La ressemblance qui existe entre un esprit angélique et l’âme humaine après la mort, et l’habitude que nous avons d’attribuer aux âmes séparées ce qui est propre aux anges, peuvent expliquer l’opinion si répandue qui veut que nos âmes, après la mort, soient capables d’agir sur les objets matériels de la même manière que les anges agissent sur eux, c’est-à-dire en les transférant d’un lieu à un autre.
Cela est une erreur, les âmes séparées n’ayant pas de pouvoir naturel sur les éléments de la matière.
Nous disons pouvoir naturel, car nous ne nions pas que Dieu puisse, par une intervention extraordinaire, accorder à l’âme un pouvoir pareil à celui que possèdent les anges, du même genre que celui accordé à l’âme de Moise, quand ce législateur des juifs conversa avec Jésus-Christ sur le Thabor. Mais nous n’avons pas ici l’intention de parler des interventions extraordinaires de la puissance divine : nous ne traitons que de ce qui se produit dans la marche ordinaire des choses.
La raison de ce que nous affirmons ici se trouve dans ce principe, que l’âme humaine étant déterminée dans son essence par son rapport avec son corps, au point de ne former qu’un seul et même tout avec lui, n’a pas de puissance motrice naturelle, sauf sur le corps particulier qu’elle anime, tandis que la puissance motrice des anges s’étend naturellement à toute espèce de corps, précisément parce que ces purs esprits ne sont liés dans leur essence à aucun corps particulier.
En d’autres mots, nous pouvons dire que l’énergie motrice de notre âme, limitée en elle-même par sa propre nature, est restreinte au corps qu’elle informe, de telle sorte qu’elle s’y dépense, pour ainsi dire, complètement. D’autre part, bien que le nouvel état acquis par l’âme désincarnée amène un grand changement dans sa manière de comprendre, aucune condition n’existe pour elle, qui exige alors un changement dans sa manière d’opérer par rapport aux substances matérielles, et ainsi l’âme séparée est parfaitement incapable de mouvoir le plus petit élément de la matière.
Et la question n’est pas ici entre une âme et une autre, entre un corps plus lourd ou un corps plus léger ; car, du fait que l’âme humaine, en général, est, dans son essence même, ordonnée à informer et mouvoir une substance matérielle déterminée qui est son propre corps, elle ne peut mouvoir un autre corps matériel, quel qu’il soit. Nous irons plus loin et dirons que l’âme désincarnée non seulement ne possède pas le pouvoir naturel de mouvoir des corps, même celui auquel elle était unie pendant la vie, mais ne peut même pas se mouvoir elle-même, ayant perdu par la mort ce pouvoir de locomotion qu’elle possédait étant unie au corps.
En effet, en vertu de la proportion naturelle existant entre l’âme et le corps, ce pouvoir de locomotion, bien qu’enraciné dans l’âme, réside, formellement comme dans son siège propre, dans le composé, c’est-à-dire dans l’âme et le corps unis substantiellement. Il cesse donc d’exister positivement à la mort, de même que cessent les autres facultés matérielles ou organiques, telles que la vue, l’ouïe ou l’imagination.
Par conséquent l’âme, après la mort, non seulement est incapable de mouvoir un corps quel qu’il soit, mais elle ne peut même pas se déplacer d’un lieu à un autre. Elle doit naturellement demeurer pour ainsi dire immobilisée dans un lieu déterminé. Nous devons donc conclure que le pouvoir possédé par notre âme de mouvoir notre corps ne dure que le temps de la vie présente. L’âme après la mort ne peut plus mettre en mouvement ce qui fut jadis son propre corps, le lien qui les unissait l’un à l’autre ayant été complètement rompu.
