veux dire l’esclavage heureusement corrigé. Cela peut être ferait mal comprendre que les hommes aient eu dans la suite tant d’attachement à cet état.

Il faut savoir que nombre d’entre eux y étaient entrés volontairement. L’exemple d’hommes libres qui se font serfs est extrêmement fréquent au Moyen Age. Ces exemples sont cause que le nombre des serfs, qui sans cela eût diminué, augmente au contraire dans le VIII siècle. Il faut voir le tableau de ce mouvement dans les Transformations de la Royauté de Fustel de Coulanges, au livre IV, chapitre VIII, sous ce titre :

« Pourquoi les classes inférieures ont accepté le régime féodal. »

Beaumanoir a gardé le souvenir de quelque partie de ces origines.

« Les uns, dit-il, sont venus (en servage) parce qu’ils se vendaient par pauvreté et convoitise d*avoir. »

Fustel cite vingt exemples où la volonté est d’accord avec l’intérêt pour mettre les hommes en servage. Les causes de cette volonté étaient les mêmes qui faisaient établir à tous les degrés le régime féodal : le morcellement de l’autorité, l’insécurité produite par la guerre, la peur de l’invasion normande. Sans l’engagement que prenait le seigneur de les défendre, les petits ne pouvaient éviter de périr ; un pacte avec celui-ci les sauvait.

En échange de sa protection, ils cultivaient pour lui la terre : cet engagement direct de la production et de la force l’une envers l’autre eut pour effet de sauver la société de sa propre dissolution et des coups que lui portaient les Barbares.

Le château protégea le labour, qui le nourrissait. Telle est, après le tableau donné plus haut de la condition elle-même, la justification proprement historique et inattaquable du servage.

« Six siècles plus tard, dit Fustel de Coulanges, les hommes n’avaient que haine pour ces forteresses seigneuriales. Au moment où elles s’élevèrent, ils ne sentirent qu’amour et reconnaissance. Elles n’étaient pas faites contre eux, mais pour eux. Les générations modernes ne savent plus ce que c’est que le danger. Elles ne savent plus ce que c’est que de trembler chaque jour pour sa moisson, pour son pain de l’année, pour sa chaumière, pour sa vie, pour sa femme et pour ses enfants. Elles ne savent plus ce que devient l’âme sous le poids d’une telle terreur, et quand cette terreur dure quatre-vingts ans sans trêve ni merci. Elles ne savent plus ce que c’est que le besoin d’être sauvé. »

Sauvés, ils le furent, et l’état de la société dès le XIII siècle en est la preuve. A cette époque, le servage allait s’abolissant partout. En Normandie on ne trouve plus un seul serf depuis la fin du XI siècle (Delisle). M. Brutails assure n’en rencontrer nulle part dans la province de Roussillon. En
tous lieux, dès le XV siècle, ce fut un état d’exception.

On peut demander, après cette histoire terminée, d’où vient qu’il a été si facile de faire prendre le change à l’opinion, de faire passer sous des couleurs si noires une si bienfaisante institution. N’en dissimulons pas le motif. C’est que le servage fut une sujétion. Tout ce que je viens de dire n’empêchera pas qu’on n’en juge défavorablement, si l’on refuse de le juger avec d’autres idées que celles de ce temps-ci.

Nous nous sommes emplis d’une idée de la liberté que choque la condition des serfs. Il faut abdiquer cette idée et la mettre à son rang d’opinion éphémère, particulière à notre époque, si nous voulons prendre des faits de l’histoire et du servage l’impression qui convient. C’est que les serfs ni personne alors n’avaient cette idée de la liberté. Ils la subordonnaient à la sécurité ; ils ne la concevaient pas en soi, dans son essence. Les hommes de ce temps faisaient peu de cas d’une faculté que n’accompagnaient pas les effets : liberté sans puissance ne les séduisait point ; volontiers ils sacrifiaient aux droits de la hiérarchie les libertés dont leur propre faiblesse leur ôtait l’usage.

La sujétion de l’homme à l’homme n’offensait en eux nul sentiment d’égalité et de justice ; ils trouvaient naturel que le puissant fût maître et que le faible lui obéît. Même ils voyaient dans ce système ce qui y est, à savoir un accroissement de puissance, partant de liberté, pour le faible. Ils sentaient le profit d’être serfs et sujets ; ils ne rougissaient pas de se dire tels.

Plusieurs en rougissent pour eux et n’en ont pas moins entrepris de prouver que le servage fut acceptable. Dans un intérêt d’apologie de l’Eglise, qui souffrait cet état, aussi bien que de l’ancien régime, ils ont essayé une défense à laquelle leur pensée intime répugne.

Catholiques et conservateurs, pleins d’idées empruntées à la Révolution, ils n’ont pas aperçu que la condition du serf est une des épreuves les plus fortes des doctrines de libéralisme. Ces doctrines la condamnent invinciblement. Sur ce point il n’est pas de bonnes intentions qui tiennent. Si vous admirez le 4 Août, si vous croyez à la liberté-principe, si vous mettez la dignité de l’homme, le prix essentiel de sa vie, à posséder cette liberté, vous ne ferez point accepter l’institution de servage, vous ne l’accepterez pas vous-même, vous n’en pourrez ni comprendre ni faire comprendre la nature : ce champ de l’histoire vous restera fermé. Et les apologies que vous en entreprendrez ne paraîtront aux tenants de l’affranchissement des hommes que ce qu’elles sont : un simulacre de défense d’une cause perdue chez vous et un débile plaidoyer de parti.

Mais, pour passer de ce plaidoyer à la vraie lumière de l’histoire, il ne faut que voir de quelle manière les hommes portaient cette sujétion et quelle confusion se faisait dans l’esprit des peuples entre les conditions de serf, d’affranchi, de colon et de vilain libre. C’était comme l’échelle continue qui du servage menait à la liberté.

Dans un temps où le premier de ces mots eût emporté le discrédit de la personne, quelle précaution les autres conditions n’eussent-elles pas prise pour n’y être pas confondues! C’est tout le contraire que nous voyons. Il n’est pas jusqu’au fameux droit de poursuite, exercé de la part du maître, dont on ne trouve, au milieu de ces conditions voisines, les frontières incertaines et changeantes. Aussi bien, ne nous étonnons pas que, les idées venant à changer, ce qui fut excellent ait pu paraître odieux. N’en faisons même aucun reproche aux hommes.

Le temps vint où le nom de servage déplut, où la qualité de serf passa pour dégradante. L’amour-propre joua dans cette affaire son rôle. Il tint légitimement celui que l’esprit révolutionnaire fait jouer indûment au droit métaphysique. Sous l’empire d’un tel sentiment, les affranchissements peu à peu s’imposèrent. Près de ceux qui les refusent comme onéreux, paraissent ceux que le nom d’homme libre rend fiers. J’omets les cas, nombreux sans doute, où les serfs y trouvaient en outre la satisfaction de leur intérêt.

En 1368, Enguerrand de Coucy affranchit les hommes de sa baronnie, parce qu’ils désertent. En 1364, Guillaume Choiseul se plaint que des paysans de condition servile laissent leurs maisons en ruine, pour se retirer dans les villes franches. L’institution se décrédite peu à peu. La diffamation du servage se présente dès le XIII siècle.

J’ai dit que Beaumanoir en fournit un exemple. Un autre fort curieux est celui du moine de Muri, rapporté ar M. Flach et par Laboulaye. Ce moine raconte avec indignation, d’après quelques documents anciens, l’histtoire de paysans foulés par un seigneur. Les époques ont si bien changé que la morale qu’il en tire est tout à contresens.

Laboulaye prétend en recueillir un argument contre le servage ; on y voit simplement l’erreur du chroniqueur. Le moine de Muri avoue que les paysans eux-mêmes avaient demandé à être protégés. Là-dessus, dit-il, le seigneur « ordonne qu’ils servent à lui comme s’ils étaient ses domestiques. ».