Mais bien que l’âme séparée ne puisse, de par son pouvoir naturel, mouvoir aucun corps quel qu’il soit, elle doit cependant nécessairement adhérer à quelque élément matériel, cet élément étant une condition essentielle de sa localisation. De fait, l’élément matériel par lequel l’âme est localisée est, comme la foi nous l’enseigne, ou le ciel, ou l’enfer ou le purgatoire, suivant que l’âme est sauvée, ou perdue éternellement, ou bien destinée à une purification temporaire. Cependant, quand nous disons que l’âme est localisée par le ciel, par l’enfer ou par le purgatoire, nous n’excluons pas le fait que, par une disposition spéciale de la Providence divine, elle puisse quitter, pour un temps donné, ces lieux qu’elle doit ensuite réintégrer.
Si l’on demande pourquoi l’âme séparée, au cas où elle n’aurait pas été élevée à l’ordre surnaturel, c’est-à-dire au cas où elle n’aurait pas été destinée, par ses mérites ou démérites, à un lieu de bonheur parfait dans le ciel, de malheur complet en enfer, ou d’expiation dans le purgatoire, serait obligée de demeurer immobile là où sont ses cendres, la réponse est que, n’ayant plus aucune relation avec les corps, excepté toutefois son propre corps envers lequel elle conserve un certain ordre de dépendance, comme nous l’avons expliqué, elle doit, sauf une disposition spéciale et extraordinaire de la Providence, demeurer dans sa propre dépouille, non pas comme une forme demeure dans la matière qui lui est propre, ni comme une force de mouvement dans une matière qui est sienne, mais seulement comme dans un corps qui lui a appartenu et avec lequel elle a eu, pendant la vie présente, des liens intimes.
D’où il suit que si l’homme n’avait pas été élevé à l’ordre surnaturel, selon lequel sa fin dernière consiste soit dans la vision de Dieu face à face, soit dans la perte totale de cette suprême béatitude, nous dirions que l’âme séparée demeure localisée par ce qui fut son corps et qu’elle est obligée de s’attacher à lui pour toujours. Ceci explique, en partie, la superstition païenne des libations répandues sur les cendres des morts, acte religieux, motivé par la persuasion que l’âme survivante est attachée à ses cendres et bénéficie réellement de cet acte de piété offert à ce qui a été, pendant la vie, son compagnon inséparable.
Il est facile de comprendre également, d’après ce que nous avons dit, pourquoi les païens tenaient tant à ce que les corps des époux, des amis et des parents fussent inhumés dans une seule et même tombe. La philosophie naturelle leur donnait, non sans fondement, la persuasion que les âmes ayant leur demeure là où sont les corps, le voisinage des corps serait, pour des personnes qui s’étaient aimées durant la vie, un gage de bonheur tout spécial.
Réponse à quelques objections
Tout d’abord on nous objecte que la faculté motrice que nous possédons n’est pas une faculté immanente, telles que le sont, par exemple, notre imagination et notre puissance visuelle ou auditive, mais qu’elle appartient à la catégorie des forces qui déploient leur action en dehors du sujet, telle qu’est chez nous la faculté du langage. Or, disent les adversaires, il est évident qu’une faculté organique, dont l’opération est immanente, ne peut agir sinon d’une manière organique.
C’est ainsi que, par exemple, nous ne pouvons voir sans faire usage de nos yeux ou nous représenter à nous-mêmes quelque objet sans l’aide de notre imagination. Mais on ne peut en dire de même d’une faculté organique dont l’opération est transitive, c’est-à-dire dont l’opération s’accomplit en dehors du sujet ; d’où il suit qu’il n’est nullement prouvé que la faculté motrice de l’âme séparée ne puisse agir sur une matière étrangère et ainsi mouvoir les corps d’un lieu à un autre.
Ne voyons-nous pas, d’ailleurs, que l’exercice initial de notre faculté motrice est inorganique, étant déterminé par un mouvement de notre volonté, laquelle est une faculté essentiellement inorganique ? Nous répondons à ceci qu’une faculté organique, soit qu’elle ait une action immanente, soit qu’elle ait une action transitive dans le sens indiqué plus haut, ne peut jamais s’exercer, même dans son mouvement initial, sans le concours d’un organe, c’est-à-dire sans le concours du corps auquel elle est unie. Les deux agents vont toujours ensemble et attribuer à notre faculté de locomotion une action inorganique c’est ignorer le mode d’agir qui lui est propre.