Tels sont justement les effets ordinaires d’une pareille demande de protection. « Il défendait, ajoute le moine, d’aller couper du bois dans sa forêt à qui ne lui donnait pas deux poulets par an. »

Voilà ce comble d’exaction ! Voilà ce dont la pensée n’était plus supportée, quand écrit le moine de Muri ! Voilà ce qui passe alors pour un témoin de scandale dans le passé I Pour nous qui comprenons mieux que lui le sens de l’histoire, nous n’y voyons qu’un fait le plus naturel du monde, selon les idées et les besoins du temps. Nous voyons la même chose dans ce mot de Beaumanoir :

« Les autres sont venus (en servage) parce qu’ils n’ont eu pouvoir d’eux défendre des seigneurs, qui à tort et à force les ont attraits à servitude. »

Dans cet ordre de témoignages, on sait que le plus frappant vient des serfs de Saint-Claude qui, à la fin du XVIII siècle, demandèrent leur affranchissement, et dont Voltaire prit la défense. Très exactement ce qu’ils voulaient était de pouvoir hypothéquer sans le consentement de l’abbaye qui les tenait en vasselage. On sait quel tapage incroyable fut mené à cette occasion, et comment le préjugé moderne en cette matière se rattache à cet éclat décisif.

Il reste à dire pourquoi et dans quelle intention la dévotion affranchissait les serfs, pourquoi plusieurs autres formules du temps semblent décrier l’état de servage. Les chartes d’affranchissement sont pleines de réflexions pieuses et de formules de spiritualité. De bons catholiques en ont pris occasion pour voir dans ces chartes l’effet de la charité ; ils ont imaginé que celle-ci faisait un devoir d’affranchir les serfs.

Cette supposition ne s’accorde pas avec ce que nous venons de voir. La vérité et que ces chartes ne mentionnent jamais le fait comme une justice rendue, mais comme un sacrifice consommé. L’une parle du précepte de Jésus-Christ aux chrétiens, « de remettre à leurs débiteurs ce qui leur était dû, afin de pouvoir eux-mêmes attendre du souverain Juge la grâce de leurs fautes ».

Une autre s’exprime ainsi : « Mû par la crainte des tourments éternels à la fois et par l’amour de Dieu tout-puissant qui a dit : Solve fasciculos deprimentes et omne onus disrumpe » (Desserrez les dépressions et éclatez toutes les charges – Google trad )…

Tout ceci ne contient rien qui ne se pût dire à l’occasion de quelque acte de renoncement que ce soit, louable en soi et à l’égard de celui qui le pratique, non imposé dans son objet et par l’intérêt de celui qui l’éprouve.

Le libéralisme moderne n’a pas moins fait d’état de certaines autres formules. Celle de la charte d’affranchissement de Louis le Hutin est célèbre.

« Selon le droit de nature, dit cette charte, chacun doit être franc. »

On a vanté là-dedans une anticipation et comme la préface des Droits de l’homme. Mais une pareille interprétation n’est l’effet que de l’illusion révolutionnaire, qui confère rétrospectivement une importance à ces mots-là. Jamais ceux qui les ont employés n’eurent l’intention d’y mettre ce qu’on croit. Des formules de ce genre se lisent partout ; on les trouve jusque dans le code Justinien.

Le mélange de la religion n’y fait rien, et l’on ne sera pas plus avancé pour avoir cité la charte de Charles de Valois en 1311 :

« Créature humaine qui est formée à l’image de Dieu doit généralement être franche de droit naturel » ;

ou le mot fameux de Beaumanoir :

« C’est grands maux quand un chrétien est de serve condition. »

Chez ce dernier, c’est le préjugé qui parle ; chez les autres, il s’agit simplement de quelques formules protocolaires, dont il convient d’accompagner l’octroi de la franchise aux serfs. Faisant à ceux-ci ce présent, on y ajoute cette politesse. Comme il s’agit de relever la condition d’un homme, on ne manque pas de lui faire honneur de sa nature et de sa religion. En dépit de tout cela, nous constatons que ce qui demeura longtemps de serfs non affranchis continua communément d’estimer sa condition.

Il faut avouer qu’elle avait bien changé depuis le Moyen Age. Les droits de poursuite et de formariage étaient entièrement abolis. L’héritage se rachetait pour un bichet de seigle. Un bénédictin, dom Grappin, dans un mémoire sur la Mainmorte, présenté en 1779 à l’Académie de Besançon, porte au sujet du servage en ce temps-là cet intéressant témoignage :

« Pourquoi avons-nous des communautés (c’est-à-dire communes) entières qui ont mieux aimé conserver la macule d’origine que d’acheter au prix d’une somme modique la liberté qu’on leur offrait ? C’est qu’elles croient trouver dans le sein de la mainmorte une source de richesse, comme elle en est une de population et d’industrie ; c’est que la défense d’aliéner sans l’agrément du seigneur empêche la dissipation des biens : c’est qu’ils ont l’exemple des villages affranchis, dont les habitants ne sont plus que les fermiers des fonds qu’autrefois ils possédaient en propre ; de sorte qu’aujourd’hui, dit le président Bouhier, presque tous les habitants des terres sont misérables et les villages beaucoup moins peuplés que quand ils étaient en mainmorte. »

Qu’on cesse donc de peindre sous les couleurs de la barbarie ou de l’esclavage ce qui dans l’origine fut un trait d’humanité. Cette vertu, suivant Dumoulin, a bien fait des mainmortables, et d’abord il y eut dix mille Français qui, sous François Ier et Henri II, trouvèrent un asile au comté de Bourgogne avec des terres qu’on leur abandonna sous la condition de mainmorte.

Les hommes libres se crurent heureux sans doute en devenant propriétaires, malgré la réversion de leurs campagnes en cas de mort sans enfants légitimes. Voilà ce qu’on pouvait écrire, à la veille de la Révolution, de ce qui demeurait en France de restes lointains du servage. On voit qu’à travers tant d’années, et jusque dans son effacement, l’institution ne déméritait point. Il n’y a pas de meilleure réponse à faire au scandale voltairien des serfs de Saint-Claude.

Louis XVI abolit en 1779 tout ce qui subsistait en ce genre. Les historiens conservateurs et autres ont faussement dépeint cet événement comme le terme fatal des conquêtes que faisait l’esprit de liberté en marche depuis le XIV’ siècle.

Dans un article du plus grand intérêt, tout imbu des meilleures doctrines de Le Play, dont il aura été le disciple le plus exact, le regretté M. Delaire oppose à ce point de vue des considérations définitives. La disparition du servage, dit-il, n’a été « ni révolutionnaire par son but », ni « théorique dans son origine » ; elle a été « l’oeuvre graduelle du temps ». A mesure que la féodalité remplissait mieux son rôle et réglait le désordre, à mesure la prospérité des classes inférieures s’établit.

De cette prospérité vint l’émancipation. « En tout temps, dit M. Delaire, la féodalité s’est constituée surtout pour les besoins des faibles et des petits, qui cherchaient à obtenir en échange de leurs services la protection des puissants et des forts. Tant que ceux-ci eurent des forêts et d’autres sols à défricher, ils eurent intérêt à s’attacher les rejetons des paysans et ne craignirent pas de lier par la coutume l’avenir de leur propre famille aux générations successives de leurs tenanciers.

Grâce aux établissements nouveaux, les seigneurs voyaient s’accroître continûment les produits de leurs domaines, et les paysans, garantis contre les éventualités fâcheuses, trouvaient d’amples ressources dans la culture de leur patrimoine ou la jouissance des droits d’usage.

« Cet état de bien-être, dont l’érudition moderne retrouve sans cesse de nouveaux témoignages, s’est partout altéré, dès que le sol disponible a commencé à faire défaut. Les propriétaires, loin de s’autoriser de la tradition pour retenir les jeunes ménages au sol natal, trouvèrent profit à les affranchir, afin de se soustraire aux charges d’assistance que la coutume imposait et que l’occupation complète du territoire rendait plus onéreuses. Là fut en Occident la cause spontanée de l’émancipation des serfs et de l’élévation graduelle des populations rurales.

Enfin les redevances en nature, puis en argent, furent substituées à la corvée, le tout racheté sous forme de bail à cens, c’est-à-dire de rente perpétuelle. Ainsi, la disparition même du servage n’emporte aucun décri de cette institution. C’est qu’en accord d’une part avec les circonstances, elle ne renfermait d’autre part rien qui ne convînt aux hommes à l’usage desquels elle était faite. Loin de choquer en eux rien d’essentiel, jamais aucune institution peut-être n’eut autant de quoi les rassurer. C’est avec raison que Fustel a pu dire que de tous les régimes la féodalité est celui qui eut ses racines « au plus profond de la nature humaine ».

Source : Les préjugés ennemis de l’histoire de France – Louis Dimier – 1917 ( MCMXVII )

Publié par Napo

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