On ne peut pas dire non plus que l’exercice initial de notre faculté motrice, pendant cette vie, soit inorganique ou qu’il y ait, cachée dans l’âme pendant son union avec le corps, outre la faculté motrice organique, une autre faculté capable de mouvoir les corps inorganiquement, laquelle faculté se mettrait en jeu seulement après la mort.
En effet, si l’exercice initial de la faculté motrice en nous est, durant cette vie, inorganique, c’est seulement en ce sens que notre volonté, qui est inorganique, commande chacun de nos mouvements locaux ; mais ces mouvements procèdent de notre faculté motrice organique par laquelle ils sont mis en exercice, aucun mouvement local ne pouvant avoir lieu sauf par le moyen de nos organes corporels. On ne peut davantage faire appel à une motricité inorganique qui serait latente au plus intime de notre âme, et inopérante pendant la vie actuelle, mais qui se mettrait en action dès que l’âme est séparée du corps.
Une telle supposition, inventée par les opposants de la doctrine thomiste, pourrait peut-être se soutenir si, comme le veulent certains philosophes, notre âme était unie à notre corps à la manière dont un ressort est uni à la roue qu’il met en mouvement, et s’il existait, dans la substance de l’âme, une certaine forme corporelle qui servît de lien entre elle et le corps. Mais cette opinion contredit ouvertement le principe fondamental de l’union de l’âme avec le corps dont elle est essentiellement la forme.
En vertu de ce principe, l’âme meut le corps immédiatement et formellement par elle-même, puisqu’elle est unie au corps comme une forme l’est à la matière qui est sienne et qui constitue avec elle une seule substance complète. Il est donc impossible que l’âme mette en mouvement aucun corps autre que le sien, et elle ne peut d’ailleurs mouvoir celui-ci que lorsqu’elle lui est formellement unie, c’est-à-dire pendant la vie présente ou après la résurrection. Ils insinuent encore qu’il appartient aux âmes séparées de gouverner les hommes vivant sur la terre, afin de les porter au bien et de les écarter du mal. Or, pour ce faire, ces âmes doivent être douées du pouvoir de mouvoir les corps localement, pour qu’elles puissent apparaître aux hommes sous des formes empruntées.
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Mais cette opinion ne peut pas davantage se soutenir, car selon l’enseignement de l’Église, la mission de gouverner le monde raisonnable aussi bien que le monde privé de raison appartient en propre aux anges qui, s’ils sont bons, agissent comme ministres de Dieu pour le bonheur de la race humaine, et s’ils sont mauvais, ont la permission de nous tenter, afin que, en résistant à leurs suggestions, nous puissions recevoir un accroissement de vertu et de grâce.
Enfin ces mêmes adversaires de l’école thomiste font appel à l’état de l’âme humaine après la résurrection du corps. Nos corps, disent-ils, acquerront alors le don d’agilité, par laquelle notre âme sera capable de transporter à volonté, d’une manière inorganique, ce corps qui est nôtre d’un lieu à un autre, et cela, ajoutent-ils, est un transfert inorganique tel précisément que nous le proclamons accompli par les anges.
Nous répondons à ceci que le don d’agilité chez les Saints, après la résurrection, ne peut en aucune manière s’expliquer par le moyen d’une action inorganique, puisque la vie sensitive leur sera rendue alors dans toute sa plénitude. L’âme, après la résurrection, mettra son corps en mouvement par l’entremise de ses organes, comme c’est le cas dans la vie présente, la seule différence étant que le corps obéira alors entièrement au commandement de l’âme, se prêtant de lui-même à suivre avec promptitude et sans la moindre difficulté tous les mouvements et toutes les directions de l’âme.
Disons donc, pour conclure, que la philosophie thomiste, qui en fin de compte exprime fidèlement la doctrine catholique, rejette entièrement l’idée que les âmes séparées possèdent un pouvoir direct sur les éléments de la matière corporelle.
Source : Le monde invisible – Cardinal Lépicier – 1931